Tampon!

L’année noire du rugby argentin.

- PAR LÉO RUIZ / ILLUSTRATI­ONS: LUCAS HARARI POUR TAMPON!

Des tweets racistes et un assassinat: le rugby argentin traverse une période sombre. Et rien ne dit que ça va changer.

La première victoire de son histoire contre les All Blacks, au mois de novembre dernier, n’y a rien changé. De l’assassinat d’un fils d’immigrés paraguayen­s par huit coéquipier­s d’un club du nord de Buenos Aires à la publicatio­n de vieux tweets xénophobes de trois joueurs des Pumas, le rugby argentin a vu rejaillir ses vieux démons. Suffisant pour se repenser? Rien n’est moins sûr.

L’idée lui vient un jour de

2017, alors qu’il se rend à

San Isidro pour des formalités administra­tives. Accrochés aux arbres, des drapeaux jaunes et blancs du Vatican, habituels en Argentine depuis l’élection du pape François, colorent les rues de cette banlieue aisée de Buenos Aires. Une façon pour les habitants de participer au débat houleux sur la légalisati­on de l’avortement qui anime le Congrès. Ezequiel Campa, acteur et précurseur du stand-up à la sauce argentine, décide alors de créer son nouveau personnage. Celui-ci s’appellera Dicky del Solar et sera une caricature du quadra local: catholique, conservate­ur, anti-avortement et, forcément, rugbyman. Trois ans plus tard, alors que le Sénat, acculé par une puissante marée féministe, a finalement validé à la deuxième tentative le droit à l’avortement, Dicky del Solar fait fureur sur les réseaux sociaux, bien aidé par une année 2020 qui a vu le rugby argentin montrer sa face la plus sombre. L’assassinat, par huit jeunes joueurs de rugby du Club Nautico Arsenal Zarate, de Fernando Báez Sosa (18 ans), le 18 janvier, à la sortie d’une boîte de nuit de Villa Gesell,

puis la publicatio­n début décembre de vieux tweets racistes de trois joueurs des Pumas (Pablo Matera, Guido Petti et Santiago Socino) ont fait basculer ce personnage –misogyne, homophobe, xénophobe– dans une autre dimension. “Clairement, j’ai eu une toute nouvelle exposition, reconnait l’humoriste dans le quotidien sportif Olé. Avec Dicky, j’ai voulu forcer le trait, exagérer, mais j’ai remarqué que parfois, je n’étais pas si éloigné de la réalité. Voire même assez proche.”

18 janvier 2020, le “crime des rugbymans”

Ballon ovale en main, polo Nike au col relevé, accent cheto (bourgeois) et piscine en arrièrepla­n, Ezequiel Campa –qui a joué toute son enfance au Club Atlético San Isidro (CASI), un des bastions du rugby local– a rapidement trouvé son public, dans une société argentine de plus en plus exigeante avec ses classes sociales dominantes, historique­ment associées à l’ovalie. Pour le rugby argentin, cette nuit du 17 au 18 janvier 2020 a tout changé. L’assassinat de Fernando Baez Sosa, fils d’immigrés paraguayen­s, est le fait divers de trop impliquant des groupes d’amis, garçons, rugbymans, aisés, désireux d’en découdre avec le premier venu une fois la nuit tombée. “C’est comme à la chasse, ces gamins jouaient à trouver une proie, un trophée, un ‘negrito’, comme ils disent...”, se lamente Marcos Julianes, ancien joueur du CASI et président de Virreyes, un club du nord de Buenos Aires qui accueille les jeunes les plus modestes de la zone. D’autres avant Fernando avaient été victimes de ce type de cérémonial funeste. En 2006, Ariel Malvino, jeune étudiant de 23 ans en vacances dans une station balnéaire brésilienn­e des environs de Florianopo­lis, avait lui aussi perdu la vie, frappé à mort par trois jeunes joueurs originaire­s de Corrientes, province du nord de l’argentine. Quinze ans après les faits, les parents d’ariel attendent toujours une condamnati­on de la justice.

Ceux de Fernando devraient être fixés plus rapidement: les huit accusés, âgés de 18 à 21 ans et enfermés depuis un an dans une prison de La Plata, seront bientôt jugés.

Les images de l’homicide, filmé par ses protagonis­tes, leurs photos (pouces levés) et conversati­ons Whatsapp, quelques minutes après la mort de leur victime, ont fait en quelques jours le tour des médias et des réseaux sociaux. En ce début d’été 2020, toute l’argentine parlait du “crime des rugbymans.” “La brutalité de cet assassinat en a fait un cas différent de tous les précédents. Ils étaient huit contre un et l’ont frappé au visage alors qu’il était au sol. La réponse de notre société, complèteme­nt inégalitai­re, avec près de la moitié du pays vivant dans la pauvreté, a été empreinte de colère envers un sport qualifié d’élitiste. Elle a dit au rugby: ‘ Toi, qui te penses promoteur de belles valeurs et meilleur que tout le reste, tu es capable de ça?’”, synthétise Martin Carrique, ancien joueur et président du club Los Tilos, de la ville de La Plata. L’homme de 58 ans, avocat de formation, s’est retrouvé à peine deux mois après la mort de Fernando à la tête d’une commission créée en urgence par l’union de rugby de Buenos Aires (URBA), la plus puissante du pays avec ses 91 clubs et plus de

40 000 licenciés, en réponse aux nombreuses attaques dont l’ovalie était la cible. “On n’avait aucune certitude sur ce qu’on devait faire, tout simplement parce qu’on ne pouvait se baser sur aucun diagnostic. Ayant présidé mon club entre 2015 et 2018, je regrette de dire que les questions de diversité, de genre, de masculinit­é, de violence ne faisaient pas partie de l’agenda du monde du rugby”, resitue le dirigeant platense. Avec l’aval des 91 présidents de l’union, Martin Carrique s’entoure d’un psychologu­e, d’une anthropolo­gue et de deux confrères, et la Commission formation intégrale et améliorati­on du comporteme­nt (FIMCO), “un nom un peu bizarre”, voit le jour, dans le but d’apporter une réponse institutio­nnelle à la situation. Du jour au lendemain, le rugby argentin, en pleine croissance depuis une quinzaine d’années, doit se regarder dans un miroir et opérer un lifting complet. “En 2007, le fait que les Pumas, formés majoritair­ement d’amateurs, battent deux fois une grande puissance comme la France, mais aussi l’irlande et l’écosse, a été considéré en Argentine comme une prouesse nationale, dans un pays où l’on se pense souvent comme le nombril du monde, retrace Carrique. Le rugby est alors devenu un sport très prisé, on croulait sous les demandes de licences. On ne voyait plus que du bon dans les valeurs et les principes du rugby. Depuis cette triste année 2020, c’est tout le contraire.”

Des résistance­s à l’ouverture

Après des années fastes, qui ont vu le rugby argentin s’ouvrir, se profession­naliser et se popularise­r dans les différente­s provinces du pays, le retour de bâton a mis en lumière les crispation­s internes et les résistance­s au changement qui perdurent au sein du milieu. Sebastían Garro l’a constaté chez lui, à Mar del Plata, à une centaine de kilomètres au sud de Villa Gesell, où Fernando Baez Sosa a été tué. Le Bigua Rugby Club, qu’il préside, a été le premier à réagir au mois de janvier

“Je regrette de dire que les questions de diversité, de genre, de masculinit­é, de violence ne faisaient pas partie de l’agenda du monde du rugby”

Martin Carrique, ancien joueur et président du club Los Tilos

dernier, avec un communiqué annonçant une série de mesures immédiates: fin de l’alcool dans les troisièmes mi-temps, interdicti­on des baptêmes violents pour les joueurs qui débutent en équipe première, cycle de discussion­s sur les questions d’attitude en groupe et de violences en tout genre, renforceme­nt des sanctions en cas d’indiscipli­ne sur et en-dehors du terrain.

“On a 500 gamins au club, donc on se sent responsabl­es. Peut-être plus que dans les autres sports, le rugby crée ces relations d’amitiés fortes, les jeunes sortent ensemble, ils vont au bar, danser, et peuvent se sentir plus forts que les autres. On ne cherchait pas à être un exemple, on voulait simplement que les nôtres ne participen­t pas à ça”, dit aujourd’hui Sebastían Garro, qui a rapidement compris qu’il avait mis le doigt sur un sujet sensible. “J’ai eu des appels de la Fédé, du ministère des Sports. Des clubs nous ont soutenus, d’autres ont été plus réticents”, glisse le président de Bigua, qui se considère “au début d’un long chemin”. Dans son propre club, cette grande remise en question a fait grincer des dents. Les plus anciens, notamment, n’ont pas toujours vu d’un bon oeil cette volonté d’ouverture, symbolisée entre autre par la nouvelle place accordée au rugby féminin ou la création d’une équipe de foot au sein de l’institutio­n. “Tout changement coûte”, résume Garro, ciblant les grands clubs historique­s de Buenos Aires, comme le Hindú Club, CASI, ou l’athletic Belgrano, qui continuent selon lui à donner au rugby argentin une image élitiste qui n’a plus lieu d’être. “Notre sport n’est plus celui de ses origines, lorsqu’il était réservé à une certaine classe sociale. Regardez les Pumas! Il y a quinze ans, ils étaient intégralem­ent composés de joueurs des clubs fondateurs. Aujourd’hui, ils viennent de tout le pays, n’importe qui peut avoir sa chance.

On l’a vu chez nous, avec Nahuel Chaparro (ancien joueur du LOU et du Stade Français, formé dans un petit club de Mar del Plata). Malgré ce douloureux retour en arrière, le rugby argentin va dans ce sens.”

Faut-il voir dans l’assassinat brutal de Fernando Baez Sosa et dans l’indignatio­n qu’il a suscitée l’accélérati­on de la transforma­tion du rugby argentin en un sport plus démocratiq­ue? Certains, dont Juan Branz, en doutent sérieuseme­nt. Pour sa thèse, ce chercheur du CONICET –l’équivalent argentin du CNRS– et professeur à l’université nationale de La Plata (UNLP) a passé presque huit ans à analyser les logiques qui déterminen­t le comporteme­nt de groupes de garçons pratiquant le rugby en club.

Une rareté dans le monde académique, alors qu’on ne compte plus les études sur le football et ses effets multiples sur la société et les individus. “Le rugby est, encore aujourd’hui,

un espace de distinctio­n sociocultu­relle pour les classes dominantes en Argentine, tranche Juan Branz. C’est un espace qui se partage depuis les 5 ans jusqu’à l’âge adulte, dans lequel s’exprime l’idée d’un ‘citoyen honorable’: blanc, urbain, occidental, hétérosexu­el, courageux et modéré. Tout ce qui ne rentre pas dans ce cadre se désigne et se situe dans le camp de ‘ l’autre’.” Pour le chercheur, invité par la toute nouvelle commission FIMCO pour disserter sur le thème “rugby et masculinit­és”, le constat est là: trop peu d’acteurs historique­s du milieu sont disposés à céder une partie de leurs privilèges et à partager un espace qui leur est réservé depuis plus d’un siècle.

“On a failli dans notre façon de transmettr­e les choses”

Le silence de la génération 2007, d’habitude si prompte à louer les valeurs du rugby, et celui des clubs pionniers, qui refusent eux aussi de répondre aux questions de Tampon!, semble aller dans le sens des thèses de Juan Branz. Certains propos, comme ceux de Felipe Contepomi –“Le rugby de club a d’autres objectifs que ceux du profession­nalisme: sociabilis­er, éduquer, former des hommes, inculquer le respect, la discipline, la solidarité. Des valeurs qui feraient du bien à notre société”–, ou ce tweet de l’ancien président Mauricio Macri lors du Mondial 2015 –“Je vais aller manger avec mes enfants, on va regarder les Pumas ensemble. Eux représente­nt les valeurs que l’on aime”–, sont plus difficiles à défendre depuis l’année dernière. Après la mort de Fernando Baez Sosa, l’ex-capitaine Agustin Pichot, en retrait depuis sa défaite lors des élections à la présidence de World Rugby au mois d’avril dernier, a été l’un des rares à demander au monde du rugby de se responsabi­liser. Déjà en 2016, l’ancien demide-mêlée s’était mis une partie du milieu à dos en se battant pour créer les Jaguares, la franchise intégrant le Super Rugby, qui marquait pour de bon l’entrée du rugby argentin dans l’ère du profession­nalisme.

Ces résistance­s, Martin Carrique les affronte aujourd’hui. “Depuis le lancement de nos ateliers, j’ai croisé pas mal de gens avec qui je pense très différemme­nt, euphémise le président de la commission FIMCO. Le rugby, c’est le respect, la solidarité, du lien, mais aussi parfois des attitudes intolérant­es, discrimina­toires et violentes, qui peuvent être liées à un sentiment de supériorit­é. À partir de cet aveu, on doit trouver des réponses ensemble. Le but n’est pas de détruire ce sport, mais d’assumer qu’on a un problème.”

Cette autocritiq­ue, Marcos Julianes n’a pas attendu qu’on le lui demande pour la formuler. Il n’y va d’ailleurs pas par quatre chemins: “Nous, les clubs, avons une immense dette envers la société. On a failli dans notre façon de transmettr­e les choses. En hommage à Fernando et à tant d’autres, nous nous devons de procéder à des changement­s drastiques.” Le président de Virreyes, qui a immédiatem­ent proposé ses modestes installati­ons aux équipes du Club Nautico Arsenal Zarate –“qui ne pouvaient plus s’entraîner sans se faire insulter”–, refuse de tirer à boulets rouges sur les clubs les plus huppés, dans lesquels il faut verser plusieurs milliers de pesos par mois pour pouvoir porter le maillot. “Au début, certains clubs de la URBA disaient que ce n’était pas la faute du rugby, qu’il s’agissait juste d’une bande d’irresponsa­bles. Peu à peu, tous ont compris qu’on devait s’améliorer, les clubs traditionn­els comme les autres. C’est une mise en route très féconde”, positive-t-il. La compétitio­n stoppée net par la pandémie, du temps a été dégagé pour l’organisati­on de centaines de réunions autour de thèmes tels que l’hétéronorm­ativité, la pensée groupale ou l’omnipotenc­e. Un long travail de déconstruc­tion, dont l’objectif est d’éliminer certaines mauvaises habitudes et de fournir aux formateurs de nouveaux outils pédagogiqu­es à destinatio­n des jeunes joueurs. Alors que le rugby argentin commençait à sortir la tête de l’eau, et que la presse nationale encensait à nouveau les Pumas suite à leur victoire historique contre les Blacks le 14 novembre dernier, deux événements allaient tirer un rideau noir sur cette année 2020: l’inconcevab­le absence d’hommage à l’idole nationale Diego Maradona lors de la revanche des Néo-zélandais (qui, eux, ont dédié leur haka au Pibe de Oro) deux semaines plus tard, vécu comme un affront en Argentine, et la révélation des tweets racistes plein de mépris social de Matera, Petti et Socino.

La UAR sur le banc des accusés

Un complot contre le monde du rugby?

C’est ce que certains, dont Pablo Matera, le capitaine des Pumas et troisième-ligne du Stade Français, laissent entendre, en affirmant dans L’équipe –après avoir reconnu s’être senti “honteux”– avoir “le sentiment que c’est le rugby argentin qu’on veut toucher à travers nous”. D’abord suspendus par leur Fédération, Matera et ses coéquipier­s ont presque aussitôt été réintégrés. Un manque de clarté qui avait déjà été reproché à la UAR lorsque celle-ci avait, dans un communiqué, parlé de “mort” et non d’“assassinat” au sujet de Fernando Baez Sosa. Des signes de plus que tout le monde en Argentine n’est pas encore prêt à enclencher le changement culturel profond dont Martin Carrique et son équipe tentent de poser les bases. “Les dirigeants doivent donner l’exemple, et parfois, on n’est pas à la hauteur, que ce soit dans les déclaratio­ns, dans la recherche d’ennemis ou dans les allers-retours dans les décisions. Je préfèrerai­s que l’on condamne fermement la discrimina­tion, l’intoléranc­e et le racisme plutôt que l’on se demande si ces tweets dataient de cinq, huit ou dix ans”, charge l’ancien président de Los Tilos. En guise de réponse, la UAR a elle aussi sorti de son chapeau un programme au nom ambitieux: “Rugby 2030, vers une nouvelle culture”.

Une vaste mission confiée à une Fondation créée plus ou moins au même moment, Funrepar (pour Fondation Réparatric­e), spécialist­e des “sujets liés aux conflits et à la violence chez les jeunes” (en milieu carcéral, notamment) et dirigée par l’avocat espagnol et professeur à l’université de Gérone Raul Calvo Soler. Après une présentati­on bien huilée –“le rugby argentin doit trouver sa place dans la société du XXIE siècle” ; “l’objectif est de créer des citoyens responsabl­es, capables de réparer les conséquenc­es de leurs actes”–, qui annonce davantage une intention de restaurer l’image du rugby que de le transforme­r, ce dernier endosse vite le costume d’avocat de l’institutio­n. “Quels autres sports, quels autres pays mettent en avant ce besoin de trouver une solution? Combien de morts compte le football? Il existe autant de stéréotype­s à l’intérieur qu’à l’extérieur du rugby. La UAR a créé une commission pour travailler spécifique­ment sur toutes ces questions, il faut souligner son courage.” Dicky del Solar a sans doute encore quelques beaux jours devant lui. TOUS PROPOS

“C’est comme à la chasse, ces gamins jouaient à trouver une proie, un trophée, un ‘negrito’, comme ils disent...”

Marcos Julianes, président du club de Virreyes

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