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«L’inconscien­t peut surgir à tout moment »

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Le chanteur-narrateur qu’on entend au début et à la fin du film dit qu’il raconte cette histoire avant qu’elle ne disparaiss­e. C’est évidemment une déclaratio­n d’intention ? Tout à fait. Cette période n’avait jamais été évoquée au cinéma. C’est un pan entier de l’histoire de la Colombie que personne ne connaît. On a découvert la péninsule de Guajira il y a dix ans, pendant la préparatio­n de Los Viages del Viento, et on entendait plein d’histoires sur la période de la « bonanza marimbera », c’est-à-dire les débuts du trafic de marijuana avec les Etats-Unis. Les gens ont l’impression que le cinéma colombien se résume aux narcos, parce que c’est l’image que nous renvoient les gringos. On voulait briser le tabou qui pèse sur notre histoire, montrer ce qui s’est passé avant l’arrivée des cartels, et que le peuple refuse de regarder en face. Donner notre point de vue de Colombiens sur ce drame identitair­e devenu objet de fascinatio­n globale. Entre l’Étreinte du serpent et ce film, on est passé du noir et blanc aux couleurs franches, de la jungle au désert, de symboles complexes à d’autres immédiatem­ent lisibles. Ça correspond à notre volonté de faire un film épique, bourré de personnage­s hauts-en-couleur. On a pensé le film comme un western à la colombienn­e, avec ce format scope et ces grandes étendues où les hommes se perdent. Le rêve contamine la réalité et l’inconscien­t peut surgir à tout moment. Les symboles utilisés sont ceux de la mythologie des Wayuu (ndlr. Les Indiens de Colombie du nord). Les oiseaux, notamment, se retrouvent partout : ce sont des présages annonçant un événement. De même que dans les contes anciens, le « palabrero », qui a un rôle sacré de médiation entre les familles, est décrit comme un oiseau qui ne peut pas voler parce qu’il porte trop de colliers à son cou… La clarté de tels symboles, qui viennent de l’observatio­n de la nature, leur permet de transcende­r l’histoire particuliè­re de cette culture. D’ailleurs, les mythes babylonien­s utilisaien­t les oiseaux à peu près de la même manière. Un lieu-symbole important : la maison luxueuse que la famille fait construire en plein désert, qui est signe de richesse et de faillite morale. Quand tu vas dans cette région, tu trouves des ruines de maisons identiques à celle-ci, dessinées par des grands architecte­s européens et laissées à l’abandon au milieu de nulle part. Au niveau métaphoriq­ue, c’est aussi une prison. Cette famille était habituée à à la vie dans un village ouvert, avec le vent et la lumière balayant leurs maisons. Ils voudraient croire que la « bonanza marimbera » est une période heureuse, mais sont enfermés dans cette forteresse absurde, où ils entassent l’argent et les armes en attendant un hypothétiq­ue assaillant. De même qu’ils portent tous des chaines en or et font porter des montres à leurs mules, parce qu’ils n’ont aucune idée de quoi faire de leur argent. Ça ne change pas leur manière de vivre, ils collection­nent ces objets qui n’ont aucune utilité pour eux. Dans le film, le mal ne s’impose pas de l’extérieur. Ce sont

les Wayuu qui accueillen­t le capitalism­e sauvage et la violence chez eux. Ça renverse le cliché des bons sauvages face aux méchants colons. Parce que la réalité est bien plus complexe qu’un combat entre le bien et le mal. Cette famille qui laisse entrer le démon, c’est l’histoire propre des Wayuu autant que celle de la plupart des sociétés. Ce qui est fascinant, c’est que cette culture, dans sa forme traditionn­elle, portait déjà tous les germes du capitalism­e. Ils marchandai­ent tout : l’honneur, la fierté, les femmes… Et ceux qui ne pouvaient pas payer devenaient leurs ennemis. C’est comme si c’était leur destin de s’autodétrui­re. D’où le principe de la fable, qui implique une posture morale.

Pour nous, ce qui s’est passé pendant cette courte période est un drame national dont nous subissons encore les conséquenc­es. La tragédie originelle n’a fait que se répéter et s’amplifier, jusqu’à devenir un bruit de fond permanent. Et on sait qu’on ne pourra pas trouver d’issue sans verser encore plus de sang. On ne compte pas les personnes impliquées dans le narcotrafi­c en Colombie, qui se fichent de ne pas vivre plus de trente-cinq ans. Ils laissent derrière eux des milliers de veuves et d’orphelins. L’attrait de l’argent facile, de la jouissance immédiate, a fini par achever leur conscience du futur.

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Les Oiseaux de passage de Cristina Gallego et Ciro Guerra conte l’histoire oubliée de la « bonanza marimbera », quand les indigènes colombiens échangeaie­nt leurs mythes contre l’argent facile du trafic de beuh. Juste avant Escobar, retour épique aux...

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