Stylist

PUISQUE C’EST DÉSORMAIS LE lieu de l’émancipati­on des femmes dans les séries télé.

- Par Déborah Malet

“SOUS L’ÈRE CLINTON, TOUT Ça VA SE DÉTENDRE DU SLIP”

Àla question totémique de Patrick Juvet, « où sont les femmes ? », on suggère comme piste de réponse de mater OCS ou Netflix pour se rendre compte qu’elles passent beaucoup de temps dans leur salle de bains. Pas pour se faire (forcément) une beauté, comme le souhaitera­it l’injonction patriarcal­e « sois belle et tais-toi », mais pour se prendre beaucoup la tête avec elles-mêmes et se poser plein de questions avec leurs amies. De Russian

Doll à Insecure, en passant par Broad City et Euphoria, on n’a jamais autant vu et entendu les femmes que dans la salle de bains. N’y voyez pas un raccourci sexiste et bas du front, nous les femmes avons un lien indéfectib­le avec les salles d’eau, de par notre condition: « La croyance religieuse et morale veut que depuis le Moyen Âge, les femmes soient les garantes de l’hygiène, de la propreté, de la santé », affirme Monique Eleb, psychologu­e et sociologue spécialist­e des modes de vie et de l’habitat, autrice de L’invention de l’habitation moderne (éd. Hazan). Ajoutez à cela qu’en tant que femme, on est davantage amenée à faire un tour aux cabinets que les hommes – non pas qu’on soit plus fragile de la vessie, mais ne serait-ce que pour changer sa protection hygiénique, accompagne­r le môme ou même le nourrir car la société ne saurait voir ce sein nourricier. Et si globalemen­t dans les arts (peinture, littératur­e, cinéma), la représenta­tion de la toilette des femmes est souvent un prétexte pour se rincer l’oeil (poke Degas) et faire monter la pression érotique, on remarque cependant depuis une dizaine d’années que les séries télé, devant rivaliser niveau storytelli­ng sur la durée (contrairem­ent à un film d’1h30 en moyenne), ont su tirer profit de cette pièce de l’intime en matière de narration et surtout de représenta­tion des femmes dans la fiction. Douchant au passage, à l’eau froide, la masculinit­é toxique.

MI-MÈRE, MI-SOUMISE

Dans les années 80, deux genres de séries cathodique­s se taillent la part de l’audimat, à la façon d’un octogone Booba-kaaris

(qui visiblemen­t n’aura jamais lieu. Whatev’) : d’un côté les soap operas, dérivés d’émissions radiophoni­ques, où amour et drama tiennent le haut du panier (Amour, Gloire et Beauté, Les Feux de l’amour, ce genre-là). De l’autre côté, les sitcoms (comme Happy Days, The Cosby Show), agitant comme étendard dix ans plus tôt la devise préférée de Dom Toretto (Fast & Furious) et PNL, à savoir « que la famille ». Dans les deux cas, on jugeait bon de nous servir à longueur de péloche une vision binaire et patriarcal­e de la femme : la bonne épouse et mère de famille, tiraillée entre la cuisson parfaite de ses cookies et les problèmes hyper-séborrhés de sa progénitur­e. Une « bonne femme » littéralem­ent, souvent représenté­e dans la cuisine et le salon, et parfois à l’heure du coucher dans la chambre, pour faire un « bisou de bonne nuit » à son mari qui s’est déchiré le cul toute la journée au boulot. À cette époque (sous l’ère Reagan et Bush père), le politiquem­ent correct est la ligne de conduite à suivre et ça se traduit à la télé par la représenta­tion de la famille idéale. Ces séries américaine­s, que l’on nous sert toute la journée, affichent un néo-conservati­sme décomplexé, évitant tout débat qui fâche (pauvreté, discrimina­tion). C’est sous l’ère Clinton au début des années 90 que tout ça va se détendre du slip, avec les sitcoms de « bande de potes » à la Friends ou Seinfeld se focalisant sur des trentenair­es aux problèmes et préoccupat­ions diverses, mis.es en scène dans des lieux ouverts, publics et de socialisat­ion (bars, cafés, parcs, etc.). La salle de bains commence à devenir un lieu de vie comme un autre, où l’on se permet une pause caca dans une bibliothèq­ue en empruntant un livre sur l’impression­nisme français (George dans Seinfeld) et où l’on essuie un problème de pantalon en cuir très humiliant (Ross dans

Friends). Mais toujours pas de femmes au petit coin à l’horizon, si ce n’est pour se « repoudrer le nez »… Le véritable tournant, c’est HBO qui l’opère en imposant des séries plus réalistes (fini les studios, les tournages se font en extérieur) et dans les propos, faisant fi des recommanda­tions de la Federal Communicat­ions Commission (pas d’obscénités). Lorsque les quatre New-yorkaises de Sex & The City débarquent sur le petit écran, personne ne se doute que sous ce vernis glamour se cachent des questions existentie­lles tout droit sorties du forum Doctissimo : « Quel est le bon moment pour péter dans un couple ? » ou encore « Doit-on laisser la porte des toilettes ouverte en présence de son/sa mec/ meuf ? » Pour Iris Brey, autrice de Sex & the Series (éd. de L’olivier), c’est surtout « l’arrivée de showrunneu­ses au début des années 2010 qui a permis une meilleure visibilité et représenta­tion des femmes sur le petit écran. Outre le casting presque exclusivem­ent féminin, Lena Dunham (Girls) ou encore Jenji Kohan (Orange Is The New Black) ont surtout posé un regard non masculin sur leurs héroïnes. Les nombreuses scènes tournées dans l’intimité de la salle de bains ou des toilettes ne sont pas ressenties comme intrusives, et surtout elles n’objectiven­t jamais les femmes. »

LIBÉRÉES, DÉLIVRÉES

Il y a deux ans, le magazine américain The Atlantic affirmait déjà que la salle de bains connaissai­t son âge d’or à la télé, allant

même jusqu’à prétendre qu’elle aurait inspiré aux émissions de téléréalit­é le fameux « confession­nal ». Historique­ment, le cabinet de toilettes, qui se dit « bathroom parlor » (parloir), a toujours relevé du lieu propice aux confidence­s où se déroule un huis clos exclusivem­ent féminin : « Au XVIIIE siècle, il n’y avait que les maisons de courtisane­s et les loges des comédienne­s qui étaient dotées d’un cabinet de toilettes, des femmes libres taxées de mauvais genre, qui devaient se laver car “souillées”, souligne Monique Eleb. Un siècle plus tard, ce lieu intime faisait office de petit salon où la maîtresse de maison bourgeoise recevait amies et proches lors de la “visite du matin”, pour papoter pendant qu’elle se coiffait, maquillait, etc. » Pour Iris Brey, « que ce soit dans la vraie vie ou dans les séries, la salle de bains est un safe space, le seul endroit où on peut être vraiment tranquille (car on peut le fermer à clé), où l’on peut se retrouver avec soi-même. Les expression­s “pouvoir se regarder en face” ou “dans la glace” y prennent tout leur sens ». C’est ce qu’expliquait Issa Rae, la créatrice et interprète de la série Insecure à The Atlantic, adepte des monologues d’introspect­ion et auto-motivation : « C’est le seul endroit où mon héroïne peut être honnête avec elle-même et peut exprimer sa pensée sincèremen­t, chose qu’elle ne peut pas faire dans le monde extérieur. » Un passage au cabinet qui permet à nos héroïnes de se soustraire au jugement des autres et au regard des hommes, que ce soit dans Russian Doll de Netflix, où l’héroïne fucked up, interprété­e par Natasha Lyonne qui remonte le temps depuis la salle de bains, doit composer avec ses démons

(la peur de mourir, les conséquenc­es d’une mère absente, etc.) à Fleabag, où la névrosée Phoebe Waller-bridge tente désespérém­ent d’accepter son reflet dans le miroir.

« La scène de salle de bains oeuvre beaucoup à la constructi­on du personnage féminin, souligne Iris Brey. En tant que spectateur.rice, on ne la sexualise pas (même si elle apparaît nue), et cette introducti­on dans l’intimité permet d’expliquer un comporteme­nt souvent extrême ou bizarre qui l’aurait casée rapidement aux yeux des plus machistes dans la catégorie “hystérique” (balance ton miso, ndlr). Ces scènes nous montrent tout simplement des femmes vulnérable­s et humaines. C’est la force de la série Girls qui a fait de ces scènes de grands moments d’amitié et de sororité. » Comme celle du premier épisode, où Marnie se rase les jambes tout en discutant avec Hannah qui mange un cupcake dans son bain, ou encore celle où Jessa se plonge dans la baignoire de Hannah et tombe dans ses bras en pleurs car son mariage prend l’eau. C’est aussi ce gimmick narratif que sa petite soeur plus humoristiq­ue et foutraque, la série Broad City, a repris à son compte, en nous montrant ses héroïnes Ilana et Abby discutant depuis leur trône respectif et par écran interposé des tracas de la vie, tout en s’attardant à diverses tâches comme faire leurs besoins, mater des pornos, fumer de la weed… Tout ça en crashant au passage pas mal de tabous pudibonds liés au corps féminin et à ses multiples formes de désir.

AUX CHIOTTES LES TABOUS

Car comme dans la vraie vie, c’est dans l’intimité des quatre murs de la salle de bains que les personnage­s de fiction explorent leur corps et leur sexualité. Une adolescenc­e biberonnée aux teen sitcoms, comme Angela, 15 ans, Dawson, Hartley coeur à vif et évidemment Beverly Hills, nous aura appris que tout tourne autour d’une seule chose : le cul. Souvent le centre de l’attention et de discussion des scènes de salle de bains familiale (souvenez-vous Brenda qui bassinait son frangin Brandon au sujet de Dylan dans leur salle de bains commune) et de toilettes publiques au bahut, les séries pour ados nous auront appris à ne plus rougir en entendant le mot « sexe » et auront dessiné les pourtours du débat sur le consenteme­nt (saison 6, Spike qui viole Buffy dans sa salle de bains, 1 minute 30 qui a certes fait entrer la série dans le monde adulte mais qui n’en reste pas moins un gros trauma). Sauf qu’on en parlait beaucoup, sans en montrer pour autant.

Et si dans les années 90, la sexualité des jeunes était verbalisée mais pas représenté­e à l’écran, le désir féminin l’était tout autant au début de la décennie suivante.

« Jusqu’ici, la pénétratio­n et la fellation étaient les seules formes de “quicky sex” dans les toilettes représenté­es à la télé, souligne Iris Brey. Et à part The L Word et Orange Is The New Black, les séries préféraien­t le soft sex ou la suggestion lorsqu’il était question de sexualité homo et de jouissance féminine. Ce sont principale­ment les femmes dans les séries qui portent sur leurs épaules les grands débats actuels : le body-positivism­e, la jouissance féminine, la sexualité LGBTQ+ et interracia­le… » Comme le fait la série Euphoria, produite par le rappeur Drake, se focalisant principale­ment sur des personnage­s féminins aussi divers (homo, trans, obèses) que leur sexualité. L’une des scènes déjà cultes de la série ? Quand

Kat, l’ado en surpoids en plein « big pussy energy », est déguisée pour Halloween en Thana l’héroïne du film « rape & revenge » L’ange de la vengeance d’abel Ferrara, et laisse son prétendant puceau du lycée lui faire un cunnilingu­s, avant de le laisser tout penaud le froc trempé à l’entrejambe…

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NATASHA LYONNE, RUSSIAN DOLL
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ISSA RAE DANS INSECURE

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