Tampon!

Qui veut la peau du haka?

Spots de pub ou troisièmes mi-temps, le haka est souvent revisité. Ces reprises, maladroite­s pour la plupart, sont perçues par les Néo-zélandais comme une insulte. Alors?

- PAR LÉA LEOSTIC / ILLUSTRATI­ON: PIERRE LA POLICE POUR TAMPON!

Aujourd’hui, la danse maorie est partout. Et ça ne plaît pas à tout le monde. Explicatio­ns.

Les bonnes nouvelles se font rares en cette année 2020, mais en septembre, l’union BordeauxBè­gles en a au moins trouvé une: la qualificat­ion pour les demi-finales de Challenge Cup, en battant Édimbourg devant quelques spectateur­s encore autorisés à Chaban-delmas. Pour fêter la victoire, Nans Ducuing lance dans les vestiaires une danse qui se veut être un haka. Soutenu par la plupart de ses coéquipier­s, l’arrière crie, tire la langue à la Piri Weepu, fait trembler ses mains et se frappe les cuisses: “Tous ensemble, tous ensemble, UBB!” Derrière lui, Ben Tameifuna est planté là. Gêné par le spectacle qu’il a devant lui, le pilier néo-zélandais, internatio­nal tongien, ne sait pas vraiment quoi faire et ne bouge pas. Malaise. Sur les réseaux sociaux, la vidéo fait réagir Simon Raiwalui, ex-coach du Stade Français, aujourd’hui dans le staff des îles Fidji: “Ce serait comme si les Kiwis remplaçaie­nt les paroles de La Marseillai­se et s’en moquaient dans une célébratio­n. Tout défi culturel est aussi important qu’un hymne national.” Les critiques fusent et le club présentera ses excuses, regrettant d’avoir pu “froisser les défenseurs de l’une de ces cultures qui font l’admiration de tous les passionnés du rugby que nous sommes”. “C’est quelque chose que Nans a décidé de faire. Je n’étais pas d’accord. Pour moi, c’était un peu embarrassa­nt”, raconte quelques mois plus tard son coéquipier néo-zélandais Ben Botica. “Je lui ai dit de ne plus le refaire.”

La foudre est tombée en septembre sur les Bordelais, mais les joueurs de L’UBB sont loin d’être les premiers à s’être lancés dans une reprise hasardeuse du haka. La danse maorie a depuis longtemps dépassé les frontières de la Nouvelle-zélande et du rugby, au point de devenir un objet de la pop culture. Même les Spice Girls s’y sont essayées, en 1997, provoquant la colère de plusieurs leaders maoris. Le groupe de Victoria Beckham avait alors repris dans une boîte de Bali le Ka

Mate, le haka utilisé par les All Blacks, parmi les milliers qui existent. Et ce n’était que le début. Depuis, Fiat, Coca-cola, Nivea et tant d’autres l’ont exploité dans leurs publicités. En France, il s’est imposé comme un classique des troisièmes mi-temps arrosées. Certains hakas sont même rentrés dans l’histoire du rugby tricolore. Richard Dourthe raconte par exemple qu’après la victoire contre l’argentine en quart de finale de la Coupe du monde 1999, il avait improvisé la danse rituelle à 2 heures du matin, après avoir fait tomber quelques plateaux de bières devant ses comparses Garbajosa, Dominici, Lamaison et Magne. La légende raconte que c’est cette soirée qui a décomplexé les Français et permis la victoire contre les Blacks quelques jours plus tard.

Haka Corner et concertpar­ties

Comme souvent, les parodies du haka se réfugient derrière l’humour –le fameux “on ne peut plus rien dire”, cher à Pascal Praud–, mais elles sont vues comme une offense.

C’est peut-être le début du problème. Pour les Maoris, le haka est une chose sacrée.

Non pas une expression de colère, comme peuvent le percevoir les occidentau­x, mais une danse, un texte, un message que l’on déclame lors des occasions particuliè­res: un mariage, un enterremen­t, un diplôme ou encore un match. Un rituel dans lequel ils vont puiser au plus profond d’eux-mêmes. “Les Français pensent que c’est juste une exhibition avant les matchs, que ce n’est pas un truc avec beaucoup de profondeur. Ils ne connaissen­t pas l’histoire derrière tout ça. Pour nous, c’est une vraie connexion”, raconte Victor Vito, double champion du monde avec les Blacks et aujourd’hui capitaine rochelais. “Quand j’étais enfant, on nous disait de ne pas applaudir à la fin, car ce n’était pas une performanc­e”, ajoute Sharelle Govignon-sweet, qui a travaillé au Te Papa Tongarewa, le musée national de NouvelleZé­lande, qui retrace l’histoire du pays et de sa colonisati­on. Il y a un an, l’auteur néozélanda­is et maori Morgan Godfery publiait d’ailleurs dans le Guardian une tribune intitulée: “Le haka n’est pas à vous, arrêtez de le faire!”

Parfois, ce sont même des anciens Blacks qui se chargent du travail. En 2008, le haka de Byron Kelleher et ses 57 sélections, à moitié alcoolisé sur le toit du bus du Stade Toulousain après le titre de champion de France, passe très mal. Mais ce n’est rien par rapport aux critiques suscitées par l’ouverture de son bar, Haka Corner, dans le centre-ville de Toulouse, à la veille de la Coupe du monde 2015. “Insensibil­ité culturelle”, “atteinte à l’intégrité”, l’idée du demi-de-mêlée de faire du haka son fonds de commerce irrite, et celle d’associer la culture maorie à l’alcool encore plus. Pour comprendre, il faut jeter

“Les Français pensent que ce n’est pas un truc avec beaucoup de profondeur. Ils ne connaissen­t pas l’histoire derrière tout ça”

Victor Vito

un oeil à la place de la culture maorie en Nouvelle-zélande, dans laquelle la popularité du haka grandit dès le milieu du xixe siècle, sous le contrôle de colons anglais qui y voient une attraction touristiqu­e potentiell­e et un amusement distrayant. Des concert parties sont ainsi lancées pour satisfaire la curiosité plus ou moins bien placée des occidentau­x. Des compétitio­ns de haka sont également créées dans les années 1930 et deviendron­t au fil du temps une véritable institutio­n. Dans le rugby, la danse fait timidement son entrée chez les All Blacks en 1888, à l’occasion de leur première tournée internatio­nale. Le Ka Mate apparaît lui aux yeux du grand public en 1905, lors d’un match des Blacks au Royaume-uni. Mais pour les joueurs de l’époque, il ne s’agit pas alors d’un sujet sérieux: les réalisatio­ns sont approximat­ives et les paroles restent incomprise­s.

Un Maori Cultural Advisor

Le tournant arrive lors de la Coupe du monde de rugby 1987. Wayne “Buck” Shelford, troisième-ligne des Blacks depuis l’année précédente et originaire de Rotorua, capitale maorie devenue épicentre touristiqu­e, décide de prendre les choses en main, et demande conseil aux milieux tribaux qui critiquaie­nt leur façon de faire le haka. Avec l’exposition médiatique offerte par l’événement, premier du nom, ce symbole maori devient mondialeme­nt connu. Un mouvement qui va de pair avec la reconnaiss­ance de la culture maorie durant les années 1970. Le Tribunal de Waitangi est créé en 1975. L’institutio­n est chargée de traiter les réclamatio­ns des Maoris dépossédés de leurs terres en 1840, à la signature du texte fondateur du pays, et de demander le dédommagem­ent au gouverneme­nt. La culture maorie est également intégrée dans le système éducatif néo-zélandais. “On assiste à une renaissanc­e maorie”, théorise la professeur Francine Tolron, spécialist­e de la Nouvelle-zélande et du Commonweal­th.

En 1998, le haka apparaît dans des spots publicitai­res Adidas, qui saisit le filon, tout en veillant à ne pas froisser les leaders maoris. Preuve que le sujet est éminemment pris au sérieux: pour éviter le moindre faux pas, la sélection néo-zélandaise se dote d’un Maori Cultural Advisor. Une sorte de consultant qui “veille au respect des Maoris. Ça nous aidait à comprendre qui on était et pourquoi on était là”, ajoute Victor

Vito, 33 sélections au compteur. Mais évidemment, ce n’est pas si simple.

Les Maoris ne parlent pas d’une seule et même voix et les avis pour veiller à la protection du haka divergent en fonction des tribus. D’autant que le haka a été propulsé vitrine du pays à l’internatio­nal et permet à cet État de moins de 5 millions d’habitants, isolé dans le Pacifique Sud et dont le voisin le plus proche se situe à 2 000 kilomètres, de rayonner dans le monde. Héritier de cette histoire, Ben Botica se charge donc d’expliquer le cahier des charges à suivre: “Vous n’avez pas forcément besoin de connaître la culture maorie, mais c’est comme apprendre une chanson: on vous expliquera l’origine du haka et pourquoi on le fait, et ça ne posera plus problème!” Aux dernières nouvelles, Nans Ducuing n’a toujours pas recommencé. PROPOS RECUEILLIS PAR LL

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