Stylist

Laure Prouvost: UN PEU BEAU POULPE

En 2020, vous verrez partout l’artiste plasticien­ne, en tournée chez nous après avoir passé l’été au pavillon français de la biennale de Venise.

- par Stéphane durand photograph­e Greg Ponthus

L’année s’achève, et il n’y a pas qu’elle qui est au bout du roul’ : la découverte du télétravai­l nous a donné l’impression de taffer dix fois plus qu’en étant au bureau, on a les cordes vocales explosées post-manif #noustoutes, et des engelures aux pieds façon Mike Horn en Arctique après nos sittings Extinction Rebellion. 2019, c’est comme La Villa des coeurs brisés : il est grand temps que ça se termine. Et si, pour s’échapper de la réalité, on se posait un instant dans un monde où l’on passerait nos aprèms à poil à nourrir les poissons dans les rivières, où on se prélassera­it devant une fontaine nichons, où notre grand-père imaginaire creuserait un tunnel pour rejoindre l’afrique et où une pieuvre géante viendrait connecter tous les humain.e.s ? Non, on ne vous parle pas de votre initiation à l’ayahuasca cet été dans les Cévennes mais du travail de l’artiste/cinéaste plasticien­ne Laure Prouvost. À 42 ans, cette Nordiste (shogun les Ch’tis) a déjà reçu le prix Turner (sorte d’oscar de l’art contempora­in, rien à voir avec Afida). Son installati­on Vois ce bleu profond se fondre vient de passer l’été au pavillon français de la biennale de Venise avant d’être exposée à partir du 24 janvier au musée des Abattoirs de Toulouse, puis au LAM de Lille dès le 6 Juin. Comme elle vit entre son studio londonien, sa caravane en Croatie et son atelier à Anvers, Stylist est allé lui rendre visite au pays de la frite pour discuter nature et culture (une fois).

Ta dernière installati­on à Venise montre une pieuvre qui connecte tou.te.s les humain.e.s, dans un décor de raz-de-marée postapocal­yptique. Aujourd’hui, Venise est réellement sous les eaux ! Laure Prouvost : Comme beaucoup d’artistes contempora­in.e.s, le sujet de départ était le réchauffem­ent climatique. L’idée était de travailler sur ce que l’humain.e fait à la planète et comment on peut mieux y vivre, sans juste la consommer. Heureuseme­nt pour nous, le pavillon français est situé en hauteur, sur un petit mont. On a eu de la chance qu’il ne soit pas détruit par l’acqua alta.

Cette installati­on représente une sorte de paradis perdu. On ne sait pas ce qui s’y est passé mais on sent que l’humain.e y est pour quelque chose, comme s’il.elle avait gâché ce que la nature lui avait offert. Notre société est dans une extase mentale et physique. On peut tout vivre par rapport à nos aïeul.e.s. On peut aller en Inde en six heures d’avion… Tout est tellement intense, c’est extraordin­aire. Mais il faut garder de la distance, la technologi­e est devenue trop dominante. C’est pour ça qu’il y a les deux dans mon travail : une joie, une fascinatio­n de ce qui se passe et en même temps une inquiétude. On va trop vite sans être vraiment heureux.euses. On a l’impression qu’on peut tout faire mais on ne profite de rien, en oubliant la connexion avec les autres. Même dans mon travail, c’est contradict­oire : j’ai des offres d’exposition­s un peu partout dans le monde, mais cela devient difficile de prendre mon propre temps pour créer. D’où l’idée de ma prochaine installati­on. En Italie, ils ont le slow food, moi je me lance dans le slow art. On va créer des chaussures en bronze que le.la spectateur.rice devra porter pour l’obliger à ralentir et prendre le temps de regarder l’expo en marchant dans de la terre ou du sable noir, pour qu’il.elle y laisse sa trace, qu’il se reconnecte.

Et en quoi la pieuvre est synonyme de connexion entre les gens ? L’idée de départ de ma vidéo projetée à Venise était presque celle de l’origine du monde et la pieuvre représente bien cette idée. Elle est là depuis des millénaire­s, son cerveau est dans ses tentacules, elle sent et pense immédiatem­ent. Il y a quelque chose de très direct car elle n’a pas de mémoire immédiate. L’humain.e ne prend plus de temps pour réfléchir, il.elle pourrait partager ses souvenirs ou son savoir mais n’arrive pas toujours à le faire. La pieuvre représente cette connexion animale et physique que l’on a perdue. Nous sommes plusieurs protagonis­tes dans cette vidéo, et les tentacules nous relient tous les un.e.s aux autres, en mélangeant nos personnali­tés et nos diverses cultures.

En parlant de culture, ton travail est présenté aussi bien en Chine qu’en Turquie ou en Australie. C’est toujours facile de montrer des oeuvres avec des seins géants dans certains pays ? C’est de plus en plus dur, notamment avec la Chine. Les douanes m’ont déjà confisqué des tapisserie­s parce qu’elles montraient des seins ! Mais j’ai pu y montrer des fleurs qui s’embrassent, même si c’était assez sexuel. La censure m’a laissée tranquille, ils ont capté l’humour.

Et adaptes-tu la fabricatio­n de tes oeuvres à la culture du public ?

Au contraire, en tant qu’artiste, c’est cool de me dire que l’oeuvre ne m’appartient plus, que le public décide de ce qu’il veut y voir selon sa culture. C’est ce que j’appelle le « losing control ». Par exemple, à Beijing peu de personnes parlent anglais, il.elle.s ne vont pas capter que certaines de mes vidéos reposent sur des jeux de mots en anglais avec mon accent français. Ils vont alors plus se concentrer sur l’image, et y voir quelque chose d’unique.

Tes vidéos ont souvent des messages très simples, comme des mantras. C’est important de faire au plus clair pour toucher un maximum de gens ? Parfois j’admets que c’est un peu basique : je fais des gros seins… bah voilà je fais des gros seins ! La narration est très directe. Mais c’est tellement simple que ça en devient surprenant. Tout le monde peut participer à une oeuvre. Par exemple, avec cet article : « If you read this article, you’ll become a tentacule », le. la lecteur.rice devient un.e protagonis­te, il.elle devient un tentacule, et on s’en fout de savoir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, ce qui importe c’est qu’on soit tou.te.s en train de vivre l’oeuvre. Le réel est créé par chacun.e.

Mais chacun.e ne parle pas forcément le langage des pieuvres… Ça s’apprend, mais il faut y voir un jeu plutôt qu’un symbole. Dans ma dernière installati­on, on trouve des pigeons qui fument des clopes, des pieuvres qui tiennent des clémentine­s, car la clémentine représente l’amour dans mon travail, juste parce que j’ai décidé de lui donner cette significat­ion. Par exemple, mon père est représenté par une clef à dévisser, le cutter représente le lendemain. Si on commence à s’intéresser à ce langage, ça aide à comprendre mon travail dans son ensemble. Et lorsqu’on décode la significat­ion des objets présents dans mes oeuvres, ça devient très ludique.

D’où te vient l’inspiratio­n pour arriver à tout cela ? Pas mal de musique, Owen Land aussi, qui est un réalisateu­r expériment­al américain. Louise Bourgeois, ou John Smith qui était un de mes profs à l’école St Martins à Londres. En même temps, je suis tout aussi inspirée par l’odeur de tomates rouges sur un marché au soleil, ça peut être aussi fort qu’une oeuvre. Le travail des autres artistes est inspirant aussi : on regarde nos expos respective­s, nos travaux, c’est comme si on se sentait ou se touchait. Comme en 2010, où j’ai exposé une vidéo intitulée It, Heat, Hit, pour laquelle j’avais utilisé plein de sons de batterie qui faisaient penser à des battements de coeur. À la même époque, plein d’artistes ont utilisé la batterie pour évoquer le battement de coeur dans leur travail. On se rend compte qu’on fait tou.te.s partie d’une même société, on ne se copie pas, on se répond les un.e.s aux autres.

Je ne sais pas si c’est une inspiratio­n, mais la saison 2 de The OA est un condensé de tes thématique­s: on y retrouve la pieuvre qui sert à connecter les humain.e.s, les corps qui flottent avec des fleurs… Ah bon ? Je ne connais pas mais je vais regarder, ça a l’air génial. D’un côté, on n’est pas les seul.e.s à utiliser la pieuvre dans l’art, elle est tellement inspirante. Et il ne faut pas critiquer le mainstream. Beaucoup d’art peut se trouver dans Netflix !

Mais quand Sia ne montre jamais son visage en public, ou lorsqu'arielle Dombasle poste des vidéos arty/perchées sur les réseaux, on peut appeler ça de l’art contempora­in ? Il y a un côté très sweet dans ses vidéos. C’est très touchant et c’est de l’art dans le sens où elle le fait pour elle-même et par elle-même. Le mainstream est un vaste sujet. Je suis sûre qu’un clip de musique est une oeuvre qui restera plus dans le temps qu’une installati­on d’art contempora­in. On parlera encore d’un clip dans deux cents ans, mais pas de nos oeuvres, même si elles sont protégées par des musées. En même temps, l’art doit être libre, on ne tente pas de promouvoir un objet ou un titre de musique. L’artiste n’a pas de boss : pas de marque qui donne son OK, pas de producteur.rice, l’argent doit être secondaire, contrairem­ent au mainstream.

C’est sûr que c’est plus facile de se sentir connecté.e à une série Netflix plutôt qu’à l’art contempora­in. D’ailleurs, comment tu le prendrais si quelqu’un sortait d’une de tes expos en se disant : « L’art contempora­in : mais WTF ! » ? J’aime me moquer un peu de tout ça, de cette idée de l’art qui se croit au-dessus, de l’« Artist Master », je suis contre cette vision. J’aime que le.la spectateur.rice et l’artiste se questionne­nt, explorer l’idée que l’art peut être utile et utilisé par tou.te.s. On peut aimer ou non mes installati­ons, mais elles sont directes et assez fortes dans la sensation. Elles commencent par un concept, puis ce sont les sensations qui prennent le dessus, elles ne sont pas trop conceptuel­les. D’ailleurs, le terme artiste me va, mais j’aimerais bien être vue presque comme une traductric­e d’émotion ou de sensation. On ne peut pas représente­r une sensation comme le soleil sur le visage, mais l’art peut provoquer des choses encore plus fortes, il est en compétitio­n avec la réalité. Il peut être aussi bien dans cette tasse posée sur cette table que dans cette clémentine qui représente l’amour. D’ailleurs, tu en veux une ?

“L’art doit être libre, on ne tente pas de promouvoir un objet ou un titre de musique. L’artiste n’a pas de boss.”

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