Tampon!

“THAT TRY!’’

Au terme d’une course folle, a sans doute inscrit, le 27 janvier 1973 à Cardiff, sous le maillot noir et blanc des Barbarians, le plus bel essai du XXE siècle face à la Nouvelle-zélande. Six des sept joueurs impliqués dans le mouvement étaient Gallois, co

- PAR SÉBASTIEN DUVAL à CARDIFF ET QUENTIN MOYNET / PHOTOS: PRESSE SPORTS, ICONSPORT ET DR

Tradition et standing obligent, seuls les internatio­naux gallois, actuels ou passés, sont autorisés les jours de match à profiter des confortabl­es canapés en cuir. Mais en ce matin d’octobre de Coupe du monde, l’internatio­nal Players Lounge du Millennium Stadium de Cardiff grouille de pique-assiettes et de retraités, coquelicot­s en papier agrafés à la boutonnièr­e. Les traits se sont creusés depuis leurs photos en noir et blanc mais les connaisseu­rs et les nostalgiqu­es parviennen­t à distinguer dans l’assemblée les carrures vieillissa­ntes de Phil Bennett, JPR Williams, John Dawes et Tommy David qui ont répondu présent à l’invitation de leur ancien coéquipier, J. J. Williams, pour le lancement de son autobiogra­phie, sobrement intitulée The Life and Times of a Rugby Legend. Un lien particulie­r unit ces quatre-là. Une action de 25 secondes, six passes et 90 mètres entrée au panthéon du rugby. Leurs noms resteront à jamais associés à “l’essai du siècle” des Barbarians, face à la Nouvelle-zélande, en 1973, à l’arms Park de Cardiff. John Dawes, le plus âgé de la bande, a toujours la nostalgie facile. “On continue, à chaque fois que l’on se retrouve, la conversati­on entamée à l’époque. On parle de tout et de rien, de la vie en général, mais on finit toujours par revenir à ce match, avoue le capitaine des BaaBaas victorieux des Blacks 23-11. Qui a fait quoi? Qui a raté un plaquage? Si je ne devais en rejouer qu’un seul, ce serait celui-là, sans hésiter. Et je pense que tous les autres vous diraient la même chose.”

Voilà maintenant plus de 40 ans que les sept joueurs impliqués dans l’essai marqué dès la 3e minute en reparlent à chaque buffet, sans jamais s’en lasser. Phil Bennett est même arrivé un peu en avance pour raconter son inspiratio­n du 27 janvier 1973. Il est celui qui allume la

“J’arrive à éviter Alistair Scown, mais je n’avais pas réalisé qu’il y avait deux ou trois autres All Blacks derrière lui. ‘Oh mon Dieu, dans quoi je me suis embarqué?’” Phil Bennett, l’ouvreur qui initie l’action

flamme et initie devant ses poteaux le mouvement, quand tout le stade s’attend à le voir dégager au pied. Son club de Llanelli (prononcez “chlanechli” en serrant les dents) a affronté, quelques semaines plus tôt, la même sélection néo-zélandaise, pour une victoire 9-3 immortalis­ée par le troubadour gallois Max Boyce dans sa chanson The Day the Pubs Ran Dry. Le jour où les pubs de la ville ont fini à sec, Bennett a pour garde rapprochée le troisième ligne All Black Alistair Scown. “Il m’a suivi tout le match, mais j’ai réussi à l’éliminer sur un ou deux crochets intérieurs.” Sa marque de fabrique. En “phase d’apprentiss­age”, le jeune demi d’ouverture cherche alors encore à se tailler un nom après la retraite inattendue de son illustre prédécesse­ur, le génial Barry John. “Je voulais donner du plaisir au public, lui montrer que je n’étais pas un mauvais joueur, racontet-il avec l’accent chantant des Gallois de l’ouest. Ce match m’a permis de prendre une nouvelle dimension.” Avant de rentrer sur le terrain, l’entraîneur des Barbarians, Carwyn James, qui est aussi celui de Llanelli, lui demande de “(se) faire plaisir, de relancer”. Des mots qui résonnent dans son esprit lorsqu’il réceptionn­e tant bien que mal un ballon dégagé par l’ailier néo-zélandais Bryan Williams. “Je n’avais qu’une fraction de seconde pour me décider. Mais avant de pouvoir faire quoi que ce soit, qui vois-je arriver sur moi à cent à l’heure? Alistair Scown! Je me suis dit: ‘Ce n’est pas possible, tu n’abandonnes jamais mon garçon.’ J’arrive à l’éviter, mais je n’avais pas réalisé qu’il y avait deux ou trois autres All Blacks derrière lui. ‘Oh mon Dieu, dans quoi je me suis embarqué?’”

Cravate, avantage et intrus anglais

Deux crochets intérieurs plus tard, Bennett transmet à JPR Williams qui a senti le coup venir. “Pour avoir joué

“La réaction du public a été incroyable. On a tout de suite réalisé que quelque chose de spécial venait d’arriver” John Dawes, capitaine gallois des Barbarians.

avec Phil chez les jeunes, je me doutais qu’il allait relancer”, confie l’ancien arrière, les joues creuses toujours barrées de ses légendaire­s rouflaquet­tes. Stoppé net par une cravate de Bryan Williams, John Peter Rhys ne voit même pas la ligne des 22 mètres. “Ça aurait sans doute fait carton jaune aujourd’hui et le jeu aurait été arrêté. Les plaquages hauts ne sont pourtant jamais aussi dangereux qu’ils en ont l’air, car le cou est en hyperexten­sion”, détaille le chirurgien à la ville en montrant sa glotte. Sauf que Georges Domercq, “premier français à avoir dirigé un test-match”, comme il aime le rappeler, tient le sifflet. Alors que les officiels anglais et gallois sont à l’époque très à cheval sur le règlement –“Law is law”–, lui aime laisser l’avantage. “D’ailleurs, le lendemain du match, je suis rentré avec les All Blacks qui venaient jouer en France, à Tarbes. Dans l’avion, le troisième ligne néo-zélandais Alex Wyllie est venu me voir, il m’a dit en riant: ‘Je ne suis pas content de votre arbitrage, vous auriez dû siffler plus souvent, vous nous avez fatigués à trop laisser jouer’”, s’en amuse l’homme de 84 ans qui n’a pas hésité une seconde à laisser vivre l’action. Parce que, comme les Blacks, Domercq s’est laissé embarquer par les crochets de Bennett. “Sans doute que 99 fois sur 100, Bennett aurait tapé en touche. Quand je le vois se mettre à gigoter, à faire ses contre-pieds, je suis pris dans l’action. Je ne suis pas du tout sûr de l’avoir maîtrisée d’un bout à l’autre. C’était tellement emballant... Donc, cravate ou pas, on laisse jouer.” Et tant mieux.

Car, malgré cette charge illégale, le ballon atterrit tant bien que mal dans les mains de John Pullin, l’intrus, le talonneur, et surtout, l’anglais de service dans cette histoire si galloise. “On aurait dû faire une passe sautée”, glousse Tommy David sous sa moustache. Ce match, David n’aurait jamais dû le disputer, mais le troisième ligne a été appelé à la rescousse 48 heures avant pour pallier la blessure du numéro 8 anglais Andy Ripley. “Et là, Mervyn Davies doit déclarer forfait le matin même du match en raison d’une grippe. Il l’a regretté toute sa vie (Davies est décédé en 2012, ndlr), note David, pas encore internatio­nal à l’époque. J’étais au bon endroit au bon moment. Dans la vie, il faut savoir saisir sa chance.” L’opportunis­te prend sur l’action le relais de son compatriot­e John Dawes. À en croire le commentair­e passionné de Cliff Morgan sur la BBC, le capitaine aurait effectué une feinte de passe, pas forcément évidente au vu des images. “Il faut lui faire confiance. S’il a dit que c’était une feinte de passe, alors c’en était une”, glisse Dawes dans un sourire. Devenu avec succès sélectionn­eur du pays de Galles après avoir raccroché ses crampons, le septuagéna­ire discret ne se rappelle plus très bien ses paroles d’avantmatch, dans les vestiaires de l’arms Park, mais il entend encore les tribunes gronder de plaisir après cet essai venu très tôt dans la partie. “La réaction du public a été incroyable. On a tout de suite réalisé que quelque chose de spécial venait d’arriver.”

“Il n’y a évidemment pas en-avant”

Si les Barbarians ne se sont retrouvés que deux jours plus tôt, la plupart des joueurs se connaissai­ent déjà pour avoir participé, en 1971, à la tournée victorieus­e des Lions britanniqu­es et irlandais en Nouvelle-zélande. La préparatio­n snobe la diététique. “On a partagé un bon repas et quelques verres de vin qui nous ont replongés dans l’ambiance de cette tournée, poursuit Dawes. On voulait montrer au public britanniqu­e le type de rugby que l’on avait joué là-bas.” Un rugby de mouvement, véloce et audacieux, que les Baa-baas déroulent à la perfection sur la pelouse de Cardiff. “On se souvient de cet essai, mais le match a été spectacula­ire de bout en bout. Tout le monde a oublié le dernier essai, que j’ai pourtant marqué au terme d’un autre long mouvement”, relève JPR Williams avec une pointe de regret. “Un essai à 25 ou 26 passes, souffle Domercq, qui a revu le match des dizaines de fois. Après l’essai d’edwards, ça a été la folie pendant toute la rencontre. Je n’ai pas revu un tel spectacle depuis. Ça a démarré avec les changement­s d’appuis de Bennett et l’essai marqué au bout. Ce jour-là, il s’est passé quelque chose.” Le soir aussi, la troisième mi-temps a été à la hauteur des deux premières. Tommy David confie “la pire gueule de bois” de sa vie le lendemain matin. “On est rentrés à l’hôtel et on a beaucoup bu. Le match avait été tellement extraordin­aire que tous les supporters venaient nous taper dans le dos et nous payer des verres. On n’était pas forcément des gros buveurs, mais on s’est tous laissés emporter par l’ambiance.” Résultat: le pays de Galles perd la semaine suivante en Écosse un match largement à sa portée. “On était complèteme­nt vidés mentalemen­t et physiqueme­nt”, diagnostiq­ue le docteur JPR Williams depuis les salons du Millennium.

Gareth Edwards (68 ans), excusé, n’a pas pu venir se faire dédicacer l’ouvrage de l’autre Williams, J. J., mais l’ancien demi de mêlée a pris le temps de recevoir la veille dans une loge de l’arms Park, qui avait une autre allure en 1973, lorsqu’il a plongé dans l’en-but après d’une course folle. “Le décor a changé, mais l’esprit est toujours là, assure-t-il. C’est mon foyer spirituel. À chaque fois que je franchis les grilles, je me revois 40 ans en arrière.” Il se revoit surgir de nulle part, à pleine vitesse, pour attraper du bout des doigts une passe de Derek Quinnell plutôt destinée à l’ailier gauche John Bevan ; le Michael Collins de l’affaire, le seul Gallois des Barbarians condamné à regarder ses copains marquer l’histoire à l’écart depuis son module lunaire. La postérité tient à peu de choses. “Où que j’aille dans le monde, encore maintenant, les gens me parlent de cet essai, s’étonne Edwards. Ils disent d’ailleurs tout simplement ‘ that try’, sans préciser. Alors, parfois, pour plaisanter, je leur demande lequel.” Un essai mythique qui aurait pu être annulé aujourd’hui d’un simple appel à la vidéo, pour dénoncer un en-avant possible de Quinnell sur sa passe à Edwards. “Non, il n’y avait pas en-avant, rétorque Domercq. J’étais bien placé, à quatre ou cinq mètres derrière, je pouvais voir s’il y avait en-avant ou pas. Ça n’a été contesté par personne, surtout pas par les All Blacks. Aujourd’hui encore, ils regardent cet essai avec les mêmes yeux ébahis que nous.” Sans grande surprise, Quinnell acquiesce. “La seule personne qui puisse juger cette passe, c’est l’arbitre. S’il dit qu’il n’y a pas en-avant, vous avez votre réponse, il n’y a évidemment pas en-avant.” Imparable.

Même sur une VHS en Russie

Montre en or au poignet et cravate soigneusem­ent glissée sous un pull col V, celui que beaucoup considèren­t comme le plus grand joueur du siècle dernier a gardé l’élégance naturelle qu’il avait jadis sur les terrains. De son sac à anecdotes, Gareth Edwards en exhume une inattendue, ramenée d’un voyage de pêche en Russie, dans les années 90: “C’était après la chute du mur de Berlin, dans un village isolé que nous avions rejoint après trois heures d’hélicoptèr­e. Le maire avait été l’un des plus jeunes

“On est rentrés à l’hôtel et on a beaucoup bu. Le match avait été tellement extraordin­aire que tous les supporters venaient nous taper dans le dos et nous payer des verres” Tommy David, le sélectionn­é de la dernière heure

commandant­s de sous-marins nucléaires de l’union soviétique. Il était de retour chez lui et essayait de donner un second souffle à son village à travers le tourisme. Après le troisième ou quatrième jour, il me dit: ‘Gareth, viens boire un coup à la maison, j’ai quelque chose à te montrer.’ J’y suis allé, on a bu une vodka. Il y avait un vieux poste de télé. Il a sorti une VHS, l’a glissée dans le magnétosco­pe… C’était le match des Barbarians! Je me suis dit: ‘Ce n’est pas possible, pas ici, dans un endroit pareil.’”

Décoré par la reine l’été dernier pour “services rendus au sport et aux bonnes oeuvres”, Sir Edwards reconnaît, presque gêné, que son essai tient pour beaucoup de la madeleine d’un rugby perdu. “On y retrouve tout ce qui fait la beauté de ce sport: vision, anticipati­on, improvisat­ion, technique, collectif… Si Phil Bennett avait tapé le ballon en touche comme la logique l’imposait, je ne serais pas là à en parler 40 ans plus tard avec un journalist­e français, admet-il. Beaucoup d’essais merveilleu­x ont été marqués ces dernières années, mais il y a tellement de matchs aujourd’hui qu’on les oublie assez vite.” Derrière la vitre, des gosses s’entraînent sur la pelouse synthétiqu­e de l’arms Park. Penseur, la légende galloise balance entre admiration et scepticism­e. “Tous ces petits garçons, partout dans le pays, suivent très tôt le même système. La structure les écrase. Quand on avait leur âge, il n’y avait personne pour nous dire comment jouer, on allait simplement au parc, les rouges d’un côté et les ‘Anglais’ de l’autre.”

Une fierté galloise et ouvrière

Même s’il n’a pas été marqué sous le maillot frappé du poireau, cet essai symbolise aussi la domination galloise dans les années 70 (six victoires dans le Tournoi des cinq nations entre 1969 et 1979) ; l’avènement d’une génération dorée d’athlètes complets et d’attaquants-nés. “Je crois que ça vient de notre eau ou de l’air que l’on respire, avance Phil Bennett. Quelque chose de magique qui fait que ma région, à l’ouest du pays de Galles, a toujours produit des coureurs magnifique­s, alors que les vallées minières ont surtout vu grandir des avants costauds et coriaces.” L’ancien ouvreur a commencé dès ses 15 ans –“Il fallait aider la famille”– à travailler dans l’une des nombreuses aciéries de Llanelli. “L’ancien stade du club se trouvait à deux minutes de marche des usines. Les ouvriers finissaien­t le boulot à 14 h le samedi et venaient directemen­t nous voir. On jouait pour eux, pour leur faire plaisir. On nous appelait d’ailleurs parfois ‘ les hommes d’acier’.” Alors que l’industrie minière entame au début des années 70 un déclin inexorable, Gareth Edwards se sent alors investi d’une certaine responsabi­lité sociale. “On avait tous des emplois à plein temps et cela nous a permis d’avoir une a∞nité particuliè­re avec notre public, on était pleinement conscients de ce que le rugby représenta­it pour les Gallois. Pas comme les Anglais ou les Irlandais, qui étaient avocats ou médecins à la ville. Nous, quand on retournait à l’usine le lundi matin, on pouvait sentir à quel point l’ambiance était lourde si on avait perdu. On était, en revanche, accueillis comme des héros après nos victoires.” L’ancien numéro 9 a aujourd’hui une statue en bronze à son effigie qui toise les ménagères dans le plus grand centre commercial de Cardiff. Depuis juin dernier, on le retrouve également sur des bouteilles de whisky noir et blanc. La seule distilleri­e galloise, Penderyn, a sorti une édition spéciale “That Try”, en hommage au fameux essai des Barbarians. Un single malt tourbé de 41% qui laisse en bouche la même amertume que celle des Néo-zélandais ce jour de janvier 1973. Une délicieuse et inoubliabl­e amertume. TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR SD ET QM

“Nous avions tous des emplois à plein temps… Nous étions pleinement conscients de ce que le rugby représenta­it pour les Gallois. Pas comme les Anglais ou les Irlandais, qui étaient avocats ou médecins à la ville” Sir Gareth Edwards, auteur de l’essai et légende galloise.

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