Stylist

EN CHIENS DE FAÏENCE

- Par Aude Walker Directrice de la rédaction

eur père avait deux mauvaises habitudes : déménager tous les deux ans et ne jamais refaire les salles de bains (p. 42) de ses appartemen­ts. Hygiéniste et pointilleu­x, il retapait le reste du lieu façon Extreme Makeover mais la salle de bains, non. Comme un disque dur intouchabl­e où la peinture écaillée, les auréoles au mur jaunies par d’anciens dégâts des eaux, l’émail bousillé, devaient demeurer pour témoigner des vies de ceux d’avant. Comme s’il pensait que réparer était un geste assassin qui effacerait la mémoire. Comme un majeur sacrilège levé à la gueule des morts. Pourtant, ses jumelles y passaient beaucoup de temps.

Elles aimaient y lire, y écouter la radio, y téléphoner à des ami.e.s, s’y maquiller en autres. Y faire je ne sais quoi qui faisait de leur monde leurs mondes. Mais jamais ensemble. Puisqu’elles se détestaien­t. Une haine qui ne peut être que celle du sang. Qui semblait irradier entre elles depuis ces temps qui obligeaien­t frères et soeurs à s’aimer et se supporter pour l’éternité. Déjà à quelques mois, elles se mettaient à hurler dès que l’une touchait l’autre, à

2 ans, elles se mordaient comme des chiennes de combat, à 10, il avait fallu les séparer quelques mois pour leur donner une chance de survivre. Depuis, elles n’habitaient plus ensemble, mais faisaient coexister leur bulle d’existence dans les apparts loués par leur père, évitant au maximum les interactio­ns. Se parler autrement que pour se demander le sel, c’était risquer de mourir. Leurs déplacemen­ts, leurs repas, leurs activités, tout était mesuré, dans un plan infernal, pour ne pas provoquer de collision de regard, de corps ou de souffle. Mais un matin, la lève-tôt s’était réveillée au même moment que la lève-tard. Elles sortirent de leur chambre au même instant. Elles étaient pour la première fois depuis la maternité habillées de la même manière : un bas de survêt' rouge, un hoodie gris ouvert sur une brassière de sport noire. Si une caméra avait suivi le bordel, tout aurait basculé en slow motion. Avec comme bande-son, La Jeune Fille et la Mort.

Elles marchaient l’une derrière l’autre, d’un pas inhabituel­lement pressé. Vers la salle de bains. Mues par une envie folle d’uriner, elles étaient toutes deux mentalemen­t en train de faire sauter les barrières de protection, les règles de cohabitati­on. Elles entrèrent en même temps dans la salle de bains. Choqués par le contact épaule contre épaule, flanc contre flanc, leurs corps furent pris de tremblemen­ts. La suite fut sanglante. Après les coups de poing, les poignées de cheveux arrachées, l’une arriva à se caler sur les toilettes, l’autre fut obligée de pisser assise sur le lavabo. Qui eut du mal à supporter le poids des années, le poids de la haine libérée et lâcha. La salle de bains sembla s’effondrer, l’eau surgit en fontaine improvisée. Ainsi qu’un truc avalé par le temps : les éclats de rire des deux soeurs ennemies. Qui se roulaient de rire, à moitié à poil, sur le carrelage pourri de la salle de bains.

Comme bande-son : la jeune fille et la mort

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