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MES PARENTS, JE VOLE

- Par Aude Walker Directrice de la rédaction

Comme un bruit blanc. Le même que dans les films d’horreur dans lesquels des personnes décédées parlent de là-où-ils-sont via des répondeurs ou des cassettes audio pour dire à un héros endeuillé en chemise en jean i love you … be careful. Exactement pareil, mais dans ses nuits à lui, à 4 h 55, la voix chelou galérait à articuler un autre truc. Il entendait « t’as déconné ». À chaque fois, ça le réveillait en sursautter­reur, sueur, verre d’eau, banane, Netflix, podcast, n’importe quoi pour pas avoir à réentendre la voix. Et aussi pour ne pas avoir à repenser à elle qui est partie. Sans un mot pour lui ou les filles. Depuis un mois, rien. Un grand rien d’autant plus marqué qu’il a perdu la mémoire. Pour tout. Souvent, juste après s’être levé de sa chaise avec un projet en tête, il s’arrêtait net, perdu, au milieu de la pièce. Ah si, café. Ah oui, toilettes. L’avantage, comme son esprit était aspiré par son environnem­ent, il voyait des choses qu’il ne regardait plus. Les plaques d’eczéma sur les poignets de son aînée, les fissures au mur, ce dégât des eaux négligé, observés à la loupe pour ne pas plonger en lui-même et mourir. Il découvrit donc qu’il était l’heureux propriétai­re d’un balcon avec plein de plantes dessus. Comme elle n’était plus là, il se mit à arroser. Quand il s’approcha de l’olivier avec son arrosoir, quelque chose de vivant s’en échappa en produisant un son hyper-flippant. Une pigeonne avait fait son nid dans son olivier. Il y découvrit deux oeufs blancs, allongés, magnifique­s. Étonnant pour un oiseau avec une si mauvaise réputation. Il décida de ne plus déranger la pigeonne. Il s’était renseigné. Dix-neuf jours d’incubation. Il la regarda beaucoup, chaque jour. Elle, puis son compagnon qui venait prendre le relais parfois. À force de la regarder, il découvrit qu’un pigeon c’est très beau. À force d’être regardée, la pigeonne se sentit suffisamme­nt à l’aise pour lui parler. Pour dire des trucs basiques, sur la météo ou la couleur de sa chemise. Mais tout de suite, il reconnut la voix de ses nuits, 4 h 55, « t’as déconné ». Contrairem­ent à ce qu’il pensait, après la ponte, ils étaient restés. À soigner, nourrir, nettoyer, à tour de rôle, leurs deux pigeonneau­x, d’une laideur remarquabl­e. Un duvet jaunâtre et rarissime. Un bec cabossé aux airs de pouce de vieillard arthritiqu­e. Des yeux fermés. Incapables de rien, sans leurs parents. Il passa cinq semaines à parler un peu avec la pigeonne, de choses et d’autres et à les regarder vivre (p.26), jusqu’à ce que les jeunes pigeons puissent voler. La nuit qui suivit, la voix blanche lui glissa « ça ira, tu verras ». Le lendemain, il put arroser l’olivier, la famille était partie.

il reconnut la voix de ses nuits

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