LISPECTOR GADGET
Qui dit chronique, dit foire aux opinions : les éditorialistes, les expert.e.s, les néo-réacs y répandent leur avis comme un camembert bien fait s’étale. Pour se faire une autre idée de la chronique, la voir comme un genre littéraire embusqué entre deux articles de journal, il faut absolument lire celles de Clarice Lispector. La grande romancière brésilienne (Près du coeur sauvage, Le Bâtisseur de ruines...) a tenu, hebdomadairement, entre 1946 et 1977 des chroniques pour divers titres de la presse de son pays. Peu intéressée par l’exercice de style qui voudrait qu’elle rende chaque semaine un texte de la même taille, cohérent par rapport à ceux qui précédaient ou suivraient, l’autrice y a vu l’espace pour naviguer au fil de sa pensée. Sans même d’ailleurs en faire une pompeuse recherche de singularité : « Un style, même personnel, est un obstacle à franchir. Je ne voulais pas ma façon de dire. Je voulais seulement dire.» C’est en tournant le dos à l’originalité que Clarice Lispector devient une autrice originale. Ce fut plus qu’une quête littéraire pour elle : « Le premier pas vers l’autre est de trouver en soi-même l’homme de tous les hommes.» Sûrement est-ce pour ça que ses questionnements ont la force de la simplicité : « J’ai été une adolescente indécise et perplexe qui avait une question muette et intense : “Comment est le monde ? Et pourquoi ce monde ?” » Très souvent, cela donne de magnifiques observations : « Pour voir le bleu, nous regardons le ciel. La Terre est bleue aux yeux de qui regarde du ciel. Le bleu est-il une couleur en soi, ou une question de distance ? Ou une question de grande nostalgie ? L’inaccessible est toujours bleu.» Ailleurs, la méditation est encore chromatique : « Tout ce qui est gris vibre mystérieusement pour moi, comme si c’était la réunion de toutes les couleurs apprivoisées.» Il y en aurait certain.e.s aujourd’hui à qui on pourrait enseigner un tel art d’écrire des chroniques obsédées par les couleurs. P.-É.P. Chroniques de Clarice Lispector, 506 p., 25 €, éd. des femmes - Antoinette Fouque.