Nid de guêpes
En 2014, les London Wasps ont déménagé à Coventry. Pour le meilleur et pour le pire.
Club aux origines bourgeoises, les Wasps ne pensaient jamais quitter Londres. La flambée de l’immobilier les a finalement poussés à s’installer à Coventry, en plein coeur des Midlands, en 2014. Un déménagement dans une cité ouvrière portée sur le rock et le football qui a provoqué un joyeux bordel, et pas mal d’aigreurs de tous les côtés. Le rugby de demain?
Il est des visages que l’on ne s’attend pas à voir pleurer. Des visages comme celui de Dai Young, bâti dans une vallée minière galloise, avec d’épaisses joues à la peau dure et des oreilles érodées par des années passées sous les maillots de Cardiff, Swansea, du XV au Poireau et des Lions. Ce 21 décembre 2014, le director of rugby des Wasps fait tomber le masque et peine à contenir son émotion. “Je ne pleure vraiment pas souvent, mais là je me mordais la lèvre pour me retenir, confiera-t-il plus tard dans 150 Years of Wasps, un livre paru pour l’anniversaire du club en 2017. C’était impossible de ne pas être ému en voyant tous ces gens agiter le drapeau des Wasps à la sortie des joueurs. On sentait que les années de survie étaient derrière nous, que l’on faisait partie de quelque chose de spécial. C’était exceptionnel.” Sur la pelouse, le spectacle est au diapason. Les Wasps écrasent les London Irish 48-16. L’éternel Andy Goode passe 33 points, un record sur un match de championnat. En tribunes, nouvelle performance: 28 524 spectateurs assistent à la rencontre, battant ainsi le record d’affluence pour une rencontre de Premiership. “Partout, je voyais des visages heureux. Je ressentais à la fois de la joie, du soulagement et une forme d’incrédulité. Nous étions passés à ça de mourir, se souvient Barney Burnham, employé à la communication du club, montrant un vide d’un centimètre entre son pouce et son index, et d’un coup on était là, dans ce grand stade. C’est l’un de mes plus grands souvenirs.” Si ces hommes sont secoués par l’émotion, c’est que le club a vu la mort de près et que cette victoire ressemble à une renaissance. Et tant pis si ce petit miracle n’a pas lieu à
Londres, où les Wasps sont établis depuis 1867, mais 170 km plus au nord, à Coventry, leur nouveau home sweet home.
Sept ans après cette rencontre inaugurale dans les Midlands, l’ambiance est retombée, Covid oblige. Ce week-end de décembre, les supporters ont déserté les abords de la Ricoh Arena. Érigée à côté de l’autoroute M6, l’enceinte ne contient pas seulement un stade, mais aussi un casino, un centre commercial et un hôtel Hilton avec vue sur le terrain. Ricoh, une firme japonaise qui fabrique des photocopieurs, a donné son nom à ce lieu aseptisé où l’on peut, en temps normal, boire, manger, s’amuser, dormir et même donner son sang. C’est ici que les Wasps reçoivent à domicile. Aujourd’hui, ils affrontent les Newcastle Falcons. Anthony Morgan, ramasseur de balles bénévole, un travail décuplé par les tribunes vides, s’affaire entre chaque phase de jeu. À la mi-temps, alors que les Falcons mènent 17 à 5, il prend le temps de raconter sa nouvelle idylle pour ce club parachuté dans sa ville. “C’est le rugby que jouent les Wasps qui m’a fait tomber amoureux. Un rugby excitant, qui va très vite. Pour moi, l’important dans un club, ce sont les gens qui le composent, pas l’endroit où il joue”, confie cet agent de sécurité incendie, par ailleurs modérateur de la page Coventry Wasps sur Facebook. D’ordinaire, l’affluence moyenne tourne autour de 20 000 spectateurs par match, trois fois plus qu’à Londres. La greffe semble avoir bien pris, favorisée par une distribution de tickets gratuits et une campagne marketing maligne dans le Coventry Observer. Sur le pré, les Wasps pratiquent un rugby agréable et présentent des têtes d’affiche internationales comme Elliot Daly ou Jacob Umaga, jeune prodige et neveu de la légende néozélandaise. Les résultats
suivent, les Wasps sont cinquièmes de Premiership, après avoir talonné Exeter la saison dernière. Pour soigner sa cote d’amour, le club lance aussi des initiatives caritatives. “Ils font des programmes éducatifs pour les enfants. Mon fils y allait.
Des joueurs comme Jacob Umaga sont venus les voir. C’était très bien”, salue un local croisé en ville. Cette popularité relève du miracle tant l’annonce du déménagement en octobre 2014 avait anéanti les supporters. Lors de l’ultime match avant le grand départ, on pouvait lire dans les gradins quelques slogans résignés: “Adieu, Wasps, merci pour les souvenirs.” Interviewé par le Guardian, un certain Paul Dornan exprime alors sa frustration: “Je suis les Wasps depuis vingt-cinq ans mais il est hors de question que je les suive à Coventry. Le rugby est une affaire de camaraderie et de respect mais les Wasps n’ont montré aucun respect envers leurs supporters. Pourquoi suivriezvous un club à cent miles sur l’autoroute M1? Il s’agit d’un déchirement. C’est très triste.”
Six ans plus tard, Dornan n’a toujours pas emprunté l’autoroute pour pousser jusqu’à Coventry. Il n’a pas assisté à un seul match à la Ricoh Arena, mais s’est un peu calmé. Il a beau faire 4°C, il s’assoit sous son béret en terrasse d’un café de Crouch End, à Londres. “J’étais abattu, triste et mécontent, justifie-t-il.
Pour moi, les Wasps étaient un club du nord de Londres. Aller à Coventry, c’est comme aller à l’étranger.” Le quinquagénaire avale quelques goûtes de son chocolat chaud, puis ajuste:
“C’est comme si une belle fille te larguait pour un type que tu vois un peu comme un idiot. Te faire larguer, ok. Te faire larguer pour Coventry? C’était trop. C’est un peu le trou du cul du monde…” Difficile de lui donner tort. Cette ancienne cité ouvrière de 330 000 âmes, sévèrement amochée par l’aviation nazie pendant la guerre, n’offre pas le visage d’une Angleterre conquérante. La cathédrale gothique de St Michael’s paraît encore avoir été soufflée par le feu d’un dragon. Au creux de ses ruines gît une patinoire, sur laquelle des couples glissent, main dans la main, au son d’une chanson de Noël. Une queue arrangée comme devant une salle de concert se dessine à l’entrée de Primark, enseigne de vêtements à bas prix. “Après-guerre, Coventry était une cité prospère, dynamique et ambitieuse. La Detroit des West Midlands. Le taux de chômage était très bas et le revenu médian très haut”, dépeint Adrian Smith, historien local.
Puis la ville plonge dans la morosité dans les années 1970, avec le choc pétrolier, la crise de l’industrie automobile et la désindustrialisation menée au pas de charge par Margaret Thatcher. Coventry s’éteint. Au point que, lorsque le groupe star du coin, The Specials sort en 1981 son tube Ghost Town, un morceau qui parle de Glasgow, les habitants de Coventry ne peuvent s’empêcher de se reconnaître dans la cité fantôme dépeinte dans les paroles, racontant un peuple en colère qui se castagne sur les dance-floors de nightclubs fermant les uns après les autres.
Banqueroute et sparadraps
Qu’est-ce que les Wasps sont venus faire dans ce coin qui sent le chômage et les frites molles? La cité n’en a pas l’air mais elle a servi de bouée de sauvetage pour le club, asphyxié financièrement. Pour comprendre le guêpier, il faut remonter à 2002, année où les Wasps deviennent locataires du stade Adams Park de High Wycombe, petite cité dortoir du nord de Londres, une commuter town où l’on se lève le matin pour prendre le train avant de rentrer après le travail. Ce comté conservateur et assoupi grouille de fans des Wasps et a même donné naissance à une flopée d’anciens joueurs. “C’est une ville petite bourgeoise qui correspond bien à la fan base des Wasps”, résume Adrian Smith. Dès leur première année sur place, les “guêpes” remportent leur premier championnat depuis six ans, avant de réitérer la saison suivante. Les hommes du capitaine
“Te faire larguer, OK. Te faire larguer pour Coventry? C’était trop. C’est un peu le trou du cul du monde...” Paul Dornan, amoureux déçu
Lawrence Dallaglio engrangent les trophées, dont deux H-cup en 2004 et 2007. Alex King, Tom Voyce, Joe Worsley et les autres pratiquent un des jeux les plus attractifs d’un pays champion du monde. L’équipe devient culte. Se déplacer à l’adams Park est alors l’assurance pour les clubs français de passer un après-midi douloureux dans un cadre champêtre. Mais cette réussite sportive masque des problèmes financiers de plus en plus sérieux, en partie à cause de ce stade, dont le business model mène le club droit à la ruine: “On n’avait droit qu’à 15% des recettes des matchs, éclaire Barney Burnham. On aurait perdu moins d’argent en jouant à huis clos sur notre terrain d’entraînement, histoire d’éviter de payer le loyer. Un club propriétaire de son stade peut générer de l’argent en dehors du rugby. On n’avait pas cette option. Gagner des titres nous coûtait même trop cher, à cause des primes de victoires.” Ça tombe bien, le club arrête progressivement de gagner, faute d’avoir renouvelé la génération des années fastes. L’équipe peut tout de même compter sur les jeunes Joe Launchbury et Billy Vunipola et même Jérémy Castex, mais en 2012, les Wasps frôlent la relégation. Les caisses ne se renflouent pas pour autant. La direction n’a plus les moyens d’acheter du sparadrap à ses joueurs. Dai Young paie de sa poche et fait promettre au staff de ne rien dire. “Un jour, la compagnie de bus nous a demandé de payer avant de nous amener au match, confie le coach à Burnham. Je m’en suis occupé moi-même. Je n’ai pas été payé pendant deux mois ensuite”, poursuit l’employé. Au bord de la banqueroute, le club est finalement racheté par un businessman irlandais, Derek Richardson, en avril 2013. La stabilisation passe par l’acquisition d’un nouveau stade. Nommé président par Richardson, Nick Eastwood assure avoir étudié une trentaine d’options. “Chaque site dans la région de Londres avait un problème, raconte ce dernier. Des soucis liés au trafic, à l’aménagement, aux infrastructures… C’est toujours comme ça dans des zones si peuplées.” D’abord écartée à cause de la distance, l’option Coventry et sa Ricoh Arena devient vite le meilleur compromis: 170 km, deux heures de route, facile d’accès depuis Londres. De toute façon, le club n’a pas vraiment le choix. “Soit il disparaissait et on n’en parlait plus, soit il déménageait, résume Serge Betsen, qui a rejoint les Wasps en 2008 et en est devenu l’ambassadeur après sa retraite, en 2012. Derek (Richardson, ndlr) a pendant un an ou deux payé des bus à des supporters pour qu’ils puissent aller voir des matchs à Coventry.”
C’est le coeur du problème: un club de rugby, Coventry en comptait déjà un, le Coventry Rugby Football Club. Promu en deuxième division en 2018, celui que tout le monde rebaptise “Cov’ Rugby” est à l’inverse le stéréotype du petit club de seconde division qui a su maintenir son âme d’antan dans son stade de Butts Park, petite enceinte rustique coincée face à une station-service à la peinture écaillée. “Cov’ est un club traditionnel alors que les Wasps sont une franchise, estime Phil, fidèle supporter de Cov’. Je n’ai rien contre eux, mais l’ambiance rugby ne peut pas se transposer dans un grand stade.” Son pote Paul abonde: “Un jour, Cov’ ne jouait pas et j’ai reçu un billet gratuit pour les Wasps. Je n’ai pas passé un super moment. Les joueurs étaient bons, mais c’était froid.” Le parachutage des Wasps a d’ailleurs provoqué un curieux sursaut d’intérêt pour ce petit club où Zinzan Brooke a terminé sa carrière. Depuis leur arrivée, la fréquentation de Butts Park a doublé et l’équipe s’est mise à tutoyer le haut du classement de Championship.
Les bienfaits de la concurrence? “On a dû élever notre niveau de jeu, assure Paul. L’objectif est d’être la seule ville à avoir deux clubs de première division. Avant le coronavirus, on pensait remonter d’ici quatre ans. Ça risque de prendre un peu plus de temps, mais on va y arriver.” Le derby promet d’être piquant. Il verra s’affronter deux visions du rugby, presque deux histoires de l’angleterre. Les Wasps voient le jour en 1867, créés par “des médecins, des comptables, des officers de l’armée ou des hommes qui travaillaient à la City. C’était un club au sens le plus strict du terme. Une bande de gentlemen qui se réunissaient pour s’adonner à leurs loisirs et n’étaient pas attachés à une ville ou un quartier”, replace Tony Collins, historien du rugby. Les équipes londoniennes changent alors de terrain comme de chemise et optent souvent pour des noms issus du monde animalier, tels les Wasps (les guêpes), les Wimbledon Hornets (frelons) ou les Flamingoes. Tout l’inverse de Cov’, une institution sédentaire et enracinée depuis 1874. “À Coventry, le rugby transcendait les classes sociales. Les fondateurs du club ne sortaient pas de grandes écoles. Certains joueurs étaient issus de la petite bourgeoisie, d’autres de ce qu’on qualifiait de respectable working class. Ils pouvaient avoir des rôles cléricaux, bosser dans l’administration ou le management d’une usine”, professe Adrian Smith.
“On ne peut pas leur pardonner”
Mais ce n’est pas tout: la grande affaire de Coventry reste le football, avec pour totem le Coventry City FC et sa Coupe d’angleterre en 1987. Craig Corbett est ce qu’il convient d’appeler un fan hardcore des Sky Blues, arborant short et chaussettes de son club de coeur. Et c’est peu dire qu’il abhorre ces nouveaux venus, débarqués de Londres un ballon ovale sous le bras. “Honnêtement, j’oublie complètement que les
Wasps jouent ici. Ça ne m’intéresse pas.” Le contentieux avec les Wasps est bien plus profond que ça: les anciens coéquipiers de Serge Betsen sont coupables d’avoir tout simplement chassé le Coventry City FC. Car c’est pour accueillir du football que la Ricoh Arena avait initialement été pensée. Et puis l’argent, une nouvelle fois, en a décidé autrement. En 2002, le Coventry City FC est relégué et les soucis financiers s’accumulent. En 2019, le club déménage après des années de cohabitation. Pire, il migre à Birmingham, la ville honnie, le rival de toujours, à 20 miles de là. “On ne peut pas leur pardonner, parce qu’ils ont pris notre stade, peste Craig. Les Wasps ne devraient pas être ici. Pour
75% des gens d’ici, le constat est clair: les Wasps jouent là où nous devrions jouer. Si on m’invitait au stade, je n’irais pas.” Ambiance.