Technikart - Technikart - SuperCannes

Croisette Boulevard

Une drôle d’atmosphère planait sur le Festival 2018. Tout était à la même place, mais le monde avait bougé. Les dimanches étaient les samedis, demain était hier, tandis que les traces de la nuit s’effaçaient inexorable­ment. Quelque chose se tramait, on en

- LÉONARD HADDAD

On connaissai­t pourtant Cannes comme notre poche. Des années qu’on était capable de réciter le nom des hôtels et des plages dans l’ordre sans se tromper, à force d’avoir arpenté Croisette Blvd dans les deux sens. Les projos, les pizzas, les soirées, les toits, les hôtels, les barons, les villas, les virées dans les canyons derrière les collines, sur Montfleury Drive, rien de tout cela n’avait plus de secret pour nous. On aimait s’enfoncer dans le labyrinthe, lâcher prise, perdre la notion du temps et de l’espace, se retrouver à la lisière des rêves, croiser une fille en robe bleue au lever du jour, en train d’aller dormir, tandis qu’on était en route vers des tapis de velours rouge, peut-être pas pour dormir (quoique), en tout cas pour rêver, pendant la séance de 8h30.

On sentait bien que le Festival essayait de nous dire quelque chose. Certains détails nous avaient mis la puce à l’oreille. Des petits signes qui, additionné­s, ressemblai­ent à un jeu de piste à l’échelle de la ville. Décalage horaire : hier, aujourd’hui et demain se mélangeaie­nt dans un désordre organisé ; les nuits étaient toujours aussi courtes, mais la Nuit semblait avoir disparu sans laisser de trace, alors qu’on avait longtemps cru qu’elle nous appartenai­t. Devant le Petit Majestic, il n’y avait personne, ou presque. Où étaient-ils tous donc passés ? Où se cachaient-ils ? Les cadavres (de bouteille) flottaient à la surface de l’eau, crevant d’envie de nous raconter leurs histoires, et de nous expliquer comment on en était arrivés là.

La fin d’un monde, oui, c’était quelque chose comme ça. On le sentait confusémen­t, tous le disaient. Moins de marché, moins de stars, moins de gens, moins d’argent, moins de liberté, moins de discussion­s, moins de tout. Ça faisait presque peur. La clef du mystère et la porte de sortie, c’est sûr, il allait falloir la chercher dans les films. Sur Croisette Blvd, c’est toujours comme ça. Une tradition. Des mèches s’allumaient au début des génériques. Décidément, on essayait de nous prévenir de quelque chose – ou était-ce notre paranoïa ? Puis venaient les titres, tels des messages codés. « Tout le monde le sait ». « Plaire, aimer, courir vite ». « Capharnaüm ». « Border ». « Climax ». « Les Oiseaux de passage ». « En liberté ! ». « Une affaire de famille », « Le Grand bal », « Le Grand bain ». Tous semblaient vouloir nous dire quelque chose sur ce que l’on était en train de vivre ou de ressentir. Certains codes étaient plus faciles à cracker que d’autres. « En guerre » après « Cold war » ; « l’Eté » suivi des « Filles du soleil », suivies de « Burning », tout s’emboitait, comme un marabout de ficelle géant. Quelque part, à l’ombre des projecteur­s, des gens maîtrisaie­nt tout, tissaient leur(s) toile(s), ils avaient tout prévu, à nous de reconstitu­er le puzzle.

Il n’y avait pas de « s » à Image. Ça non plus, ça ne pouvait pas être un hasard. Avec ces garslà, il n’y en a jamais. Des imprévus, oui, des surprises, mais de hasards, jamais. Pourtant, on en avait eu plein les yeux, des images, et des belles. Peu à peu, elles nous permettaie­nt d’y voir plus clair. On retrouvait des acteurs et des actrices, d’un film à l’autre. On écoutait Camille Saint-Saëns, le Carnaval des animaux. Et il y en avait effectivem­ent partout, des animaux, un vrai festival : des putois, des canards, des oiseaux sans têtes, des chouettes, des ours polaires, des coyotes, des poissons givrés, beaucoup de chats et de chiens, chacun cherchant le sien, comme on cherche la femme dans un film chinois d’UCR pour qu’elle s’échappe d’un film américain et se dissolve à l’heure magique d’un film coréen.

De toute manière, depuis le début, les bookmakers anglais l’avaient prédit : c’était le seul programme possible. Tous les signes convergeai­ent. Il fallait trouver une femme, au milieu de tout ce bazar. Et même plusieurs, si possible. On leur aurait donné le prix d’interpréta­tion masculine, si c’était permis. Et un jour, ça le sera. Pas le choix, il fallait marquer le coup en cette année 2018, qui abritait accessoire­ment la plus belle compétitio­n officielle que Technikart Super-Cannes ait eu à chroniquer en cent numéros. Le puzzle était enfin reconstitu­é, l’énigme fatale élucidée. The End.

Ça se passe comme ça, sur Croisette Blvd.

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