FILM DERNIER SOUPIR
Les films de danse ont pas mal changé d’ambiance depuis Grease et Sexy Dance 3D.
Idée chelou que de remaker
Suspiria. Aussi chelou que de remaker par exemple les Voyelles de Rimbaud, ou un dripping de Pollock, ou encore la dernière création en pâte à sel de votre neveu : c’est-à-dire prendre un objet qui relèverait de la pure fulgurance, et s’employer à le reconstituer au détail, avec une précision d’orfèvre, en s’efforçant d’ignorer que justement, le geste impulsif que vous tâchez d’imiter n’a pu s’encombrer, lui, d’aucune espèce d’orfèvrerie. Le truc en pâte à sel,
en l’occurrence, est un film : l’histoire d’une jeune danseuse intégrant une prestigieuse compagnie, qui s’avère bientôt la façade d’une mystérieuse sororité
occulte. Il est aussi l’opus magnum de Dario Argento, maître de l’épouvante gothique à l’italienne, qui a conçu ce délirium originel en 1977 à la frontière des textes d’un poète britannique opiomane (Suspiria de Profundis de Thomas de Quincey), des contes de Grimm et de Disney (dont il serait un pastiche horrifique), et de ses propres souvenirs d’enfance dans un pensionnat tape-dur. Ce que Luca Guadagnino en tire est non seulement un remake, mais carrément une sorte de director’s cut imaginaire – 54 minutes de plus que l’original. Il troque le décor « maison de poupée » d’argento pour un fantasme d’imagerie allemande vintage (orage perpétuel, brasseries vieillottes, grandes artères désertes taggées de slogans politiques, manteaux ternes d’un chic indépassable) et se réapproprie toute une panoplie stylistique faite de zooms intempestifs, d’angles habilement déformants, de monochromes (rouges, évidemment), d’irruptions de montage entre le poème visuel et l’imitation de cauchemar. Six mois après la romance solaire de
Call Me By Your Name et sa mise en scène de velours chauffée au soleil toscan, c’est le pari de l’extrême inverse – donc mise en scène râpeuse et pluie fribourgeoise. Mais surtout le pari d’un vertige théorique : à l’instar du Psychose de Gus Van Sant, qui reprenait plan pour plan le Hitchcock, on tient là un objet d’aucune époque, insituable, un sommet de trouble et de confusion des genres. Un Suspiria augmenté, plus du tout secret et ténu, mais élargi et triomphant, maîtrisé comme un grand spectacle. T.R. Suspiria de Luca Guadagnino avec Dakota Johnson, Tilda Swinton, Mia Goth, durée : 2 h 32.