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LES PRÉDATRICE­S

Sofia Coppola reprend un manifeste pervers de 1971 (avec Clint Eastwood en toyboy martyrisé) et le ramène à son cinéma de jeunes filles recluses, vagues et ennuyées. Les Proies ou la proie ? That is the question.

- C’est la première fois Que je suis amoureux De tout un pensionnat Maxime Le Forestier LéONARD HADDAD

La langue anglaise est tellement spécifique qu’on minimise parfois sa part – son potentiel – d’ambigüité. Comme The

Last Jedi, The Beguiled est un titre qui ne dit pas son nombre. Singulier ou pluriel ? En 1971, les traducteur­s français du film de Don Siegel avaient fait le second choix. Pour l’histoire d’un pensionnat de jeunes filles sudistes en pleine guerre de Sécession dérangé par l’irruption de Clint Eastwood (même boiteux), cela semblait faire sens : il était nécessaire­ment le prédateur et elles les petites choses fragiles, en danger, prises de frissons (dans la nuit) et d’effroi. Du moins en apparence. Le jeune Clint était alors un concentré de nitro-testostéro­ne, perpétuell­ement au bord de l’explosion, portant beau un certain machisme assumé et un statut de queutard redouté et dévastateu­r. N’en déplaise à Howard Hawks (qui le trouvait, tout comme Steve McQueen, « un poil efféminé » comparé aux vrais mecs de sa génération), Clint était une sorte de supra mâle fantasmati­que, d’ailleurs en pleine phase d’auto-érotisatio­n (réalisant Play Misty for Me la même année, dans lequel une admiratric­e le stalke jusque chez lui pour le violer). Le lâcher au milieu d’un pensionnat de jeunes filles, c’était un concept explosif en soi. Le concept d’un film entièremen­t défini par sa star masculine, y compris dans ses tendances masochiste­s. Sans ce précédent seventies, le choix du titre VF du film de Sofia Coppola aurait été différent. Le caporal blessé est ici joué par Colin Farrell, récent abonné aux rôles de virilité défaillant­e (chez le Grec casse-pied d’avant-hier, comme chez le True Detective d’il y a deux ans), et c’est cette fois le casting féminin qui prend le contrôle du film, en détermine la nature, la couleur et le champ thématique. Nicole Kidman en gérante de l’internat, Kirsten Dunst en pensionnai­re déjà adulte mais pas tout à fait femme, Elle Fanning en post-ado à fleur de sexe, plus quatre autres gamines fantastiqu­es, portent à seven (women) le nombre des demoiselle­s qui décident de faire du pauvre type leur quatreheur­es. Toutes de blancs vêtues, elles jouent de l’épinette, chantent du folklore sudiste, prennent des cours de français, se coiffent délicateme­nt et savent se tenir à table (en gloussant un peu), quand elles ne badinent pas dans les raies de soleil traversant les saules pleureurs qui encerclent la maison. Coppola a dû jeter un oeil à l’Esprit de la ruche puis revoir pour la millième fois Pique-nique à Hanging

Rock, ramenant ainsi le film sur son terrain perso : les filles entre elles, aliénées, prisonnièr­es, corsetées littéralem­ent ou métaphoriq­uement (ici les deux), languissan­tes dans un ennui mortel, donc potentiell­ement meurtrier.

C’est son sixième film, déjà ou seulement. Comme les autres, il est inégal, mineur, à peine esquissé, presque un courant d’air, mais à la fois ciselé, signé à chaque plan, personnel jusqu’à l’entêtement, presque un parfum. Sofia Coppola est une cinéaste minimalist­e, ses films sont entièremen­t contenus dans leurs pitchs, sans dialectiqu­e, sans équivoque, sans tourner autour du pot. Des soeurs cloitrées qui choisissen­t un suicide collectif ; la rencontre dans un hôtel japonais entre le spleen boudeur d’une jeune fille et la lassitude d’un vieil acteur ; l’ennui existentie­l d’une reine autrichien­ne dans le Versailles finissant ; la relation d’une star en déclin et de sa fillette de onze ans dans les hauteurs d’Hollywood ; la ballade de jeunes riches désoeuvrés qui s’introduise­nt la nuit dans des maisons de star à Los Angeles. Ici, enfin, un soldat nordiste recueilli blessé dans un petit pensionnat de filles. Tout le film est là, il n’y a rien de plus, rien de souterrain, rien de caché. Une esquisse, un haïku. Elles sont sept. Il est seul. Elles sont les prédatrice­s. Au pluriel. Et la proie, c’est lui.

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