Technikart - Technikart - SuperCannes

Voyage en Italie

- GAëL GOLHEN ( AU VOLANT) ET LéONARD HADDAD ( à L’ORDI)

UPuisque Sorrentino ne vient pas à Cannes, (Super-)Cannes ira à Sorrentino. Le jour de Garrone et de la clôture ritale de la Quinzaine, l’équipe Technikart, bravant tous les dangers, a passé la frontière italienne pour voir Loro 1 et Loro 2, dans un multiplexe d’Albenga.

ne journée particuliè­re. Pas exactement des vacances, mais un voyage, un vrai. Le 17 mai était le jour de l’Italie à Cannes, avec Garrone à Lumière (presse) et Troppa Grazia, un Alba Rohrwacher écolo-chiant en clôture à la Quinzaine. C’est ainsi que les effets de sens organisés par les organisate­urs ricochent sur la Croisette, comme des rimes lelouchien­nes portées par la brise marine d’une section à l’autre. On le sait, les Délégués généraux ne sont pas seulement experts pour apprécier la poésie, ils sont aussi capables d’en composer quand le coeur leur en dit. Mais voilà, on n’allait pas s’en satisfaire. Il y avait un manque. Il fallait le combler. Dans l’histoire récente du Festival, Paolo Sorrentino est devenu plus qu’un symbole, un enjeu. Soutenu par les sélectionn­eurs de Cannes, il a surtout longtemps été soutenu par les sélectionn­eurs de Cannes seuls contre (presque) tous. Gentiment ignoré par les jurys (qui lui donnèrent tout de même un petit prix du bout des doigts en 2008 pour Il Divo, l’année du Grand gagné par Gomor

ra de Garrone), systématiq­uement conspué par la presse qui aime Christophe Honoré, Sorrentino cartonne dans les salles italiennes (tous ses films), gagne des Oscars ( la Grande Bellezza), explose tout le monde à la télé ( The Young Pope) et transporte les petits coeurs clippeux des journalist­es de Technikart. Mais son statut énerve, ses présences agacent, et ses absences interrogen­t. Personne ne sait exactement comment son Loro (« Eux ») n’a pas réussi à se faire une place dans une Sélection où il y a les Filles du Soleil. Ce ne sont pourtant ni les filles ni le soleil qui lui manquent. Peut-être Paolo insistait-il pour montrer les deux parties, peut-être tenait-il au contraire à venir avec la « version internatio­nale » (un seul film), à moins que ce ne soit l’inverse – le Festival insistant pour l’une ou l’autre de ces options. Il est même possible que Thierry Frémaux ait saisi le prétexte de ce flou artistique pour écarter une oeuvre qui aurait encore creusé les tranchées et aiguisé les baïonnette­s. Personne ne le sait, et personne (dans cet article) ne cherchera à le savoir. A le voir, en revanche…

Armés de passion, de sens du devoir, du permis de conduire de Gaël et de nos badges à pastilles (on sait jamais), Technikart a donc pris la route, traversé les frontières, passé les tunnels et bravé les radars. Après avoir admiré le mont où se perche San Remo (petite pensée vélo), fait une micro-halte touristiqu­e à Cervo (plus beau village de Ligure, selon Google), bu un ristretto sans devoir tuer soixante journalist­es enragés au passage et rejoint un multiplexe situé dans la riante zone industriel­le d’Albenga, le miracle a eu lieu : un agneau en gros plan, un adorable bêlement, l’image même de l’innocence inoffensiv­e... foudroyé en cinq plans par la clim’ assassine d’une villa de luxe située dans les collines de Sardaigne. Le message de Loro est envoyé et reçu en à peine trois plans : l’innocence inoffensiv­e s’arrête à l’entrée de ce film, elle n’y a pas sa place. Tous les personnage­s l’ont laissée derrière eux il y a bien longtemps, dans le souvenir idéalisé d’un « je t’aime » de jeunesse qui a depuis perdu son sens et auquel Silvio B., à l’inverse de son cousin existentia­liste Jep G. (héros de

la Grande Bellezza), ne se reconnecte­ra pas pour sa Rédemption mais seulement pour sa Perte. Le film est à l’évidence une somme, une sorte de grand précis Sorrentini­en où se télescopen­t la laideur monstre de l’Ami de la famille, le gatsbysme dé-magnifié de la Grande Bellezza, la cruauté politique d’Il Divo, les codes couleur de Young Pope (rouge et blanc, ange et diable, avec petites touches de noir) et son thème-clef la réclusion, l’enfermemen­t dans les tours qu’on construit soi-même autour de soi, et où l’on est à l’aise pour contempler, stupéfait, tout ce qu’on a laissé à l’extérieur. Dans ses conférence­s de presse, Thierry Frémaux lâche souvent cette petite blague, à propos des films qui ne sont pas là. « Eh ben moi, je l’ai vu » dit-il, en sachant très bien que c’est énervant.

Loro ? Eh ben nous, on l’a vu. Dans notre histoire perso du festival de Cannes, l’édition 2018 sera celle de la découverte du diptyque de Sorrentino à Albenga, en relisant les textes que nous envoyaient les copains restés dans le tumulte de Cannes. Pendant qu’ils voyaient la Tendre indiffé

rence du monde sur des strapontin­s après avoir fait la queue trois quarts d’heure avec des pitbulls badgés, on était seuls dans la salle, les pieds sur les fauteuils de devant, après avoir attendu que le cinéma veuille bien ouvrir ses portes, à 17h. Seuls. Avec personne d’autre que nous. Sur l’écran, les fêtes, les filles à poil ou habillées comme sur le tapis rouge, la coke, la musique, le cul, la folie. Dans la salle, deux gars français essayant de se demander comment ils auraient reçu ce même film

là-bas. Au fait, si vous vous inquiétez, oui, on parle suffisamme­nt bien l’italien pour commander des pizzas. Et pour voir des films ? Heu, hum, eh bien… comment vous dire…

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