Stylist

LES ROUTES DU RHUM

- par Aude Walker Directrice de la rédaction

Le gardien du phare avait accompagné ses deux filles au port pour qu’elles attrapent le bateau de 19 h. Pour rigoler, pour être un peu mélancoliq­ue aussi, il les avait invitées à installer leurs grands corps de 18 et 19 ans d’âge dans le char à bras dans lequel il les tractait sur les sentiers de l’île pour les emmener se baigner quand elles étaient petites filles. Maintenant qu’elles étaient reparties dans la navette vers leurs vies urbaines, loin de leur père, le fou rire partagé quand ils avaient atterri tous les trois le cul sur le goudron lui mettait le coeur en miettes. Il répara son vélo qui avait déraillé à cause de la chute, passa ses doigts pleins de cambouis dans sa longue chevelure encore brune, retenue en queue-de-cheval basse, et pédala à travers le village, debout bien tendu sur les pédales, comme toujours, quand il passait devant les bars à ivrognes insulaires avant de se rendre chez lui, à l’autre bout de l’île, au phare. Pour ne pas redevenir ce déchet pas capable de se garder lui-même ; alors une île entière, des bateaux, la mer, ses filles… Quand la tête du vieux Jacques vissée sur son ventre qui faisait comme une prothèse de théâtre élisabétha­in avait stoppé sa trajectoir­e, il sut tout de suite que ce serait difficile, parce qu’il n’avait pas eu le temps de totalement ravaler à coups de pédales la tristesse de ses grandes filles sur le bateau, transformé­e en détresse existentie­lle en quelques secondes seulement. Refusant de comprendre sa sobriété heureuse, refusant de s’emparer du miroir tendu par le passé alcoolique de son ex-copain de rade, il l’invita une fois de plus, en faisant claquer sa grosse main sur son épaule, à venir boire des coups à la santé d’avant. Le gardien du phare ferma ses paupières invisibles et sutura vite fait les plaies intérieure­s à vif. Il y parvint mais rien que le vertige de la possibilit­é de suivre Jacques l’assoiffa pour de bon. Sans prendre le temps de saluer son ex-copain, il se retrouva à pédaler à travers les pins comme un furieux sur les sentiers désertés par les vacanciers à cette heure. Avec un seul truc en ligne de mire : une de ses plongées en apnée dans l’eau noire de la crique au pied du phare pour retrouver son souffle. Vélo, vêtements, tongs jetées dans les mûriers, vingt minutes de respiratio­n yogique en tailleur, des cailloux plantés dans le cul, puis le fond de l’eau, enfin. Le seul bien matériel qu’on fut en mesure d’envoyer à ses filles après sa disparitio­n dans la nature était un médaillon de sobriété en bronze, trouvé dans un mûrier, sur lequel était gravé : « Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de changer les choses que je peux et la sagesse d’en connaître la différence.» (p. 28)

“Vélo, vêtements, tongs jetées dans les mûriers”

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France