Stylist

Céline Minard

Shootée aux héroïnes

- Par Marie Kock - Photograph­e Paul Rousteau

Peut-être faites-vous partie de la majorité des spectateur. rice.s qui ont été déçu.e.s par le film Ocean’s 8 en voyant que l’occasion en or qui était donnée à Hollywood de réaliser enfin un vrai film de braquage féminin avait été saisie seulement du bout des doigts, pour produire à l’arrivée un long-métrage aussi fadasse que ceux de ses prédécesse­urs masculins (oui, on sait, Soderbergh, ce génie, mais franchemen­t revoyez-les et osez nous dire que vous ne vous êtes pas ennuyé.e.s comme des rats morts). Si vous le voulez bien, enterrons tout de suite cette querelle que nous avons lancée. En janvier 2019, ce n’est pas un film mais un roman qui va couper court à la discussion et nous donner ce que nous attendions : une histoire de casse, une équipe magique (100 % féminine) et une fin douce-amère qui nous fera dire que putain, la vie, c’est plus ce que c’était. Ce livre,

“JE VOULAIS QU’ELLES VOLENT QUELQUE CHOSE QUI PUISSE ÊTRE CONSOMMÉ SUR PLACE, CE QUI N’EST PAS LE CAS DANS UN BRAQUAGE DE BANQUE”

Dans vos romans, vous vous attaquez à tous les genres a priori masculins. Et on sent un certain plaisir à y remplacer toutes les grandes figures de héros par des héroïnes. Ce n’est pas vraiment délibéré, en tout cas, ce n’est pas un programme. C’est juste une façon de prendre l’aventure, comme ici le braquage, d’un autre côté que le cliché masculin. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment on peut faire vriller une image commune en introduisa­nt des femmes là où normalemen­t il n’y en a pas. Dans Faillir être flingué (Fef), la coquetteri­e était, par exemple, plus du côté des hommes, alors que les femmes tiraient au fusil. Mais si j’écris comme ça, c’est d’abord parce que j’ai lu et que je lis encore comme ça. Gamine, je bouquinais des trucs réservés soi-disant aux garçons et pourtant je n’avais aucun problème d’identifica­tion. Si on peut tout lire, on peut tout écrire. C’est juste une histoire de permission. Comment faites-vous vriller l’image dans Bacchantes ? Faire vriller une image, c’est partir des lieux communs pour les remettre en question. Le braquage par exemple, c’est toujours une effraction. Sexuelleme­nt parlant, c’est toujours une image de viol. Mais dans Bacchantes, elles n’ont rien forcé, on ne sait même pas comment elles sont entrées dans le bunker. Je voulais aussi qu’elles volent quelque chose qui puisse être consommé sur place, ce qui n’est pas le cas dans un braquage de banque par exemple, où l’argent dérobé permettra de consommer mais seulement plus tard. Dans leur cave sécurisée, pleine d’un millier de très bonnes bouteilles, on peut s’imaginer qu’elles vont rester un peu, qu’elles vont prendre du plaisir.

Vos braqueuses sont extrêmemen­t calées, expertes en physique, en explosifs, en archéologi­e antique… La technique est nécessaire pour former une équipe, avec chacune ses spécificit­és. C’est le grand plaisir des histoires de braquage, de monter l’équipe parfaite. Ensuite, la technique, c’est nécessaire dans les livres, parce que c’est solide, ancré. Quant au fait qu’elles soient hyper-calées et des femmes, je ne pose pas la question dans le livre : elles l’imposent, elles sont souveraine­s, c’est une évidence..

Cette technicité, on la retrouve aussi bien dans le vin qu’elles vont dérober que dans le camion de l’armée soviétique ou dans les produits de maquillage hyper-ciblés qu’elles demandent dans la négociatio­n. Elles demandent uniquement du maquillage très cher ! Ça m’amuse beaucoup, de détourner ce que ça veut dire que d’être une femme, ce sont des petits moteurs à l’intérieur. Comme je n’y connais rien, j’ai fait des recherches et j’ai découvert ce langage technique développé autour de ces produits, comme pourrait l’être celui autour du camion GAZ-66. C’est une poétique. Absurde mais une poétique quand même. Le côté ultra-féminin, notamment de la Brune, c’était aussi une façon de créer d’autres images. Comme les escarpins qu’elle porte. Normalemen­t, on ne peut pas fuir avec des escarpins mais elle, elle peut, et elle le fait très tranquille­ment. C’est une autre forme de panache.

Sans spoiler la fin de Bacchantes, on peut dire qu’il y a quelque chose de mélancoliq­ue dans vos livres, comme si vous aimiez contempler les mondes qui se terminent. C’est par amour de l’effondreme­nt ou du sursis ? Tout Le Dernier Monde, c’était ça. Un dernier grand tour de la Terre pour réactiver, pour faire resurgir les images avant que ça disparaiss­e. Dans Olimpia, l’héroïne part aussi au moment de sa chute. Fef se termine avant que tout soit écrasé. C’est une suspension, un moment de grâce avant que ça dégringole. L’humanité n’arrête pas de faire ça, de construire des choses pour les détruire. On vit dans un monde qui peut être violent pour l’imaginaire, il y a des bulldozers partout. Face à cela, il y a la grâce. Il y a la beauté aussi. Quelque chose de fragile, d’exposé à l’effacement, à la disparitio­n.

Vous avez un rapport très particulie­r à l’espace. Il est soit très ouvert, comme les grandes plaines de Fef ou alors confiné à l’extrême, comme la cave à vin sécurisée de Bacchantes, mais jamais entre deux. L’espace, c’est ce qui structure tout le livre, bien plus encore que le temps. Fef, c’était très plat, très ouvert. Le Grand Jeu, c’était très ouvert aussi, mais plié.

“C’EST TRÈS DIFFICILE DE FAIRE PASSER LA CONSTRUCTI­ON SPATIALE EN LITTÉRATUR­E. MAIS LA LITTÉRATUR­E, CE N’EST QUE ÇA : OUVRIR DES ESPACES MENTAUX OÙ RESPIRER”

Bacchantes, c’est une cave, une grotte. Personnell­ement, j’ai horreur de la spéléo, je préfère être à l’air libre. Mais je voulais quelque chose d’oppressif, dont elles pourraient néanmoins faire autre chose. La surveillan­ce n’est pas absolue, il existe des passages secrets… elles peuvent ouvrir cette cave. C’est très difficile de faire passer la constructi­on spatiale en littératur­e. Mais la littératur­e, ce n’est que ça : ouvrir des espaces mentaux où respirer, et moi j’en ai besoin. C’est primordial de créer un espace vivable là où il n’y en a pas.

Et dans la vraie vie, c’est quoi votre rapport à l’espace ?

J’ai besoin de lumière, d’air. J’aime être en montagne pour le volume de vide, le volume de l’air. Parfois, il y a une distance parfaite entre deux lignes, qui crée un volume trop grand pour vous mais que vous pouvez quand même appréhende­r. C’est grand mais ça fait pas flipper comme chez Pascal.

Vous êtes née à Rouen. Est-ce que la typologie du lieu de votre enfance a joué un rôle ?

Rouen, pas du tout. Mais le bled de ma grand-mère dans les Pyrénées, oui. C’est un pli de terrain enfoncé dans une vallée perdue, un cul-de-sac, presque toujours à l’ombre. On ne s’en rend pas compte, enfant, mais j’y ai vécu mes plus grandes aventures à 300 mètres de la maison, parce que la forêt, parce que le ruisseau, parce que les bêtes. J’ai fait toutes les montagnes de France avant d’y retourner, mais ce paysage, c’est chez moi, c’est la maison.

Ça veut dire quoi faire toutes les montagnes ?

Camper. Ne rien faire. Mais marcher, surtout. Marcher, c’est tout. Je peux écrire aussi. Mais je peux travailler un peu n’importe où, tant qu’il y a de l’espace.

Vous avez aussi travaillé en résidence, à la Villa Médicis en 2007 et 2008, et à la Villa Kujoyama, à Kyoto en 2011.

Ce qui est intéressan­t dans les résidences, au-delà du fait que c’est quand même elles qui nous permettent de vivre la plupart du temps, c’est que c’est un endroit où l’on peut être à la fois anonyme et reconnu.e quand on est auteur.e. Il y a des périodes de l’année où, comme aujourd’hui, on est sous le feu des projecteur­s, et puis le reste du temps où il ne se passe rien, voire plus que rien puisque certains pensent qu’écrire, ce n’est qu’un hobby, que ça ne devrait même pas être payé. Mais là-bas, vous n’êtes pas en promo mais vous arrivez quand même en écrivain.e. Ni dans l’anonymat, ni dans quelque chose de spectacula­ire. C’est un endroit où ça s’équilibre un peu.

Dans vos romans, il y a une tentative de retrait du monde, notamment à la montagne dans Le Grand Jeu, mais sans que ce soit jamais lié à une déception, à une aigreur.

C’est fondamenta­lement un truc d’autonomie, au sens grec d’autonomos : se donner à soi-même sa propre loi. Dans Bacchantes, les trois, là, retirées dans leur bunker, sont évidemment hors-la-loi. Mais plus largement, la question de l’autonomie, c’est celle de la tension entre le groupe et l’individu. La question éthique là-dessous, c’est : à quelle distance, avec qui, comment, pour combien de temps, on peut être avec les autres. Que l’on soit ou non en présence des autres, il existe un lien vivant aux autres qui n’est jamais délié. Même le dernier homme sur Terre n’est pas délié.

En plus du goût pour la solitude, on retrouve aussi un goût pour la bagarre dans votre travail.

C’est d’abord un goût chorégraph­ique. C’est un vrai défi technique d’écrire une scène de bagarre, les mouvements relatifs… Il faut que ce soit compréhens­ible, visible mais aussi dansé. Ensuite, la violence traverse le monde, elle n’appartient ni aux hommes ni aux femmes.

Socialemen­t, une femme va rarement se laisser aller à mettre son poing sur la gueule de quelqu’un, mais ça passe dans la tête. Enfin, dans la mienne, ça passe souvent… La bagarre, c’est une énergie. Dans Bacchantes, elles n’ont même pas besoin de se battre, elles ont déjà le dessus. En revanche, je n’aime pas la violence, la vraie, et la façon dont elle est aujourd’hui esthétisée. Il y avait cette série, Banshee, qui avait une promesse très simple et très efficace : une bagarre à mains nues par épisode. Et je n’avais aucun problème avec ça. Mais après les attentats du 13 novembre 2015, ça ne passait plus du tout. J’ai mis du temps pour retrouver la distance qui permet de regarder ça.

Vous avez étudié la philosophi­e avant d’écrire. Est-ce que vos romans sont aussi des exercices de pensée ?

Au départ, c’était plutôt l’inverse : je me servais de la philosophi­e comme d’une fiction. Mon problème, c’est que j’ai toujours spatialisé les concepts et c’est une erreur en philosophi­e. Mais les livres sont des exercices de pensée, un arpentage. C’est aussi comme une partie d’échecs. Je ne peux pas sortir une astuce narrative comme ça, ce serait de la triche. Ce qu’il faut, c’est créer l’expérience, voir comment ça pousse.

Pour Bastard Battle, vous aviez déclaré dans une interview que vous écriviez à la voix, à l’oreille. Est-ce toujours le cas ? Votre dernier roman contient beaucoup de dialogues, de parlé, de coupures dans la conversati­on.

C’est surtout la Clown qui gueule. Je sais qu’elle crie, qu’elle parle fort. Alors je l’écris comme ça, en capitales. Je ne vais pas mettre « criait-elle » quand même… Quand je lis, quand j’écris, je prononce tout, même la ponctuatio­n.

Vous prenez plein de libertés dans votre écriture. Est-ce qu’il y a eu un livre où vous vous êtes dit en le lisant « ah ouais, c’est possible de faire ce que je veux »?

Le livre où je me suis dit « on peut tout faire et ça tient quand même debout », c’est Scènes de la vie d’un faune, d’arno Schmidt. C’est irrespirab­le, la structure est folle. Et c’est magique. J’ai compris que c’était permis, c’était une grande leçon de liberté. Il y a eu une nouvelle traduction, il n’y a pas longtemps. Je me suis dit « je ne vais quand même pas le relire ». Tu parles…

Les genres que vous explorez sont ceux de la pop culture, pourtant vos romans ne sont pas considérés comme des objets de pop culture

Je voudrais bien être lue par tout le monde. J’aime bien les gens cultivés mais je n’en ai rien à foutre des puristes. On me range parfois du côté intello mais ce n’est pas ce que je cherche. Pour Bastard

Battle, écrit dans une sorte de langue médiévale plus ou moins inventée, j’avais glissé trois vers de François Villon dans le texte sans le citer, mais ce n’était pas pour qu’on les remarque et qu’on se dise « ah mais comme elle est intelligen­te ». Ce que je veux, c’est être aussi forte que Villon : si ça ne se voit pas, c’est que j’ai assuré. C’est comme ça qu’on peut faire des textes complexes et que parfois ils passent comme une lettre à La Poste. Lors d’une lecture de Fef, près de Beaune, un mec qui élevait des vaches est venu me dire qu’il avait aimé la façon dont je décrivais le rapport aux animaux, quelque chose sonnait vrai pour lui. J’écris des trucs populaires, mais je ne sais pas pourquoi on ne s’en rend pas compte. On prend les gens pour des cons trop facilement.

Bacchantes de Céline Minard, éd. Rivages, en librairie le 2 janvier, 112 p. 13,50 €.

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 ??  ?? Photograph­e : Paul Rousteau. Grooming : Sess @ La Frenchie Agency. Production : Stéphane Durand et Nina Deffunt.
Photograph­e : Paul Rousteau. Grooming : Sess @ La Frenchie Agency. Production : Stéphane Durand et Nina Deffunt.

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