Mémoire vive
Se souvenir des fausses choses
We believe survivors.» Après la cérémonie d’investiture du juge Brett Kavanaugh à la Cour suprême des États-unis en octobre dernier, les curieux.ses. souhaitant faire un tour sur le site internet Brettkavanaugh.com ont eu le droit à une petite surprise. En énorme, la phrase « Nous croyons les survivant.e.s » est placardée sur la page d’accueil qu’une association de défense de la transparence judiciaire a eu la bonne idée d’acheter avant la nomination de nouveau magistrat. Plusieurs semaines avant son investiture, le juge conservateur de 53 ans a en effet été confronté aux accusations de Christine Blasey Ford et Deborah Ramirez, deux Américaines affirmant avoir subi des agressions sexuelles de sa part à l’époque de ses années universitaires. Témoignages que beaucoup n’ont pas hésité à remettre en doute sans la moindre retenue, à commencer bien sûr par le président Donald Trump qui a parlé de « supercherie » et d’allégations « fabriquées ». Il n’y a malheureusement rien de nouveau là-dedans. Depuis des années, la ligne de défense qui consiste à remettre en cause les souvenirs des victimes d’abus sexuels en affirmant qu’elles n’ont pas réellement vécu ce qu’elles racontent est devenue un classique. « Il faut bien comprendre qu’un souvenir n’est ni fixe ni de stable. C’est au contraire quelque chose de dynamique qui peut parfois changer au cours de la vie », explique Pascal Roullet, neurobiologiste spécialiste de la mémoire au CNRS. Mais notre mémoire peut-elle nous jouer des tours au point d’inventer de toutes pièces des événements traumatiques n’ayant jamais eu lieu ? La question a longtemps créé au sein de l’opinion public et de la communauté scientifique un débat houleux autour de ce que certain.e.s ont décidé d’appeler « le syndrome des faux souvenirs. »
INCEPTION
Dans le domaine des faux souvenirs, tout le monde s’accorde à dire qu’elle est de loin la plus influente. Depuis ses premières publications en 1974, la psychologue cognitiviste américaine Elizabeth Loftus est à la pointe de la recherche sur la malléabilité des souvenirs et la valeur à accorder aux témoignages oculaires. En laboratoire, les expériences menées par cette pionnière ont, entre autres, permis d’implanter des événements entiers dans l’esprit de certaines personnes. Après avoir été exposé.e.s à des photomontages suivis de questionnaires orientés, 33% de ses patient.e.s sont capables de détailler avec une précision remarquable leur souvenir d’une excursion en montgolfière qui n’a pourtant jamais eu lieu. Mais ces études ont aussi ouvert la voie à des manipulations nettement plus douteuses de la mémoire par certain.e.s psychothérapeutes explorant de manière dangereuse les troubles de la personnalité multiple pour profiter de leurs patient.e.s par abus de faiblesse. « Au début des années 90, beaucoup de gens ont suivi des thérapies pour un problème précis, mais en sont ressortis avec d’autres problèmes liés à des souvenirs extrêmement violents ayant brutalement ressurgi », explique Elizabeth Loftus. En cause, des techniques comme l’hypnose, l’interprétation sexuelle des rêves ou l’imagination guidée dont on soupçonne qu’elles favorisent les troubles de la mémoire. La chercheuse reprend : « Je me souviens du cas d’une femme sortant de thérapie en pensant avoir subi des rituels satanistes pendant des années. Elle disait qu’on lui avait ouvert le ventre pour lui voler son bébé. Mais il n’y avait sur son corps ni cicatrices ni preuves physiques de tout ça. » À l’époque, les États-unis sortent tout juste du plus long procès de leur histoire, tenu entre 1983 et 1990. Dans cette affaire, l’établissement préscolaire Mcmartin à Los Angeles fut suspecté de couvrir des cérémonies sataniques et des abus sexuels sur la base de souvenirs d’enfants dont la justice conclura qu’ils étaient faux à cause d’interrogatoires trop dirigés. En voyant ainsi ressurgir sur le divan l’ombre du diable, l’amérique commence donc sérieusement à se questionner sur sa mémoire.
AFFAIRES CLASSÉES
Mais c’est une autre affaire qui va réellement voir naître le terme de « syndrome des faux souvenirs », parfois aussi décrit plus précisément comme « faux souvenirs induits ». Dans les années 90, avec le soutien de sa grand-mère et de son oncle, la psychologue américaine Jennifer Freyd accuse son père d’avoir abusé d’elle pendant son enfance. En réaction, ce dernier crée alors, avec sa femme Pamela, en 1992, la False Memory Syndrome Foundation (FMSF), aidé aussi par le psychologue Ralph Underwager qui sera contraint de quitter cette organisation après avoir tenu des propos ouvertement pro-pédophilie lors d’une interview avec un journal hollandais. Le but de la FMSF est alors assez simple : défendre auprès des médias les personnes accusées d’agressions sexuelles tout en attaquant en justice ceux.celles qui la critiquent. « La False Memory Syndrome Foundation a été créée pour nier une réalité à laquelle Peter et Pamela ont essayé d’échapper toute leur vie », déclare à l’époque William Freyd en
accusant ouvertement son frère Peter de pédophilie. De son côté, dans son livre Betrayal
Trauma publié en 1996, Jennifer Freyd s’inquiète de voir des psychologues soutenir la FMSF : « Si les personnes qui osent parler d’abus sexuels sont attaquées par ceux.celles à qui elles ont fait confiance, est-il étonnant que la méconnaissance et le silence soient si courants ? » L’emballement autour du syndrome des faux souvenirs dans les années 90 y est d’ailleurs pour beaucoup dans la manière dont certaines affaires de l’époque ont été tristement passées sous silence. C’est ce que raconte notamment la série documentaire The
Keepers, diffusée par Netflix depuis 2017. Après avoir retrouvé des souvenirs longtemps refoulés, deux Américaines portent plainte en 1994 contre Anthony Maskell, un prêtre qu’elles accusent de les avoir abusées sexuellement dans leur enfance. Mais à l’époque, les débats font rage autour de la notion de faux souvenirs. À tel point que l’affaire est rapidement classée sans suite par un juge qui refuse de prendre les victimes au sérieux malgré des éléments de preuves troublants. Jusqu’à sa mort en 2001, le prêtre Maskell ne sera jamais vraiment inquiété par la justice.
RETROUVE-MOI SI TU PEUX
L’affaire remise en lumière par The Keepers résume bien tout le problème de ce fameux syndrome des faux souvenirs. Malgré ses allures scientifiques trompeuses, ce phénomène ne fait pas partie de la liste des diagnostics de l’american Psychiatric Association et ne rentre pas vraiment dans le champ de la psychologie puisqu’il a été conceptualisé de toutes pièces par une fondation privée cherchant avant tout à défendre les parents accusés. Pour autant, si ce syndrome ne semble pas avoir de valeur scientifique, il ne doit pas discréditer le phénomène, bien réel cette fois-ci, du refoulement dans l’inconscient d’événements traumatiques. Des études menées par le département de neurosciences de l’université du Dakota du Nord prouvent d’ailleurs que 25 % des abus sexuels ayant eu lieu pendant l’enfance sont oubliés par les victimes durant leur vie d’adulte. De la même manière, après avoir longtemps été sujet d’interminables débats, le principe de souvenir retrouvé est désormais soutenu par bon nombre d’études qui prouvent sa réalité chez certain.e.s patient.e.s. Mais preuve que la psychologie n’est pas une science exacte, il restera toujours des exceptions qui confirment la règle. Elizabeth Loftus le sait car au début des années 2000, elle s’est retrouvée au coeur du scandale du procès Jane Doe. Dans cette affaire, une Américaine accusait sa mère d’abus sexuel. Les faits se seraient déroulés pendant l’enfance, auraient été enfouis puis retrouvés des années plus tard par ladite Jane Doe. « Des psychiatres m’ont demandé de me pencher sur ce cas pour prouver que les souvenirs refoulés pouvaient être authentiques. Mais en travaillant dessus, j’ai commencé à être franchement convaincue de l’innocence de cette mère », se rappelle la spécialiste de la mémoire. Au final, son rapport à charge lui a valu des menaces de morts, des intimidations et de nombreuses pétitions visant à la faire licencier. Même si son véritable nom n’a jamais été mentionné dans les études d’elizabeth Loftus, Jane Doe a déposé plainte contre la chercheuse. Mise hors de cause par la justice en 2007 après cinq longues années de procédure judiciaire, Elizabeth Loftus est aujourd’hui sortie d’affaire. Elle rappelle donc que « des cas comme celui de Jane Doe restent très isolés. Ils ne peuvent évidemment pas servir d’exemple pour discréditer les véritables victimes d’abus sexuels. Mais ils soulignent cette tendance inquiétante en Amérique où les scientifiques sont poursuivi.e.s simplement pour avoir parlé de sujets très controversés. » La guerre des souvenirs n’est donc sûrement pas terminée. Car la mémoire n’a visiblement rien d’un long fleuve tranquille.
“25% DES ABUS SEXUELS AYANT EU LIEU PENDANT L’ENFANCE SONT OUBLIÉS PAR LES VICTIMES DURANT LEUR VIE D’ADULTE”