Stylist

Édito

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“SON ORGANISME EST TRAVERSÉ PAR UN VENT NOUVEAU”

Àprès de quarante ans, sa timidité est toujours aussi vigoureuse. Lorsqu’elle doit saluer quelqu’un pour la première fois, ses yeux menacent toujours, sous la pression artérielle, de bondir hors de leurs orbites. Soutenir le regard d’un ami, aussi bienveilla­nt soit-il, plus d’une minute, reste pour elle aussi difficile que de supporter une prise de parole de Jair Bolsonaro. S’il lui arrive de dîner à plus de quatre personnes, une force occulte soumet ses joues à des rougeurs agressives et son être entier au silence. Alors un discours de remercieme­nt lors d’une cérémonie de remise de prix, elle peut mourir. Le plus inquiétant est que maintenant que c’est derrière elle et qu’elle descend, collée au bar, des verres de vin qui viennent se mélanger au Xanax avalé, elle n’a plus aucun souvenir de cette prise de parole. Elle se revoit simplement opérer intérieure­ment l’exercice de relaxation du carré magique sur le visage effondré du président de cérémonie. Derrière le buffet de fromages, un écran rediffuse le discours. Elle se retrouve en tête à tête avec elle-même, à peine planquée par un énorme morceau de roquefort. La personne aux yeux fous et à la bouche tordue par l’angoisse souffrant de sudation excessive qui apparaît en gros plan la fait sursauter tant elle est loin de la représenta­tion qu’elle se fait d’elle-même. Hantée par cette image horrifique, elle quitte la fête ; elle doit filer à l’aéroport prendre l’avion qui la ramène à New York le soir même. Abattue par le poids de son incapacité à être socialemen­t acceptable, elle enchaîne mécaniquem­ent le rituel enregistre­ment-dépose bagage-sécurité, prête à fondre en larmes. Une fois le portique passé, quelque chose dans ses poches ou à ses poignets a dû faire sonner l’engin, une agente de sûreté, lui mettant facile trois têtes, lui demande de lever les deux bras. Son corps étant formaté pour un vécu en repli, le mouvement produit un tel effet de surprise que son organisme est traversé par un vent nouveau. Derrière elle, un ado aux cheveux mi-rasés mi-bourrés de gel, tarde à récupérer son iphone dont le Spotify est resté allumé. Ses écouteurs laissent échapper les Bum Bum Tam Tam de Mc Fioti, Future et les autres. Et c’est tout un système qui se met en place. La situation étant une des pires qu’une timide peut affronter, trop de regards posés sur elle, trop de proximité, trop de soumission, trop de lumière, ces bras en l’air, c’est un cadeau. Un bon pour son moment Lady gaga. Tandis que l’agente fait sa petite affaire, elle se met à danser comme dans un La La Land version hip-hop et baile funk (p. 56). À chaque mouvement, son corps s’étonne et envoie encore plus fort. À tel point qu’elle termine au sol, en sueur dans un grand écart tout pété et très applaudi. En tout cas, c’est ce dont elle se souviendra lorsqu’elle racontera sa version des faits à la police aéroportua­ire.

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aude walker rédactrice en chef

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