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Aux frontières du réel
Pile et face : les vrais lépreux fabulesques de Yomeddine d’un côté, les faux trolls naturalistes de Border de l’autre, deux idées de cinéma opposées qui brouillent les frontières du réel et de la sidération.
En 1962, la poétesse iranienne Forough Farrokhzad tournait la Maison est noire dans une vraie léproserie, un poème fantomatique d’une vingtaine de minutes trouvant dans les visages cicatrices et les membres décomposés de ses personnages une sorte d’état second, surréaliste, métaphysique même, un instant suspendu où le documentaire se faisait rêverie fantastique. En 2018, le film avec de vrais lépreux est égyptien et son projet est exactement inverse : un apprentissage du regard, où l’hypothèse Elephant Man (la tragédie surréelle) est mise de côté au profit d’une très straight story : un road movie à dos d’âne qui vise à débarrasser le personnage de son étrangeté, à mesure qu’il retrouve son identité, son nom, son passé, jusqu’à faire en sorte que le spectateur ne comprenne plus trop bien, au final, pourquoi la vision du visage de l’acteur (Rady Gamal, réellement bluffant) a pu lui être aussi douloureuse en début de film. Au fil du récit, le réel se fait recouvrir d’un voile de fiction apaisante. Tout le monde il est peut-être pas beau, mais tout le monde il est gentil, très gentil, trop gentil, et le film s’achève réconcilié, en chansons et en sourires, feel good paradoxal dont le mal est absent, et où toute souffrance est abolie par la fable humaniste. Juste de l’autre côté (à Un certain regard), Border filme ses acteurs difformes (une drôle d’anomalie chromosomique) dans une manière quasi naturaliste. À poil dans la rivière, à peu près obèses, objectivement laids, difficiles à regarder eux aussi, mais qui vont s’aimer, se désirer, se rouler des pelles, faire l’amour sur la rive (une scène que personne ne pourra oublier, jamais). Ils se ressemblent et s’assemblent comme des miroirs inversés, tandis que le film vire au conte genré, où les créatures de la mythologie et du folklore scandinaves sont là, parmi nous, ou alors furetant au coin des bois, à la lisière du monde des hommes et du monde animal. On regarde le film interloqué, sans rien décoder, comme une Humanité dont Dumont aurait choisi de pousser le « surnaturalisme » plus loin pour brouiller les pistes et les frontières esthétiques. « J’aime être dans l’entre-deux, ça me convient très bien, » nous dit le réalisateur suédois Ali Abassi. Mais au fait, qui est cette belle femme blonde qui fait des photos, juste à côté de notre table d’interview ? Elle s’appelle Eva Melander, c’est l’actrice qui joue Tina/Reva, la femme/créature de Border. Ravissante, normale, actrice on ne peut plus professionnelle, jamais Bruno Dumont ne l’aurait castée. On l’observe du coin de l’oeil, incapable de discerner le personnage derrière l’actrice, tandis qu’Abassi nous raconte les dix-huit mois de casting, à chercher des comédiens (pros ou non) au physique gigantesque et monstrueux pouvant donner vie à ce script sidérant. « J’ai cherché partout. Longtemps. Cherché des gens à la physicalité étrange ou démesurée. J’ai épluché les catalogues de toutes les agences, convaincu qu’il fallait aller dans ce sens. Puis j’ai changé mon fusil d’épaule et essayé de trouver des comédiens ‘normaux’ qu’on pourrait maquiller et ça s’est révêlé tout aussi difficile. L’an dernier, j’étais à une fête ici même, organisée par l’institut de cinéma scandinave, et j’étais atrocement mal à l’aise, car il y avait des dizaines d’acteurs et d’actrices que j’avais refusés pour mon film ! » Dans Yomeddine, la lèpre de Rady Gamal est tout ce qu’il y a de plus réelle, mais le véritable héritier de la Maison est noire, c’est l’autre, ce film d’un Suédois d’origine iranienne (tiens, tiens) où tout est faux, reconstruit, maquillé, la laideur comme l’obésité, la différence et l’étrangeté. Pas une seconde tout au long du film on n’a interrogé ce que l’on était en train de voir. L’effet (spécial) est invisible, insaisissable, comme cet entre-deux mondes que cherche à capter Abassi, cette zone où le regard se trouble et où il ne s’agit plus de démêler le vrai du faux, juste de constater l’avènement de ce truc bizarre, décalé, irréductiblement au-delà du réel, qu’on appelle parfois le cinéma.