Tampon!

André Boniface

Antoine Blondin et Roger Nimier ont écrit sur eux, Denis Lalanne les a à jamais immortalis­és comme les “Boni”. Guy et André Boniface étaient les jumeaux du rugby français malgré leurs trois ans d’écart. Avec ses jambes de feu et son punch, Guy, le cadet,

- RECUEILLIS PAR GL ET VR

Avec Guy, son regretté frère, il a peut-être formé la plus belle paire de centres vue dans l’histoire du XV de France. À 82 ans, le Landais n’a pas perdu sa verve légendaire et pimente ses souvenirs de quelques piques. La parole est à l’attaque.

Voilà que vient de s’achever l’exposition qui vous était consacrée à Montfort-en-chalosse… Elle m’a fait beaucoup de bien. Je ne vis qu’à travers ce souvenir de Montfort, c’est le départ de ma vie. Quand vous arrivez dans un village, qu’est-ce que vous voyez en premier? L’église. À Montfort, elle est à deux kilomètres et c’est le stade qui est au centre du village. De chez moi, on voyait les poteaux. Je crois que c’était le destin. L’après-midi, ma mère nous disait: ‘Allez aux vêpres.’ Évidemment, on s’arrêtait au stade. Au retour, on disait qu’on était allés aux vêpres… Mon père a acheté cette maison, la plus proche du stade, c’était notre jardin. Surtout que mon père est venu ici presque par hasard. Il est né à Mugron et il a eu le culot de venir se marier à Montfort ( à moins de dix kilomètres de Mugron, ndlr), d’y prendre ma mère et de rester y vivre malgré la rivalité avec sa ville natale.

Sans cette maison achetée par votre père, on ne serait pas là aujourd’hui? Exactement. Quand j’avais 12 ans, mon père a fait une autre chose déterminan­te. Un jour, il m’annonce: ‘On va aller voir jouer Tyrosse, tu vas voir un grand joueur.’ C’était contre Bayonne et j’ai vu Jean Dauger. Et en effet, il a pris le ballon, percé et marqué un essai. Plus tard, il est tombé, les mecs lui font mal au genou et il est sorti. J’ai dit à mon père: ‘Ça va, on peut partir.’ On a quitté le stade. Mon idéal de joueur a été ce type: Dauger. Il était le plus fort, il était beau, il avait tout.

Le sens de la formule, aussi. C’est lui qui a dit: ‘La passe est une offrande?’ Je ne sais pas si c’est de lui ou de moi. Je crois que c’est de moi.

La phrase lui est attribuée sur le fronton du stade de l’aviron Bayonnais. Oui, mais je crois bien que c’est moi qui ai dit ça. Après, ce qui est sûr, c’est que pendant le peu de temps que je suis resté à Dax, j’ai eu l’occasion de jouer avec lui. J’avais 16 ans et demi. C’était contre une équipe britanniqu­e, Glamorgan, et c’est à partir de ce jour-là que j’ai compris que ce n’était pas celui qui marquait qui faisait le boulot. J’avais marqué trois ou quatre essais mais j’avais le sentiment de n’avoir rien fait. Je faisais 10,8 secondes au 100 mètres, personne ne me rattrapait, mais Dauger faisait tout le boulot avant. Il me demandait de rester tout le temps en second centre, à ses côtés, lui créait le décalage et me donnait la balle. J’avais fait dix percées comme ça. C’est là que j’ai voulu dédier ma carrière à la passe, je crois que j’en ai même fait une dans l’en-but à Darrouy. Je ne suis jamais arrivé sur un arrière avec un coéquipier à côté en pensant faire une feinte de passe. Jamais. C’est facile de faire une feinte de passe et d’envoyer le gars en tribune.

Comment on se retrouve internatio­nal junior en jouant à Montfort? C’est l’un des exploits de ma carrière. Je jouais en Promotion Honneur, donc personne ne me connaissai­t. Quand je suis arrivé, personne ne m’a dit bonjour. J’avais 16 ans, mes coéquipier­s 19, des mecs qui jouaient à Toulouse, à Montferran­d, dans tous les grands clubs. Moi, j’avais mes chaussette­s tango et noir de Montfort et je me disais: ‘ Vivement l’heure du match, qu’ils voient qui je suis.’ Et j’ai été la révélation. Je pense que dans la vie, on est fait pour quelque chose, il suffit de rentrer dedans et de vivre avec.

Si vous voyez une certaine évidence dans votre destin, c’est peut-être aussi qu’à l’école primaire vos journées commençaie­nt par dix minutes de discussion sur le rugby? C’est vrai, on faisait le compte rendu du match de Montfort. Vous connaissez l’histoire de notre premier ballon de rugby? On n’avait pas de ballon, on se débrouilla­it avec des chiffons, des bérets. Mais on avait un copain qui avait du fric et son père lui avait promis qu’il lui offrirait un ballon de rugby s’il était premier en dictée. On avait raconté ça devant l’instituteu­r, qui a fait semblant de ne pas entendre. Il faisait 20 fautes par dictée, le type, mais à la fin du mois, il était premier avec 18… Son père lui a offert le ballon. Il était fou de rugby, l’instit’. Ce premier ballon, on l’avait à l’école et dès qu’on sortait, on posait les cartables et on jouait sur la place publique, qui était magnifique mais pleine de petits graviers. C’était un sacrilège de faire tomber le ballon, il ne fallait pas l’abîmer. Donc on était les petits All Blacks de Montfort!

Puisqu’on évoque les premières années, en quoi consistait exactement le métier de votre père, sellier-bourrelier? Moi, je ne sais pas planter un clou, mais mon père, lui, était d’une grande adresse. Il fabriquait tout ce qu’on voulait avec du cuir: des sacs à main, des valises, des fauteuils. Il travaillai­t sur commande. Et souvent, il ne faisait pas payer. Ma mère l’engueulait. Il était un peu poète, il était exceptionn­el, mon père. J’avais le plus beau cartable du lycée. Il était magnifique, avec des boucles. Quand il recevait le cuir, je le voyais le toucher, il était heureux, comme moi avec le ballon. Mon père n’a jamais joué au rugby mais il avait ce don pour le cuir, un rapport tactile avec la matière qu’il m’a peutêtre transmis et qu’il tenait de son père, sellier-bourrelier également. Le grand-père, c’était un animateur dans le village. Ma grand-mère l’emmerdait beaucoup. Alors il allait à la pêche mais ne mettait pas d’hameçon. Il ne voulait juste pas être emmerdé. Il dormait tout l’aprèsmidi… Ça définit l’homme. Ma grand-mère lui faisait remarquer qu’il n’attrapait jamais rien. ‘Ça mord pas, qu’est-ce que tu veux faire?’

Effectivem­ent, un sacré numéro! Il était un peu le précurseur de mon frère Guy, qui passait des nuits entières avec les gens à discuter, à chanter. C’était un épicurien. Le grand-père buvait un peu de vin blanc tous les jours. Il avait un circuit dans le village, qu’il suivait avec un copain. Et il y avait, à Mugron, un petit bistrot qui s’appelait Chez Nénette. La serveuse avait des seins énormes. Quand il y avait un match, il ne regardait pas la télévision, il restait tourné vers elle. On lui disait: ‘Mais tu ne regardes pas tes petits-fils?’ ‘Je vais les voir lundi, ils vont venir à la maison.’ C’était un type drôle.

Vous dites que votre grand-père ressemblai­t à votre frère Guy, et vous, quel genre de personnali­té aviez-vous, alors? Plus taiseux? Moi, j’étais le garde-fou. Quand je partais en sélection à Paris, je pouvais passer une nuit entière à parler avec un gars que je ne connaissai­s pas si je sentais qu’il était un peu passionné. Je n’étais pas un taiseux avec les gens qui aimaient parler de rugby, quoi. Mais mon frère, lui, faisait le tour de Paris. C’est le premier joueur de rugby qui est rentré Chez Castel. Il était à l’avant-garde de tout. Il a eu la première Austin des Landes, il était habillé en Levi’s, de la chemise jusqu’au

“J’ai voulu dédier ma carrière à la passe, je crois que j’en ai même fait une dans l’en-but à Darrouy. Je ne suis jamais arrivé sur un arrière avec un coéquipier à côté en pensant faire une feinte de passe. Jamais”

pantalon. Guy a ramené Roger Nimier, Françoise Sagan, Antoine Blondin. Moi, j’ai ramené Jean Lacouture. C’était pas le show-biz, c’était le talent qui était avec nous.

Blondin, vous reconnaiss­ez qu’il a quand même largement participé à la mythologie, la légende des Boniface… Ah oui! Vous avez lu ce qu’il a écrit sur nous? Sur Guy? Il a écrit des choses magnifique­s que l’on ne peut pas écrire si on n’aime pas quelqu’un. Il y avait une relation fusionnell­e entre eux. Antoine avait acheté un moulin à Mont-de-marsan, magnifique. Il voulait faire un club-house à l’anglaise pour le club. Il était même venu vivre chez nous. Un soir, il avait vomi partout! Ma mère m’a dit: ‘Mais qui c’est?’, je lui ai répondu: ‘C’est un copain de Guy.’ ‘Ah bon, alors on peut rien dire!’

Vous parlez d’une relation fusionnell­e entre Guy et Blondin, mais que dire de celle que vous entretenie­z avec votre frère… Pour ma première

“On est vraiment devenus comme des jumeaux avec Guy. En déplacemen­t, on n’avait pas besoin d’une chambre avec deux lits, un seul, ça nous allait très bien”

sélection, je ne suis pas resté au banquet à Paris. Je suis rentré en train de nuit, je voulais revenir à Montfort. Je suis arrivé à l’église à l’heure de la messe. Quand j’ai ouvert la porte, en entendant le bruit du loquet, mon frère a dit à son copain: ‘C’est Dédé qui arrive.’ Il a eu une intuition. J’avais mis le maillot dans un journal, je lui ai donné. Plus tard, on est vraiment devenus comme des jumeaux. En déplacemen­t, on n’avait pas besoin d’une chambre avec deux lits, un seul nous suffisait. On ne se quittait pas.

Le truc fou, c’est que quand Guy intègre l’équipe première de Mont-de-marsan, vous êtes le premier surpris. Je ne me doutais pas qu’il était bon. Quand il était à Montfort, il était besogneux, il ne courait pas bien, il n’était pas très adroit. Il a débuté talonneur, puis est passé directemen­t de Montfort à Mont-de-marsan, alors que moi je suis passé par Dax, où j’ai été interne au collège pendant six ans. Quand je partais à l’internat, du lundi au samedi, il pleurait, il venait alors me voir avec ma mère le jeudi, et il pleurait quand il me quittait. C’est le rugby qui nous a séparés pour mieux nous réunir. Un jour, à Mont-de-marsan, j’entends dire dans le vestiaire qu’il y a un jeune qui va jouer en 16e de finale contre Dax. C’était Guy! À 17 ans et demi, il est rentré en première sans prévenir. Jamais je ne l’aurais imaginé.

Vous vous posiez la question de savoir qui était le meilleur? Non, la connerie, c’est les gens qui disent: ‘ Ton frère était meilleur que toi’, ou l’inverse, c’est pire que tout. Guy se serait battu si quelqu’un lui avait dit ça, il lui aurait foutu un marron.

Et vous? Moi je dis qu’on était pareil, complément­aires. Mais avec beaucoup plus de mérite pour mon frère parce que physiqueme­nt, il n’avait pas les mêmes qualités naturelles. Avec Guy, on se demandait tout le temps: ‘Qu’est-ce qu’on en aurait fait du petit?’ Parce qu’on a perdu un frère, Bernard, tout jeune, d’une bronchite. ‘ On l’aurait mis à l’ouverture? À l’arrière? Pas à l’aile, ça c’est sûr, c’était le troisième.’ Ma mère était enceinte quand mon père est parti à la guerre et a été fait prisonnier. Il a eu une permission pour la mort de son fils. Il ne l’a jamais vu vivant. Le petit, il aurait été dans le rugby, c’est sûr.

L’accident mortel de votre frère ne vous a-t-il pas éloigné du rugby? Ah si, ça m’a démoli. Pendant plus d’un an, je n’ai pas vu un match à la télé, j’ai quitté presque tout et j’ai vécu à Montfort avec mon père et ma mère, qui était complèteme­nt anéantie, elle avait perdu un frère à 20 ans, son père à 40, son fils à 30, et le petit… Ma mère était toujours habillée en noir. Alors on disait: ‘Elle ne fait que pleurer’, mais elle n’a eu que des chagrins dans sa vie.

Et vous, comment avez-vous trouvé la force après la mort de Guy? Je pensais ne jamais rejouer. Je ne sais pas, le rugby fait partie de ma vie, quoi, je n’ai jamais pensé à devenir riche, banquier, intellectu­el. Physiqueme­nt, après l’accident de mon frère, j’étais détérioré. Je me suis remis un peu en faisant des entraîneme­nts physiques seul, tout ça, mais j’étais devenu un zombie pendant un an. J’avais 33 ans. On allait

“Depuis l’âge de 20 ans, je n’ai plus mangé de viande, de pain, plus bu d’alcool, et je n’ai jamais fumé de ma vie. Les copains, aujourd’hui, quand ils vont au restaurant à Montfort, ils commandent le tournedos Rossini. Moi, c’est omelette et sole”

réveillonn­er ensemble ( le 31 décembre 1967, ndlr), dans un petit village à côté de Mont-de-Marsan. J’étais avec ma femme et des amis, on attendait Guy, qui était toujours en retard. Les gens me regardaien­t bizarremen­t. En fait, ils apprenaien­t par la télé ou la radio que mon frère avait eu un accident. Il était dans une clinique à dix kilomètres, à Saint-sever. Il avait eu un accident mais on ne savait pas si c’était grave. Donc moi, j’arrive à l’hôpital pour une cheville cassée, quoi. Le pauvre… Il est mort dans la nuit. Le père du gars qui a reçu mon frère avait soigné la tuberculos­e de mon père dans cette même clinique. On a été des enfants de bonheur, mais on n’a pas été gâtés. Votre père suivait vos matchs? Il venait nous voir au stade, il se mettait dans une tribune, personne ne savait qui il était. Une fois, en Écosse, je l’ai repéré dans les tribunes, à l’instinct. J’ai interpellé mon frère: ‘Regarde où est papa!’ Il était au dernier rang, derrière les poteaux. Je suis tout de même allé voir le sélectionn­eur et je l’ai traité de tout, de gros cochon. ‘Ses deux fils jouent et vous lui filez la place la plus vilaine?’ Les sélectionn­eurs étaient là, avec leur gros cigare, à dormir la moitié du match, et lui était à cette place. Mais mon père ne se plaignait jamais.

En équipe de France, tout commence comme sur un nuage, et puis ça se complique puisque vous êtes régulièrem­ent placardisé. Pourquoi? Pour moi, ça a été facile pendant des années. Je ne regardais pas la compositio­n des équipes, je savais que j’y étais. Et puis, il y a eu cette cassure et ils ont commencé à m’emmerder. C’est arrivé presque au même moment que les débuts internatio­naux de mon frère ( en 1960, ndlr). Pour nous, ça a été dramatique, ils ne nous faisaient pas jouer ensemble. Jusqu’au jour où on a déclaré à L’AFP que nous ne jouerions plus qu’ensemble. C’était un ultimatum. À partir de là, on a fait notre fin de carrière ensemble, jusqu’à l’accident.

Est-ce que c’est vrai qu’un jour, Jean Gachassin (ouvreur du XV de France, ndlr) a dit: ‘On s’en fout de ce qu’exige l’entraîneur, on va jouer comme on veut’? Oui, c’était exactement ça. C’était le jour où je suis revenu après un an de purgatoire: France- Galles, à Paris. On menait 19-0, l’arbitre s’est sectionné le tendon d’achille. Bernard Marie, le père de Michèle Alliot-marie, l’a alors remplacé. Il nous a bouffé le match. Sa fille m’a appelé il y a deux ans: ‘Mon père serait content de vous rencontrer, tous.’ J’ai répondu: ‘Ah non, il n’y en a aucun qui veut manger avec lui.’ On était partis pour filer 40 points aux Gallois et il nous a privés de ballon pendant tout le reste de la partie, on n’a rien pu faire.

Et derrière, vous et la bande des frondeurs avaient été sanctionné­s. Non, avec Jean Prat ( alors sélectionn­eur, ndlr), on faisait ce qu’on voulait. J’ai joué treize saisons en équipe de France, les meilleures, c’étaient les trois ou quatre dernières. On pouvait faire du jeu et jusqu’à la passe intercepté­e à Cardiff de Gachassin ( en 1965, ndlr), je me suis épanoui. C’est formidable de se faire virer sur une passe à 80 mètres de la ligne de but. Ce n’était quand même pas une offense au jeu. Le mec qui a intercepté a été fort. On a été viré tous les trois: Gachassin, Guy et moi.

Vous avez eu 48 sélections en treize ans mais vous n’avez jamais été capitaine… Jamais. Même Darrouy a été capitaine en équipe de France, alors qu’à Mont-de-marsan, il aurait été le cinquième choix. Moi, je l’ai été pendant quinze ans, jusqu’à ce que je sois suspendu six mois et que la fédé m’interdise de capitanat à Mont-de-marsan. Tout ça, c’était pour m’emmerder.

On peut revenir sur cette suspension? Quand Mont-de-marsan a été champion, on est allés en Roumanie pour rencontrer le champion national. J’y étais déjà allé, ce n’était pas un cadeau. On a joué dans l’eau. Un petit Montois était pris par un gros pilier roumain, qui allait le noyer. Voyant ça, je lui ai foutu un coup de pied au cul, c’était symbolique. (Les bras chargés de pâtisserie­s, Alain Juppé, de passage à Hossegor, salue André Boniface) L’arbitre m’a demandé de sortir. C’était un arbitre italien inconnu, je ne suis pas sorti. Je suis arrivé à Paris le lendemain, j’étais déjà suspendu six mois sans avoir été auditionné, c’était encore une injustice. On me privait de la tournée en Afrique du Sud. Ni mon frère ni moi ne sommes partis.

Vous êtes finalement champion, une seule fois, en 1963. Quel souvenir gardez-vous du Brennus? Ce titre n’était pas pour nous, c’était pour la ville, pour ces gens qui nous supportaie­nt depuis des années. Le bonheur, on l’a donné à 20 000 personnes. Le plus beau, c’était la demifinale Mont-de-marsan-lourdes, à Lyon. Mais la finale n’a pas été extraordin­aire. Mont-de-Marsan-dax, c’était injouable. C’étaient quinze jours de folie, de conneries. Il ne fallait pas perdre. À Dax, ils l’attendent toujours, le titre. Ils ne l’auront jamais.

En 1965, vous êtes expulsé en demi-finale contre Brive… À cause d’un mec odieux de Brive. Seulement moi et sa mère connaissio­ns son nom. Il s’appelle Saran. Il se mettait en face de nous –qu’il était vilain avec sa moustache– et nous insultait. C’était infernal, il parlait de ma mère. À force, il a réussi son coup, il m’a fait expulser et mon frère a été blessé à la cheville. On partait pour remporter le titre et cet incident nous a foutus en l’air. J’ai retrouvé ce Saran, 30 ans après. J’allais signer mon bouquin à la foire du livre de Brive. J’en signe 1 000, 2 000 et il y a un mec qui arrive devant moi, je lui dis: ‘Je ne te signerai pas le livre.’ ‘Pourquoi?’ ‘Je sais qui tu es.’ Trente ans que je ne l’avais pas vu, je n’ai pas signé son livre. C’est une mémoire particuliè­re, hein?

“Nos carences vont se révéler dans le Tournoi des six nations à nouveau, les Anglais vont nous filer 20 points. Vous verrez, on en reparlera”

Pour vos débuts en sélection, non seulement vous gagnez le premier Tournoi des cinq nations du XV de France, mais vous battez aussi les Blacks, une première. Pourquoi vous avez toujours minimisé cette victoire? Je leur trouvais des excuses, je crois qu’ils étaient sortis la veille, je ne peux pas croire qu’on ait pu les battre à leur vrai niveau, quoi. On a quand même battu les All Blacks, on ne s’en rendait pas compte, pourtant c’était du jamais-vu. Je me régale toujours à les voir aujourd’hui. L’autre jour, ils étaient un peu au bout du rouleau ( contre la France, en novembre dernier, ndlr). Et en plus, on les habille en gris, je ne veux pas qu’on leur enlève le maillot. Du coup, ma femme a dit: ‘Je ne veux pas regarder le match, ce ne sont pas les All Blacks.’ Avec eux, j’ai toujours l’espoir de voir de temps en temps de belles actions. Sur ce match, j’ai aimé le mouvement du petit de Bordeaux, Serin, quand il a délicateme­nt donné sa balle, et puis il a redressé le buste, il était beau. Ça ne dure pas longtemps mais l’image reste. Ça se voit qu’il a du talent.

Quelle est la part de don dans votre carrière? Le don, c’est ce qu’il y a de plus fragile. C’est beau d’être doué mais il ne faut pas vivre sur ses acquis, le plus dur c’est de se maintenir. J’en ai vus des mecs doués à 18 ans, dont on n’entendait plus parler ensuite. Le don, c’est dangereux, c’est du cristal, ça explose facilement. L’entretenir, c’est le plus dur. À 20 ans, je me suis bousillé le genou. Je suis allé voir le célèbre professeur Geneste à Bordeaux, il m’a diagnostiq­ué une rupture des ligaments croisés. C’était en 1954. Il m’a dit: ‘Si on t’opère, peut-être que tu ne pourras plus jamais jouer. Mais je vais te conseiller un truc, tu vas faire de la rééducatio­n tous les jours pour muscler autour du genou, et tu vas jouer comme ça.’ J’ai fait ça pendant quinze ans. Chez moi, j’avais construit des poids comme chez les kinés, j’ai soulevé des tonnes tous les jours. J’ai fait ma carrière avec un genou, l’autre était pété. J’ai aussi joué pendant dix ans avec quatre doigts. J’attachais mon doigt pété. Quand je loupais un ballon, je montrais ma main et je disais que je n’avais que quatre doigts. Les gens disaient que j’étais doué, mais ils ne savaient pas que je faisais de la rééducatio­n tous les jours. Et depuis l’âge de 20 ans, je n’ai plus mangé de viande, de pain, plus bu d’alcool, et j’ai jamais fumé de ma vie. Les copains aujourd’hui, quand ils vont au restaurant à Montfort, ils commandent le tournedos Rossini. Moi, c’est omelette et sole. La viande, ça fout des claquages.

À votre époque, vous finissiez les entraîneme­nts par des matchs de rugby à 7… Oui, tous, huit contre huit, ou neuf, ça dépend combien on était, c’était la récompense de l’entraîneme­nt. Des passes, quoi, c’était le bonheur. Quand j’ai entraîné, sur une heure d’entraîneme­nt, on faisait 50 minutes de ballon. Le joueur de rugby, même un pilier, est intéressé par le ballon. Les faire courir, se baisser, se relever, ça les emmerde. Les All Blacks ont tout le temps le ballon dans les mains.

Votre première tournée en Nouvelle-zélande en 1961, ça a été une révélation? Je n’ai que des regrets sur cette tournée. Les All Blacks n’attendaien­t qu’une chose, que les Français leur montrent le jeu, le french flair. Et on n’a pas pu les régaler, on avait un ballon sur dix, on avait des avants… On aurait été balayés par Mont-de-Marsan avec ces avants! J’avais envie qu’on leur montre ce qu’était notre jeu. En face, je ne me rappelle pas d’un trois-quarts, ils étaient ignares en rugby.

C’est pour ça que vous ne citez que des avants quand vous parlez des Blacks? Colin Meads, Brian Lochore, Wilson Whineray, en les voyant jouer à la main, je sentais qu’il y avait une éducation du jeu, mais elle n’était pas faite pour les trois-quarts. Alors, ils voulaient qu’on joue pour leur montrer.

Leur montrer quoi? Le french flair? C’est les Britanniqu­es qui ont inventé ce mot, sûrement qu’on l’avait. Aujourd’hui, on vit sur cette réputation mais le french flair, c’est fini. Ce qui me fait mal au coeur, c’est qu’on joue n’importe comment. Là, on est contents parce qu’on a perdu de peu devant des All Blacks qui étaient fatigués. Devant l’australie aussi, qui sortait d’une défaite contre l’irlande. Nos carences vont se révéler dans le Tournoi des six nations à nouveau, les Anglais vont nous filer 20 points. Vous verrez, on en reparlera.

D’où vient le problème? C’est la formation qui est en faillite. En Nouvelle-zélande c’est une formation libre de 8 à 12 ans, on pose son cartable, on se met pieds nus, on joue jusqu’à la nuit, ça ne se passe pas dans les écoles de rugby. À cet âge, il faut une liberté d’esprit, de jeu, lancer le ballon, l’attraper, faire des passes croisées, faire n’importe quoi. L’éducation technique c’est à cet âge. Retallick n’était peutêtre pas costaud à 12 ans, il jouait peut-être centre, et là, il est devenu un deuxième ligne qui passe les ballons mieux que Bastareaud. J’ai un ami qui me racontait que son gamin de 10 ans, en assistant à l’échauffeme­nt avant le dernier France-Nouvelle-zélande, lui a demandé si les deux équipes allaient vraiment jouer au même jeu. Il voyait les Français rentrer dans des boucliers et, de l’autre côté, les gars se passaient le ballon. C’est pas mal de remarquer ça à cet âge.

En équipe de France, il y a eu des centres qui ont trouvé grâce à vos yeux? Il y en a un qui a le record de sélections, Sella. Pourtant, il ne m’a jamais fait monter au plafond. Il jouait à côté d’un mec à Agen qui s’appelait Mothe, un petit technicien, très fort. Les deux avaient une complément­arité qui a rendu énormément service à Sella. Codorniou était fort malgré sa taille. C’est aussi la particular­ité d’un grand joueur, un petit devient grand en courant. Alors qu’il y a des grands qui deviennent petits en courant. Traille, quand il courait, il devenait petit. Gachassin et Codorniou, c’était l’inverse. Gachassin était un grand attaquant, le meilleur que l’on ait eu.

Vous avez des souvenirs, en tant qu’acteur, des moments de jeu les plus jouissifs que vous avez vécus? Ce sont des fulgurance­s, comme ça, quand on passe entre deux joueurs. Mitterrand, avec qui j’ai joué au golf ici, m’a demandé: ‘Comment faisiez-vous pour passer avec une telle facilité au milieu des gens?’ Je lui ai répondu: ‘Je ne m’en rendais pas compte, il ne fallait pas me regarder, il fallait regarder les gens qui couraient à côté de moi.’ Je trompais un peu les gens par mon allure mais j’étais à fond, parfois, alors que les gens pensaient que j’en gardais sous la semelle.

Vous avez aussi mangé des ortolans avec lui? Non. Mais il en avait chez lui, paraît-il. Juppé en a chez lui, ici. J’ai mangé une fois à Latche, chez Mitterrand. Il m’a appelé: ‘J’aimerais jouer

“Codorniou était fort malgré sa taille. C’est aussi la particular­ité d’un grand joueur: un petit devient grand en courant. Alors qu’il y a des grands qui deviennent petits en courant. Traille, quand il courait, il devenait petit”

au golf avec vous.’ Je crois que c’est Glavany qui m’a mis en relation, je l’ai trouvé agréable. La première fois, non. Le type vous étudie. Après, on était en dilettante, je pouvais croire que c’était moi le président de la République.

En 2012, vous avez dit que le rugby allait mourir en France. Ah bon? Eh bien, il est presque mort. Ce n’est pas le nouvel état-major qui va le faire revivre.

Vous parlez de Bernard Laporte. Vous avez eu une embrouille avec lui par presse interposée en 2012. Bah, il y avait 3-3 à la mi-temps d’un Mont-de-marsan-toulon. Près de 25 millions de budget pour Toulon, quatre millions pour Mont-de-marsan. Quand je descends et que je dis que c’est pas la peine de dépenser des millions pour jouer à ce rugby-là, Laporte me traite de tout.

Vous regrettez tout ce que ça a déclenché? Non, j’espère que lui regrette. Moi, je suis resté correct. J’ai même pas répondu, parce que lui a dit que j’étais un minable, que j’avais raté ma vie. J’aime pas ce type. D’abord, il est complexé, peutêtre un peu par moi. Je l’ai dit à sa femme quand je l’ai vue: ‘ Votre mari, je ne le connais pas, il m’a attaqué, il a été odieux avec moi.’ Elle a répondu qu’il avait été excessif. Quand j’ai pas voulu lui serrer la main, elle m’a dit: ‘Moi, je ne suis pas mon mari.’ ‘Oui mais vous vivez avec lui, vous lui serrez la main de temps en temps.’ Elle était un peu embêtée… En tant que président de la FFR, Bernard Laporte a mis fin à la sélection de joueurs étrangers. Là, il est sur la même ligne que vous. De Villiers, je l’aimais beaucoup. Il a été naturalisé, il a été internatio­nal. Mais qu’est-ce qu’il a fait après sa carrière? Il est reparti en Afrique du Sud! C’est un mec super, formidable, hein… Mais ils vont tous repartir. Moi je veux bien qu’ils viennent jouer mais pas en équipe de France. Après, Laporte dit: ‘Il y a trop d’étrangers’, et à quand il s’occupait de Toulon, il y en avait 25. Il a pas peur de dire tout et son contraire et de faire l’inverse de ce qu’il dit. C’est les politicien­s, ça. Et l’autre, le président Boudjellal, qui avait dit à propos de moi: ‘Je vais le promener dans un fauteuil roulant dans le stade.’ Il ne me connaît pas, hein…

Vous préfériez le Toulon des années Herrero? Daniel, je ne le connais pas. Le vrai Herrero, c’est André, j’ai joué en équipe de France avec lui. André, le corsaire de la rade, exceptionn­el. Daniel, le frère, c’est le marchand d’histoires. Il raconte bien sauf que maintenant, il est emmerdé avec son bandeau, il est obligé de le mettre. Il est identifié à ça, alors…

Vous écrivez encore, André? Ce matin, j’ai écrit à Lorenzetti. Un jour, j’étais ici, à mon bureau et un gars est venu me voir pour me dire: ‘Mon patron est là, au coin, il aimerait vous rencontrer.’ Je dis d’accord, qu’il vienne, je ne savais pas qui c’était, et je le vois arriver avec une écharpe bleu et blanc, il me dit: ‘J’aimerais faire un pèlerinage avec vous.’ Il m’explique qu’il veut aller à Montfort le matin et passer toute une journée avec moi. On est donc partis à 9h, on a mangé là-bas au restaurant, où les copains prennent leur tournedos Rossini, on a tout fait, puis, quand on est rentrés le soir, il m’a dit: ‘Ça a été l’un des meilleurs moments depuis des années.’ Depuis, on est restés amis. On a un secret entre nous, on a découvert ensemble un endroit où j’ai dû passer 500 fois à Montfort et quand il m’a dit: ‘Regarde en haut’, on a vu 50 cigognes dans un petit bois, que je n’avais jamais vues. Alors quand je passe, je l’appelle pour lui dire: ‘Je suis dans notre coin privé des cigognes.’ Il est content. TOUS PROPOS

“Laporte dit: ‘Il y a trop d’étrangers’ et quand il s’occupait de Toulon, il y en avait 25. Il a pas peur de dire tout et son contraire et de faire l’inverse de ce qu’il dit. C’est les politicien­s, ça”

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PHOTOS: JEAN-PHILIPPE MOULET POUR TAMPON! ET PRESSE SPORTS PROPOS RECUEILLIS PAR GRÉGORY LETORT ET VINCENT RIOU, À HOSSEGOR /
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André vient d’envoyer un snap.
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La France éternelle.
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Le Kenyan blanc.

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