Pourquoi ne dit-on pas de Barack Obama qu'il est métis ?
Qu’est-ce qui fait de Meghan Markle la première femme noire à intégrer la famille royale britannique et pourquoi ne dit-on pas de Barack Obama qu’il est métis ?
Du cas Rachel Dolezal il ne nous restait que des souvenirs lointains et confus. Une femme qui a, pendant des années, fait semblant d’être noire (et poussé l’imposture jusqu’à enseigner un cours intitulé The Black Woman’s Struggle à l’eastern Washington University), ça n’arrive pas tous les jours. Pas tous les jours, mais assez souvent pour rappeler à qui croyait encore en l’avenir du monde que nous étions bel.le.s et bien foutu.e.s : début novembre, le compte Twitter @yeahboutella révélait en effet que l’imposture à la race était plus répandue que ce que l’on pouvait penser. Sur Instagram, pendant des mois et des mois, des influenceuses blanches comme la Suédoise Emma Hallberg se sont fait passer pour noires, à grands renforts de bronzer et de Photoshop. Que ces comportements relèvent de l’appropriation culturelle de base (et soient par ailleurs assimilables à la blackface) n’est pas une idée nouvelle. En pompant leur « esthétique » sur les femmes noires, Emma et les autres n’ont fait que prouver une fois de plus que pour certains Blancs, le fait d’être noir est un costume que l’on peut mettre et enlever à loisir. Mais le « niggerfishing », comme il a été appelé, pose une question supplémentaire : celle de la racialisation des populations métisses, et des Noirs à la peau très claire. Quand la confusion est possible, qui décide de qui est noir et qui ne l’est pas ? Éléments de réponse avec G. Reginald Daniel – professeur de sociologie à l’université de Californie à Santa Barbara, auteur de More Than Black : Multiracial Identity & New Racial Order, et rédacteur en chef du Journal of Critical Mixed Race Studies – et Louis-georges Tin, président d’honneur du Conseil représentatif des associations noires de France.
La danseuse Misty Copeland, l’actrice Rashida Jones et la comique Maya Rudolph ont toutes la peau claire. En France, on les qualifierait de métisses mais aux États-unis, elles sont catégorisées sans ambiguïté comme noires.
G. Reginald Daniel: « Il existe aux États-unis une règle qui s’appelle le « one drop », la règle de la goutte de sang unique. À la fin du XVIE siècle, ce sont les colons européens qui ont commencé à mettre en place des normes punissant (puis interdisant) les relations interraciales, et décidé de définir systématiquement la descendance des couples interraciaux comme noirs, afin de garantir la « pureté » blanche et maintenir le privilège blanc. La règle de la goutte de sang unique a permis à partir de ce moment-là de désigner comme noire toute personne qui a un ascendant noir. Ce précepte ne s’intéresse ni à votre patrimoine génétique ni à votre physique, et ne s’applique qu’aux Afro-américains. Elle n’a été formalisée légalement qu’à partir du XXE siècle (environ en 1915) mais auparavant, cette règle d’hypodescente – identifier une personne multiraciale seulement en fonction de ses ascendants non-blancs – a varié selon les époques et les endroits d’amérique. Elle exemptait les maîtres de toute obligation légale de transmission d’héritage et de paternité envers leur descendance métisse. Et c’est avec l’institutionnalisation des lois Jim Crow qu’elle a connu son point culminant.»
Louis-georges Tin : « Ces choses ont également existé en France, puisque le Code Noir (qui régissait la vie des esclaves dans les Antilles) précisait que l’enfant d’un père blanc et d’une femme esclave demeurait esclave. Mais il y avait tout de même, et il existe toujours, une gradation dans le métissage et les statuts sociaux associés. On expliquait par exemple aux esclaves aux Antilles que plus ils s’éloignaient de leur origine africaine et plus ils étaient susceptibles d’avancement social, le métissage étant perçu comme une amélioration de la race. »
Ces logiques ont-elles le même poids aujourd’hui ?
Louis-georges Tin : « Dans la logique raciale dont nous sommes issus, il n’y a pas d’entre-deux entre le pur et l’impur. Soit vous êtes pur, soit vous êtes un tout petit peu métis, et la logique veut que le métis soit rejeté dans la catégorie des Noirs, qu’il le souhaite ou non. Mais il faut distinguer le biologique du culturel : je suis biologiquement métis, mais je suis socialement et culturellement un Noir, aux Antilles en tout cas. Je suis perçu comme noir, j’ai été élevé comme noir, mais dans certains pays d’afrique, on pourra dire de moi ‘‘ah, il est blanc’’. »
G. Reginald Daniel : « La règle de la goutte de sang unique est quelque chose que les gens ont du mal à abandonner aux États-unis, même si elle a plus de 500 ans. Mais ce qui est intéressant, c’est que, alors qu’à l’origine elle était pensée pour oppresser et faire de quiconque ayant une ascendance noire un citoyen de seconde zone, elle a fait naître un sens de la communauté, et a servi de base à la mobilisation pour la défense des droits.»
N’y a-t-il donc pas d’identité métisse à proprement parler ?
G. Reginald Daniel : « Le débat sur l’existence de personnes multiraciales existe aux États-unis depuis la fin des années 80 et il est depuis plus commun d’y réfléchir, mais l’invisibilisation des individus métis persiste, et tout particulièrement pour les personnes dont un parent est noir. »
Louis-georges Tin : « Les mouvements métis s’observent beaucoup moins qu’avant, parce que la racialisation de la société était plus marquée à l’époque de l’esclavage. Le statut de mulâtre existait, socialement mais aussi légalement : il n’avait pas les mêmes droits que les Blancs ou que les esclaves. Ces lois sont aujourd’hui inexistantes et les termes de quarteron et chabin disparaissent progressivement. Par ailleurs, il est certain qu’il arrive souvent qu’il y ait une injonction à choisir son camp, comme on dirait aux bisexuels "tu es hétéro ou homo, pas les deux". »
Dans quelle mesure les « Noirs plus acceptables » qu’étaient les métis ont-ils participé aux combats abolitionnistes et à la lutte antiraciste ?
Louis-georges Tin : « Aux États-unis et en Europe, les métis ont participé aux combats, mais pas toujours. À l’époque de l’esclavage, il y avait des associations de mulâtres qui militaient pour que leur statut social s’élève au niveau des
“LA RÈGLE DE LA GOUTTE DE SANG UNIQUE A PERMIS DE DÉSIGNER COMME NOIRE TOUTE PERSONNE QUI A UN ASCENDANT NOIR”
“ELLE PEUT ÊTRE PERÇUE COMME UNE PERSONNE NOIRE QUI NE RESSEMBLE PAS À UNE PERSONNE NOIRE”
Blancs et ne voulaient pas que les Noirs puissent revendiquer des droits similaires aux leurs. Aux Antilles, on parlait d’une “politique des mulâtres”: prétendre défendre la cause des Noirs pour agir en traître. »
G. Reginald Daniel : « Parmi les Noirs qui ont eu le plus accès à la richesse, au pouvoir et au prestige, la plupart ont effectivement la peau claire. Et d’un point de vue historique, ils ont eu tendance à se battre pour la protection de leur statut intermédiaire et pas pour tout le monde. Mais beaucoup d’entre eux se sont servis de ce privilège et de cet accès au pouvoir pour prendre la tête du mouvement pour les droits civiques. Walter White, qui fut l’un des premiers leaders de la NAACP (association nationale pour la promotion des gens de couleur), avait très peu de sang noir, mais le revendiquait en vertu de la règle de l’unique goutte de sang. Son “passing” (capacité à être perçu comme blanc) lui a par exemple permis d’enquêter sur les lynchages pratiqués dans le sud des États-unis et d’approcher le Klu Klux Klan de très près. »
Et aujourd’hui ?
G. Reginald Daniel : « Les opportunités de mobilité s’ouvrent encore aux afro-descendants dont la peau est la plus claire. La raison pour laquelle Vanessa Williams a été la première Miss USA noire, c’est parce qu’elle peut être perçue comme une personne noire qui ne ressemble pas à une personne noire. Il en va de même pour Misty Copeland, première Afroaméricaine à être nommée première danseuse de l’american Ballet Theater. Ce sont des événements qui restent importants, mais qui ont été possibles parce que les personnes en question avaient, d’une certaine manière, déjà franchi la barrière. » Comment réconcilier une catégorisation stricte avec la pratique de plus en plus récurrente des tests ADN, qui révèle parfois l’existence d’ancêtres noirs chez des personnes perçues comme blanches ?
G. Reginald Daniel : « Il faut bien évidemment prendre des précautions lorsqu’on évoque le sujet de la race via un angle biologique. Mais ce que ces tests prouvent, c’est quelque chose que l’on a toujours su : tous les humains ont pour ascendance commune un groupe restreint, d’origine africaine, qui s’est dispersé à travers le monde. Mais le fait de découvrir que l’on a un ascendant noir quand on a été socialisé et identifié comme blanc n’a de l’importance que si cela a un impact sur sa façon de penser. »
Louis-georges Tin : « Les normes sociales ont changé. Il fut un temps où avoir un ascendant noir était une marque d’infamie. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui se passe : ça peut être profitable à une stratégie sociale de déclarer “j’ai un ancêtre noir”. Mais ça n’enlève rien à la discrimination. Vous dites ce que vous voulez, vous ne maîtrisez pas le contrôle social de la personne qui vous refuse un logement. »
Comment explique-t-on la fascination et le fétichisme dont les relations interraciales (et les bébés métis qui en résultent) font l’objet ?
Louis-georges Tin : « Les commentaires que l’on croit positifs sur les bébés métis sont racistes. Et c’est désobligeant pour les Noirs comme pour les Blancs de dire que les bébés métis sont plus beaux que les autres. Ce qui est en revanche amusant, c’est le rôle croissant des métis dans la définition de l’esthétique et de la beauté internationale. Un des pays qui gagne le plus souvent les concours de Miss internationaux, c’est le Venezuela. Parce que l’industrie de la beauté y est très importante, certes, mais aussi parce que l’esthétique vénézuélienne est celle qui a le plus de chance de plaire au plus grand nombre : le pays est un lieu de métissage où les femmes sont un peu blanches, un peu noires, un peu indigènes, c’est une sorte de compromis. Ici aussi, au cours des vingt dernières années, énormément de Miss France étaient des femmes métisses. »
G. Reginald Daniel : « Il y a une tendance à voir dans le métissage une solution au racisme, et c’est une façon de penser dangereuse, en ce qu’elle n’attaque pas frontalement la hiérarchie raciale. On surestime bien souvent le pouvoir de cette identité. Il n’y a qu’à voir le Brésil, qui est un pays extrêmement métissé et extrêmement raciste. Les relations interraciales ont le potentiel de servir un message antiraciste mais aussi le pouvoir inverse, en laissant à penser qu’elles sont une preuve que le racisme n’existe plus. »