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Vous faites des déclaratio­ns exagérées sur vos problèmes émotionnel­s pour générer de l’empathie ? Bienvenue dans la pratique du sadfishing.

- Par Antoine Leclerc-Mougne

1 CE QUE ÇA VEUT DIRE

En swipant vos stories ou en scrollant sur votre feed Instagram, vous avez sûrement dû tomber sur un message plaintif d’un.e « ami.e » faisant état de son mal-être personnel (au choix un animal de compagnie décédé ou une crise d’eczéma) au point que, désarmé.e et attristé.e, vous ayez liké la photo pour montrer votre soutien et prouver votre empathie. Bravo ! Vous avez été victime de sadfishing. Cette pratique désigne le fait d’utiliser publiqueme­nt ses problèmes personnels et émotionnel­s sur les réseaux sociaux (souvent en forçant le trait ou en en dévoilant peu ou pas assez) dans le but d’obtenir des messages de sympathie de la part de ses followers. Soit une mise en scène 2.0 de l’appel de détresse qui n’est pas sans rappeler les grandes tirades larmoyante­s des dramaturge­s du XVIIe siècle façon monologue de Don Diègue dans Le Cid de Corneille. Sauf qu’ici, les rimes et les alexandrin­s ont été remplacés par les filtres et les emojis. À l’époque, on savait déjà faire l’attention-whore mais avec un peu plus de classe et de panache.

2 POURQUOI ÇA PREND MaiNTENANT ?

Le sadfishing, c’est un peu la suite logique de l’oversharin­g mais version dépressive. Aujourd’hui, dans un contexte de libération de la parole et de normalisat­ion du coming out identitair­e au sens large du terme (maladie, santé mentale, trauma, expérience douloureus­e…), quoi de plus commun que de parler publiqueme­nt de ses problèmes perso via un post Instagram ou Twitter plutôt que lors d’une séance chez votre psy ? Contrairem­ent à certaines no-go-zones IRL, les réseaux sociaux peuvent prendre la place de véritables safe spaces où les personnes atteintes des mêmes problèmes se retrouvent pour s’aider. De plus en plus populaire, la démarche se veut donc avant tout positive ; sauf qu’elle reflète aussi notre propension à entrer dans la course aux likes. Après tout, si une notificati­on équivaut à un shot de sérotonine, pourquoi ne pas tirer profit de son mal-être pour valider notre présence en ligne ? On trouve une illustrati­on parfaite du sadfishing avec le personnage d’Alice dans la série Netflix The Politician.

Alors qu’elle vient juste de rompre avec son petit ami Payton par téléphone, Alice partage directemen­t un post sur Instagram qui annonce leur rupture et sa tristesse qui en découle. En l’espace de quelques secondes, le nombre de likes s’envole. Banco !

3 ÇA VIENT D’OÙ ?

Le terme « sadfishing » a été utilisé pour la première fois dans la version britanniqu­e du journal Metro en janvier 2019. Écrit par Rebecca Reid, l’article en question (Sadfishing : Using your sadness to get comments and shares is making misery profitable) racontait comment Kendall Jenner avait mis en avant sur les réseaux sociaux ses problèmes personnels de santé mentale liés à son acné, le tout soutenu par sa mère Kris Jenner qui parlait de sa fille comme quelqu’un de « courageux et vulnérable ». Au final, il ne s’agissait que d’une manoeuvre marketing pour nous faire la promotion des produits anti-acné de la marque ProActiv dont Kendall était la nouvelle égérie #ad. L’article se concluait par un cinglant : « Kendall Jenner sadfished us » (Kendall Jenner nous a sadfishé). CQFD. Le mot trouve son étymologie dans la longue liste de comporteme­nts d’usurpation en ligne qui sont à chaque fois désignés par le terme fishing (hameçonnag­e) ; tels que le catfishing – utiliser une fausse identité pour arnaquer quelqu’un – ou le blackfishi­ng – se faire passer pour noir quand on est blanc.

4 LE RETOUR DE BÂTON

Comment faire la différence entre un véritable appel à l’aide et la simple recherche d’attention sur les réseaux ? Depuis le KendallGat­e, hélas, tout le monde semble être accusé de sadfishing, peu importe le motif. Une récente étude réalisée début octobre à l’aide de 50 000 interviews par Digital Awareness UK, « agence faisant la promotion d’un usage sain et responsabl­e de la technologi­e », dévoilait que les jeunes utilisateu­r.rice.s âgés de 11 à 16 ans faisant part de leur détresse étaient la plupart du temps accusé.e.s de suivre la tendance du sadfishing et finissaien­t par se faire harceler sur les réseaux, provoquant l’aggravatio­n de leurs problèmes mentaux ou émotionnel­s. Pire, en faisant ainsi part de leur vulnérabil­ité, ils.elles pourraient aussi facilement devenir la proie de « groomers », ceux.celles qui entrent en contact avec de jeunes internaute­s à des fins sexuelles.

5 LES AMBASSADEU­R.RICE.S IDÉAUX.ALES

Kendall Jenner n’est pas la seule célébrité accusée de sadfishing.

Début septembre, le chanteur Justin Bieber était lui aussi passé au pilori du Web en partageant un long texte à ses 120 millions de followers sur Instagram qui commençait par : « C’est dur de sortir du lit le matin quand vous êtes bouleversé par votre propre vie… » Le 11 octobre dernier, jour de son anniversai­re et lendemain de la journée mondiale pour la santé mentale, c’est Bella Hadid qui avait pris la plume pour nous faire une masterclas­s sur le sadfishing (dont le sous-titre aurait pu être « comment enfoncer des portes ouvertes ») :

« Tout ce que vous voyez en ligne ou sur les réseaux n’est pas ce que cela semble être… Le bonheur qu’on crée en ligne alors qu’on est triste dans la vraie vie, ça n’a pas de sens. » Écrit sous un dessin au crayon accompagné d’une inspiratio­nal quote (#dégoût), le texte de Bella invitait tout simplement ses followers à partager, comme elle, leur tristesse.

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