Stylist

Une nana d’enfer

Si on avait mieux écouté Lilith, la première démone de l’humanité, la société aurait peut-être été un peu meilleure (et sûrement plus égalitaire).

- Par Pauline Brulez - Illustrati­on Emil Ferris

Je n’ai jamais la reconnaiss­ance que je mérite. Je suis la mère des démons, la concubine de Satan. Je suis Lilith […], la future reine de l’enfer.» C’est ainsi que Lilith révèle son identité – et son seum persistant – dans le dernier épisode de la série Les Nouvelles

Aventures de Sabrina diffusée sur Netflix, depuis fin octobre. Vêtue d’une robe fourreau rouge sang, elle dévoile finalement son véritable visage : celui d’un squelette aux yeux globuleux, verdâtre et calciné. Mi-belle gosse, mi-monstre terrifiant, Lilith a tout pour être la démone absolue. La pop culture ne s’y est pas trompée et l’utilise partout : un titre de Björk, une saison de True Blood (où son nom est donné à une vampire surpuissan­te en quête de vengeance), le jeu vidéo Sims où son perso est une ado gothique difficile à gérer ou encore les tubes pornos où pullulent les Lilith à tendance SM. Bref, globalemen­t, elle n’incarne pas la douceur angevine. Pourtant, comme toutes celles qui ont été diabolisée­s un peu trop faroucheme­nt, Lilith est d’abord une femme qui a juste voulu jouer avec ses propres règles (attention, aucun jeu de mots). Mais en pleine époque de réconcilia­tion avec les sorcières, Lilith reste encore abandonnée dans les recoins mal rangés de l’enfer. Pas la reconnaiss­ance qu’elle mérite ? À Stylist, on a décidé de ne pas laisser Lilith dans un coin. PREMIER DIVORCE Dans la tradition chrétienne, la première femme, c’est Eve. Mais dans la tradition juive, Adam a eu, avant Eve, une autre compagne : Lilith. Une union qui a mal tourné et qui a relégué Lilith dans les tréfonds de l’histoire. Pourtant, en termes de role model féminin, Lilith était bien plus intéressan­te qu’eve, issue de la côte d’adam et du désir masculin. Lilith est en effet, dès son apparition, une création indépendan­te de celle d’adam. Qu’elle soit, selon les différents textes (dans le Zohar, le Talmud ou la Torah), issue de la même argile qu’adam ou d’un mélange de boue et d’immondices, Lilith est depuis son origine l’égale de son compagnon. Et a ses propres désirs, notamment sexuels. C’est là que ça commence à coincer avec Adam, effrayé par les exigences de Lilith. Il tente de la raisonner, Lilith se rebelle et s’enfuit du Paradis, allant jusqu’à décliner l’invitation des anges envoyés par Dieu qui la somment de rentrer au bercail. Adam prend alors Eve pour femme tandis que Lilith finit par épouser un rebound guy en Enfer : Satan (ou selon certaines versions Samaël, le prince des anges déchus) qui, malgré de nombreux travers, était

beaucoup plus ouvert à une relation égalitaire. Sur la base de cette histoire, Lilith devient une démone récurrente des contes et de la littératur­e ésotérique juive où elle est toujours une figure de la nuit, qui tue les enfants quand elle ne les vole pas à la naissance. Pas très étonnant quand on sait que, déjà dans les liturgies sumérienne­s, Lilith est une prostituée sacrée et que sa descriptio­n sur les tablettes d’argile est considérée comme la première évocation écrite de la lascivité féminine. Après le Moyen-âge, Lilith devient donc naturellem­ent dans les légendes islamiques la reine des succubes et une figure de l’onanisme. Quant à la tradition chrétienne, elle l’oublie jusqu’au XVIE siècle, bien qu’elle soit mentionnée une fois dans le Livre d’isaïe, dans L’ancien Testament. Aujourd’hui, hormis dans la pop culture, c’est surtout chez les démonologu­es amateurs que l’on parle d’elle (on vous rappelle à toutes fins utiles que la seule formation certifiée dans ce domaine est celle du Vatican). Qu’on se retrouve sur heresie.com ou dramatic.fr, taper « Lilith » dans Google c’est entamer un voyage à travers des sites internet mystiques à la mise en page noire et jaune datée Windows 98 – ambiance incantatio­ns secrètes et polices gothiques – où l’on parle de Lilith tantôt pour dénoncer des incohérenc­es religieuse­s, tantôt pour évoquer la sorcelleri­e. De page en page, on assiste à une mutation du mythe, qui varie en fonction des nombreuses traduction­s et analyses que son unique mention dans L’ancien Testament a générées, mais avec une certaine constance : elle est toujours décrite comme un personnage mythique malfaisant, qui en veut aux hommes – dont elle aspire le sperme sans jamais coucher avec eux – et aux enfants – qu’elle-même ne peut avoir, sa sexualité étant privée du pouvoir de procréatio­n.

MULTITASKI­NG

Comme celui de Méduse (transformé­e en Gorgone en punition d’avoir été violée), le destin de Lilith est une histoire de mauvais timing. Chaque fois qu’elle réapparaît dans une tradition ou dans une autre pour incarner une femme puissante et effrayante, c’est pour répondre au besoin de l’époque de diaboliser le sexe féminin. « C’est le manque d’informatio­n qui fait que chacun peut ramener le mythe de Lilith à son combat ou à son idéologie, clarifie Françoise Thébaud, historienn­e spécialist­e de l’histoire des femmes. C’est ce qui s’est passé par exemple avec Jeanne d’arc pendant la seconde guerre mondiale. Elle a autant été utilisée par Vichy parce qu’elle s’était battue contre les Anglais que par les Résistants, en tant que femme qui lutte contre le pouvoir en place. Chaque fois que les rapports entre les genres bougent, il y a une réaction de diabolisat­ion des femmes. » Parce qu’elle symbolise un désir actif, voire dévorant, Lilith a ainsi incarné toutes les « déviances » de la sexualité. Parfois décrite comme une créature monstrueus­e (jambes en forme de serpent, tête satanique ou bien personnage mi-homme mi-âne), elle est le plus souvent représenté­e comme une séductrice à la longue chevelure rousse capable de changer de sexe pour séduire qui lui plaît et ne pouvant jamais avoir d’enfants. « Jusqu’au féminisme de la deuxième vague, le seul destin des femmes était celui d’enfanter. Punir Lilith d’infertilit­é, c’était lui infliger le châtiment suprême dans une culture où celle qui n’est pas mère n’est rien », avance Françoise Thébaud. Une logique qui a été gardée bien au chaud par les auteurs masculins qui s’emparent de l’histoire de Lilith, en particulie­r au XIXE siècle. Dans son étude, Lilith ou la Première

Eve : un mythe juif tardif (1990), la sociologue Michèle Bitton précise que si certains d’entre eux, comme Anatole France, ont fait l’effort d’adoucir les traits de la démone dans leurs écrits, la plupart, Victor Hugo en tête, se sont contentés de la réduire à une jeune femme malfaisant­e. Ce n’est qu’à partir des années 70 qu’on utilise Lilith pour dénoncer la diabolisat­ion des femmes, puis comme instrument d’empowermen­t. Les premières à s’approprier son mythe sont les féministes juives qui s’interrogen­t sur les significat­ions de sa manipulati­on et font de son nom le titre d’un magazine au lectorat féminin et juif, créé en 1976. En France, ce sont les militantes du mouvement Choisir la cause des femmes qui l’utilisent pour déstigmati­ser l’avortement.

NOUVELLE FIN POUR UNE NOUVELLE VIE

Après que tout le monde a calqué ses propres angoisses morales et existentie­lles sur Lilith, la démone, qui avait pris ses cliques et ses claques d’un paradis trop étriqué pour elle, fait l’objet d’une nouvelle réécriture depuis une cinquantai­ne d’années. Et c’est donc une petite assemblée de féministes juives américaine­s qui s’y colle en 1972. Réunies à l’occasion d’un groupe d’études bibliques et théologiqu­es, elles rédigent un conte baptisé Apple Source, dans lequel émerge un nouvel happy-ending où Eve et Lilith discutent pendant des heures avant de devenir les Thelma et Louise du Jardin d’eden (la ruée vers la falaise en moins). Une fin tout en sororité qui a fini par déteindre sur les actuelles utilisatio­ns de Lilith, comme lorsqu’elle sert à expliquer le cycle menstruel et la sexualité aux enfants dans Le Trésor

de Lilith (un livre de contes financé grâce à une campagne de crowdfundi­ng en 2015) ou à baptiser le festival de musique itinérant exclusivem­ent féminin, Lilith Fair. Et si c’est l’illustrati­on qui vous ont donné la force de nous lire jusqu’ici, c’est sûrement parce qu’elle est l’oeuvre d’emil Ferris : « Lilith représente le dévouement féminin à la Terre. Elle s’est débattue contre le patriarcat et aujourd’hui, elle reste un mystère pour tous, explique l’auteure et illustratr­ice, fan absolue de Lilith qui a déjà prévu de la faire figurer dans la suite de son roman graphique Moi, ce que j’aime, c’est les

monstres (éditions Monsieur Toussaint Louverture, septembre 2018) et qui a accepté d’illustrer ce papier. Cette part de mystère est présente chez de nombreux monstres, et pour moi, c’est la clé de la créativité. C’est pour cela que je me sens connectée à elle. » L’écrivaine afro-américaine féministe Octavia E. Butler devait avoir des sentiments similaires puisqu’elle a fait de la démone le personnage principal de Lilith’s Brood, une trilogie de romans afrofuturi­stes, arrivée elle aussi en avance sur son temps à la fin des années 80. Histoire de lui rendre justice, la réalisatri­ce américaine Ava Duvernay (Selma, Un

raccourci dans le temps) est en train d’adapter au format série le premier tome. Le pitch ? Notre planète est devenue inhabitabl­e à cause d’une explosion nucléaire. Parmi les rares survivant.e.s rescapé.e.s par des aliens se trouve Lilith, une jeune femme noire qui va les aider à recréer la vie sur Terre. Et peut-être que cette fois, avec ce nouveau départ, Lilith n’aura pas à se plaindre d’un manque de reconnaiss­ance.

“LILITH EST D’ABORD UNE FEMME QUI A JUSTE VOULU JOUER AVEC SES PROPRES RÈGLES (ATTENTION, AUCUN JEU DE MOTS)”

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LES NOUVELLES AVENTURES DE SABRINA

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