Stylist

« On a envie que les gens suent »

Le duo parisien Tshegue vous met en transe

- par Pierre d’almeida - Photograph­e Hélène Tchen

Souvenez-vous de toutes ces fois où, machinalem­ent, vous avez répondu « de tout » à la question « t’écoutes quoi comme musique ? », avant de vous rendre compte que cela vous plaçait illico dans la catégorie « sans personnali­té ». Mais le fait est qu’il existe des gens dont les goûts musicaux sont aussi larges que le trou de la couche d’ozone. Parmi ceux dont les playlists peuvent passer sans problème du garage rock à de la bossa-nova : Faty Sy Savanet et Nicolas « Dakou » Dacunha, les Parisien.ne.s de Tshegue. Elle a grandi à Kinshasa et chantait autrefois dans un groupe de « voodoo’n’roll ».

Lui est percussion­niste né d’un père espagnol avec de fortes attaches à Cuba. Tou.te.s deux ne semblent s’être fixé qu’une seule règle en décidant, il y a quelques années, de collaborer : se faire le reflet des métissages dont ils.elles sont issu.e.s, et inclure dans leur travail toutes (ou presque) leurs références musicales. Le résultat : deux EP (Survivor en 2017, Telema en 2019) qui empruntent autant à la rumba congolaise qu’au punk, des chansons en lingala et en anglais – dont une choisie en juin dernier comme background d’une pub Fenty Beauty – et des performanc­es live remarquées (notamment au We Love Green en 2017) dont le but est toujours le même : une communion collective. Interview.

Pourquoi cette notion de mélange des genres est-elle si importante pour vous ? Faty : Je viens d’une famille très métissée, d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale, de Guinée, du Congo et du Sénégal. Il y a des chrétien.ne.s, des musulman.e.s. Moi j’ai grandi à Kinshasa, puis après je suis arrivée en France. Étant donné que je viens de là, ça me paraît naturel.

Dakou : Ma grand-mère est vénézuélie­nne, mon père est espagnol, je suis né en France. Mon père est de culture cubaine parce qu’il a de la famille là-bas, j’y ai vécu trois ans et j’y vais depuis 1998. C’est là que j’ai découvert la percussion et c’est pour ça que je l’amène dans notre musique. Le métissage, c’est un peu dans nous et malgré nous.

Beaucoup de gens ont dit de vous que vous étiez « afropunk », mais vous n’êtes pas forcément d’accord avec ça.

Faty : Évidemment, on trouve que c’est important que le mouvement « afropunk » existe, parce que le public découvre des voix, des gens qu’on n’avait pas l’habitude de mettre en avant. Mais nous, ce qu’on a envie de faire, c’est de revenir à la normalité. On aimerait que chacun.e fasse ce qu’il veut, et pour ça, je pense qu’il faut arrêter d’utiliser certains mots. Dans mon parcours personnel, j’ai toujours tout fait pour qu’on m’appelle Faty avant de m’appeler Afro. Je le sais que je suis afro, mais c’est pas ça qui détermine la personnali­té de quelqu’un.

Dakou : C’est comme si on disait « arabepunk » ou « arabe-classique ».

Faty : Ou « Feuj-punk ». C’est chelou. Pourquoi est-ce qu’on le dirait pour afro et pas pour d’autres cultures ?

Dakou : J’ai l’impression que c’est une façon de dire « afro, mais qui ne fait pas de la musique traditionn­elle ».

Une question annexe, c’est celle de l’appropriat­ion culturelle. C’est une chose à laquelle vous avez réfléchi en décidant d’emprunter à beaucoup de genres différents ? Faty : Bien sûr, on s’inspire. Et on fait attention à ce qui est venu avant, et à ce qui est à côté de nous. On ne peut pas oublier la source. C’est comme si tu oubliais d’où tu venais, et tu te réinventai­s en oubliant de quoi tu t’es inspiré. Je trouve ça important d’être dans la gratitude parce que sans ces gens-là, s’ils n’avaient pas été là, peut-être qu’on n’aurait jamais pu former Tshegue. Pour moi, c’est un bel héritage, un passage, il n’y a pas d’appropriat­ion.

Dakou : Je n’ai pas non plus l’impression de m’approprier quoi que ce soit. Il y aura toujours quelqu’un de gêné d’entendre des guitares de rumba sans le « vrai » rythme. C’est la vie dans la musique, il y en a qui se disent gardien.ne.s de traditions. La musique moderne et afro et cubaine et française, à mon avis, c’est justement dépasser ce cliché de la tradition. Nous, on ne se prend pas la tête. Faty chante dans une langue, on met des guitares dans une autre, on fait de la percu encore dans une autre. Et ce qu’on fait, c’est à nous.

Dans votre façon de raconter les origines de Tshegue, il y a beaucoup de mysticisme. Faty, tu expliques que, à un moment de ta vie où tu avais besoin de revenir à des percussion­s, tu tombes sur Dakou qui est percussion­niste. Vu de l’extérieur, ça ressemble à un alignement des planètes. Faty : Aujourd’hui, je pense qu’on a peur des émotions, peur de parler d’une rencontre qui se fait de manière assez magique. Moi je crois aux deux êtres qui s’appellent à un moment donné dans la vie. Le dire et l’assumer, c’est une façon pour moi de montrer que la magie de la vie, des rencontres, des émotions, de l’intuition, ça existe. Dakou : Et tout au long de notre histoire, on a eu plein de moments où des choses particuliè­res, hyper-personnell­es, sont arrivées et ont confirmé des trucs, des moments où on s’est dit « c’est ouf ». Faty : Quand on s’est rencontré.e.s, on avait tou.te.s les deux envie de la même chose. On a eu un coup de cœur musical et on a passé toute la nuit à parler de musique. On s’est dit qu’on allait en faire ensemble et ça s’est fait. Aujourd’hui, c’est un peu difficile de l’expliquer parce que les gens veulent s’interdire cette magie. Je tiens à le dire parce que je trouve que ça fait également partie de notre musique. C’est ce qui fait aussi qu’elle est un peu urgente, dans une dynamique hyper-spontanée, ne serait-ce que dans notre façon de composer.

Vous ne craignez pas que cette relation s’automatise dans les prochains projets ? Que cette magie s’effrite ?

Faty : Quand on a monté le projet Tshegue, on a toujours eu l’idée de quelque chose qui ne soit pas figé : demain on est là, aprèsdemai­n on ne sait pas où on sera. On se laisse aussi la liberté de jouer avec des personnes avec qui on a envie de jouer, de ne pas forcément avoir une scène fermée. Évidemment, nous, tou.te.s les deux, on est le noyau de Tshegue, mais le but c’est aussi de rencontrer des gens. Dakou : Et puis, les morceaux qu’on fait pour l’instant, il n’y en a pas un qui se ressemble. Parfois, je réécoute nos premiers morceaux et je me dis que c’est tellement instantané, spontané, que même si demain on voulait les refaire, on galérerait !

“JE TRoUVE ÇA IMPORTANT D’ÊTRE DANS LA GRAtITUDE”

“NOTRE DÉMaRcHE EST DE FAiRE EN SORTE QU’IL SE PASSE QUELQUE cHOSE”

Cette immédiatet­é se traduit dans vos live très énergiques. Dans certains morceaux, la répétition des percussion­s entraîne une communion, une hypnose collective. Dakou : De la transe. On aime la musique répétitive dans le bon sens du terme. Quelque chose qui te prend, une énergie, un rythme, un tempo. Faty, en tant que chanteuse, a cette capacité à te plonger avec sa voix dans la musique. Entre la voix et les percussion­s, on s’est vachement bien trouvé.e.s.

Faty : J’aime écouter des boucles de son répétitive­s. Ce que je trouve super dans la transe, c’est que ça te fait entendre les notes de musique autrement. Tu peux avoir la même note, la même ligne tout le temps mais tu arrives à percevoir, à cause de la répétition, plusieurs sonorités. Donc ce n’est jamais une répétition ennuyeuse.

Sur un même EP, d’une chanson à l’autre, on peut avoir l’impression d’écouter Blondie ou Buraka Som Sistema. Y a-t-il des genres musicaux que vous avez l’impression de ne pas encore avoir assez explorés? Dakou : Le reggaeton (rires).

Faty : On devrait, et en plus, on en a parlé. En fait, on veut que les gens suent, on a envie de chaleur. On peut faire des morceaux très calmes, mais notre démarche est quand même de faire en sorte qu’il se passe quelque chose. Le côté reggaeton, kuduro, tout ça, ça me parle. Ça me fait penser à ce style de musique au Congo qui s’appelle le kotazo. Une musique vénère de militaires qui crient avec des enceintes de mauvaise qualité, des pistes de son trop mal enregistré­es…

Le nom de votre groupe est une référence aux « shégués », ces enfants des rues livrés à euxmêmes à Kinshasa, où Faty a grandi. Quel lien faites-vous entre votre musique et ces enfants? Dakou : Je trouve, sans prétention, qu’il y a quelque chose dans la façon qu’on a de faire de la musique qui est très naturel, une sorte de force brutale. Ça vient de Faty, ça vient de moi, ça vient de ce qu’on est. Et certaineme­nt, ces enfants des rues qui ont une vie d’horreur ont besoin d’une force primaire pour s’en sortir, sans trop analyser, sans trop réfléchir. Notre musique aussi a cette force primaire, en tout cas, on la fait comme ça. Faty : C’est une histoire qui me tient vraiment à cœur. Et on a le devoir aujourd’hui, je pense, d’essayer de donner une énergie à tout ça parce que notre musique vient de là. Comme on est au début de notre projet, je trouve que ce serait mal placé de notre part de parler tant qu’on n’a rien fait, d’avoir ce discours de toubabou, de médecin des colonies qui arrive pour donner des leçons. Parce qu’en vérité, quand t’as faim, la musique ça te donne de l’énergie mais ça ne suffit pas. ❚

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