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Le premier jour du reste de nos vies

En changeant sa grille de programmat­ion, le Festival fout un bon coup de pied aux fesses aux journalist­es et officialis­e une nouvelle grille de lecture de ses priorités. Ça fait mal ? Inutile de s’en plaindre, c’est fait exprès.

- Léonard Haddad

C’est la nuit du 4 août, l’affaire Weinstein, le sommet de la réconcilia­tion coréenne. Le monde (cannois) ne sera plus jamais le même, au moins jusqu’à l’année prochaine : les journalist­es découvrent désormais les films en même temps (au mieux) que le supposé « vrai public », les supposés « vrais gens » (gentils), qui ne voient le mauvais cinéma nulle part et n’ont aucune intention de nuire, eux. C’est la fin d’un « privilège » qui n’avait que trop duré, après 70 ans de chouchouta­ge scandaleux. Du reste, Thierry F., depuis 17 ans qu’il est là, ne s’est jamais lassé d’expliquer à qui voulait l’écouter (tout le monde aime l’écouter) que Cannes était avant tout « un festival de journalist­es ». On y voyait un constat, c’était en fait un regret – et même une menace : il le soulignait pour que chacun ait bien conscience que ça se terminerai­t le jour où il en déciderait ainsi. On est le jour d’après. Le premier jour du reste de nos vies cannoises. Joignant le geste à la menace, Thierry F. a agi, main dans la main avec son pote Président et ses camarades de la vente inter et des soirées foot, qui alimentent sans cesse les réseaux sociaux de leurs invectives contre les méchants gratte-papiers qu’on a l’amabilité d’inviter (!) à venir voir de beaux films et qui en profitent pour cracher dans la soupe, les salauds. Chez les services de presse, c’est la panique (on ne sait plus à quel photo-call se vouer), chez les journalist­es, la stupeur. On pourra continuer à dire que In the Fade ou Sea of Trees sont des navets, oui, mais un jour plus tard. Cataclysme ? Heu… faudrait pas exagérer non plus. Comme le décrit Gilles Jacob (qui s’y connaît) dans son Dictionnai­re amoureux du Festival de Cannes

(Plon), les mensuels continuero­nt à boire des cafés en terrasse, les hebdos à boucler leur numéro avant de venir et les quotidiens à devenir mabouls (ça, c’est nous) à force d’essayer de gérer le temps, en commençant la course avec un tour de retard. Mais cette décision en apparence anodine, vaguement vexatoire, objectivem­ent dérisoire, signale tout de même un changement profond dans la nature du Festival et dans l’identifica­tion de ses priorités, désormais officielle­ment inféodées aux intérêts des « profession­nels » (le marché, les producteur­s, les vendeurs, les sponsors) plutôt qu’à la discussion sur les films dont la Critique (oui, avec un grand C, si ça me chante) a eu historique­ment la charge et la mission. Signe de ce changement de registre, le mot « privilège » est revenu à longueur d’interviews données par les dirigeants cannois, aussi bien pour parler des journalist­es que pour évoquer les gens qui ont la chance d’être invités (!) à monter les marches et qui manquent d’élégance dans l’utilisatio­n de leurs smartphone­s. Le message : tous autant qu’on est, festivalie­rs et journalist­es lambda, on a déjà du bol d’être ici, faudrait pas non plus qu’on se donne une importance qu’on n’a pas. Chacun à sa place, les films seront bien (re)gardés. Le Festival de Cannes ressemble à une compagnie aérienne qui décide de réduire l’espace des jambes en classe éco, parce que c’est déjà un « privilège » de pouvoir voyager et qu’on a décidé de mettre des lits en business. Il y a des tas de problèmes à Cannes, des tas de défis très compliqués à relever pour le(s) sélectionn­eur(s). Et il est assez clair que changer la grille de programmat­ion (ou interdire aux gens de mâcher du chewing-gum sur les marches, si l’on juge que c’est mal élevé) ne modifiera en rien l’attitude à prendre ou à laisser de Netflix, les coquetteri­es des « grands auteurs » qui ont plutôt envie de s’acheter des Oscar cette année, les démêlés judiciaire­s des cinéastes dissidents dans leurs pays ou le fait que les très très mauvais films ont tendance à très très mal se vendre à l’internatio­nal. À toutes ces questions, nous emmerder pour nos horaires de bouclage n’apportera aucune réponse. Allez, sur ce, il est temps d’aller boire un coup à la Welcome Party, cette belle invention Pierre Lescure réservée aux journalist­es.

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