Stylist

L’o-graisse

- aude walker rédactrice en chef

“SA MÈRE EST SOUS LE CHOC. PERSONNE N’A JAMAIS OSÉ”

On la dit obsessionn­elle. Elle se pense principale­ment hédoniste. La nourriture est à ses yeux une affaire sérieuse méritant déférence, études supérieure­s et liturgie maîtrisée. Nourriture pour elle = générosité = GRAS. Donc tout individu affichant quelque réserve quant à l’alimentati­on est une petite crotte mesquine n’appelant que mépris et hargne non jugulée. C’est pour cette raison que plane toujours sur ses invitation­s à dîner un nuage sombre chargé de clous et d’éclats de verre. Son fils, depuis l’âge adulte, évite donc soigneusem­ent d’embarquer ses compagnons dans ces repas maternels construits comme un rite d’initiation de gang (p.44). L’adolescenc­e au côté de cette mère dévorante l’avait achevé. Il ne compte plus les petits amis ayant eu le malheur d’afficher un rictus mal contrôlé en réaction à l’annonce de ce plat fabuleux à base de cervelle de mouton ou ayant bu trop vite une large rasade de vin pour faire filer fissa ce rognon suintant le beurre au fond de leur estomac. Ils étaient tous, sans exception, sortis traumatisé­s de la tablée infernale. Aujourd’hui, il est sûr que la quasi-totalité de ses peines de coeur de jeune homme est liée à ça, à elle, à la cervelle de mouton. Mais là, impossible de l’éviter. La force de ce nouvel amour, ce petit garçon qui arrive dans quelques mois, ses 40 ans… Depuis que le rendez-vous est pris, il a noué malgré lui un voeu de silence. En entrant, alors qu’elle l’embrasse avec cette intensité de boeuf bourguigno­n qui l’a amputé de lui-même pendant des années, il est pris d’une nausée : il aurait dû la prévenir. « Paul est OR-THO-RE-XI-QUE. » Le mot lui semble imprononça­ble. Dès l’apéro, elle passe à l’attaque. Les tartines de lardo di Colonnata, la mortadelle truffée… Tout est accueilli par un refus sans appel. Son mec, bien au chaud dans son trouble du comporteme­nt alimentair­e, qui l’a si bien habitué à essuyer des incompréhe­nsions, n’a même pas l’air mal à l’aise. Alors que lui s’enfonce dans une mer de gras à force de manger ce que son compagnon ne mange pas. Et que sa mère est sous le choc. Personne n’a jamais osé. À table, un silence de messe leur tombe dessus lorsqu’elle apporte ses os à moelle et son gratin et qu’il fait un petit geste barrière avec la main « non, merci. De l’eau, ça ira très bien ». Sa mère reste debout, figée, les bras tremblant sous le poids des plats. Cela dure aussi longtemps que la cuisson d’un agneau. Il croit mourir. Le calvaire s’achève quand elle lâche les deux plats qui viennent se fracasser au sol. Elle semble essuyer quelques larmes, enjambe la moelle et les pommes de terre maculant le tapis et vient s’asseoir à côté de lui. « Est-ce que vous pouvez me servir un verre d’eau, s’il vous plaît ?» Pour la première fois depuis longtemps, il la voit sourire et entrevoit chez elle celle qu’elle a été avant d’être mère-ogresse.

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