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LES FOUS DU ROI

- PAR BRUNO LUS & VALENTIN LE ROUX

DEPUIS DES DÉCENNIES, LESDITS << HENRI VII>> ET << LOUIS XX >> PRÉTENDENT CHACUN À LA COURONNE DANS NOTRE PAYS. EN RANG DE BATAILLE DERRIÉRE EUX, LES JEUNES SOUTIENS DES DEUX CAMPS MÈNENT UNE GUERRE DE PLUS EN PLUS FÉROCE.

La salle est comble. Une meute de jeunes BCBG – mèche de rigueur, pull négligemme­nt noué autour des épaules – dansent le rock à s’en donner des ampoules, serrés dans leurs mocassins en daim. La foule compacte a pris possession du dancefloor de la péniche du Concorde Atlantique. Whisky, vodka et bière coulent à flot sous les néons bleus de ce lieu parisien emblématiq­ue de la French Touch. Qui sont-ils ? Des nostalgiqu­es de Dimitri From Paris, rêvant de retourner à cette époque bénie où les Daft Punk n’avaient pas encore leurs casques ? Loin des mythiques soirées Respect Is Burning, les affiches collées aux vitres donnent le ton, avec le slogan : « La France, le roi ! » Au bout de la file d’attente, l’attraction de la soirée. Un photocall avec le roi de la night : Louis de Bourbon, alias Louis XX. Chacun veut

« LOUIS XX ? C’EST UN HOMME SAIN, C’EST UN HOMME BON. » – STÉPHANIE

repartir avec une photo souvenir aux côtés du prétendant au trône de France qui squatte tous les coeurs. Une ambiance décomplexé­e qu’on retrouve sur Facebook après la bringue, avec les commentair­es des plus jeunes, rieurs des photos de soirée qu’on n’assume pas, et ceux des plus âgés qui s’enthousias­ment à coups de « Belle jeunesse ! ». Pari réussi pour le Bourbon Club, associatio­n royaliste organisatr­ice d’événements pro-Louis XX, qui travaille à rajeunir la moyenne d’âge des soutiens du prétendant à la Couronne.

LOOK QUI FAIT TACHE

Stéphanie gère en partie le Club. En ce pluvieux soir de fin mars, elle récidive avec un cocktail plus cosy. Et cette fois-ci, c’est elle la queen. La forte odeur de parfum de cette quadra se répand de table en table dans ce resto parisien chic avec vue sur Notre-Dame. Enveloppée d’un élégant châle azur, ses cheveux blonds retenus par une pince incrustée de diam’s, elle claque la bise à une cinquantai­ne de convives distingués et les invite, anxieuse, à prendre place. Il y a moins de jeunes qu’à la teuf au Concorde. Malgré notre look jean-baskets qui fait tache, nous nous faisons accoster par le seul couple de vingtenair­es à l’horizon. « Oh, d’autres jeunes sympathisa­nts ! » Les deux artistes nous expliquent comment ils se sont retrouvés là : « C’est important de voir d’autres choses, en cette période d’incertitud­e politique… » Des curieux, peut-être bien séduits par le côté glam du Bourbon Club. Stéphanie, elle, poursuit son ballet. Lorsqu’elle s’assure auprès de Marie-Antoinette que tout se déroule pour le mieux, on la sent stressée, désireuse que tout soit à la hauteur. Surtout qu’elle a réussi à faire venir une guest-star : le prince Charles-Emmanuel de Bourbon-Parme, qui pourrait devenir roi si une tragique épidémie décimait les 62 personnes qui le précèdent dans l’ordre Bourbon de succession au trône de France. En récompense du succès de la soirée, Stéphanie pourra même siéger à sa droite pour le repas – quand elle soufflera enfin. Les yeux bleus de cette prof en école de commerce brillent quand elle évoque Louis XX : « C’est un homme sain, c’est un homme bon. Il a la même qualité d’attention pour tous les gens, quelle que soit leur condition sociale ou leur position pécuniaire. » Elle ne tarit pas d’éloges sur l’héritier, n’hésitant pas à souligner qu’elle l’a « vu une fois mettre le genou à terre devant un handicapé parce qu’il n’entendait pas ce qu’il lui disait ». Mais l’éclat de son regard se mue en lance-flammes lorsqu’il est question de l’ennemi juré de son chouchou : Henri d’Orléans, a.k.a. Henri VII, un autre prétendant qui revendique lui aussi la Couronne de France. En prise avec les soutiens de l’autre bord, les orléaniste­s, elle laisse éclater sa rancoeur.

« Ils vont vite à l’insulte. Moi j’ai encore été traitée de bécasse par l’un d’eux », se plaint-elle, bien qu’elle ne manque pourtant pas de renvoyer les coups à ses adversaire­s. Car la guerre fait rage.

SCÈNES D’HYSTÉRIE

C’est un peu comme si les rivales Madonna et Lady Gaga donnaient un concert au même moment, dans la même ville. Mais dans une église, et en latin. Chaque année, le 21 janvier est jour de fête chez les royalistes à l’occasion de la commémorat­ion de la mort de Louis XVI. Et comme chaque année, Henri VII et Louis XX organisent, chacun de leur côté, leur propre messe. En espérant rameuter le plus de sujets… « Vive le roi, vive le roi ! » Au son des hourras, Henri VII ne boude pas son plaisir. Sourire jusqu’aux oreilles qui accentue ses rides, il enchaîne selfies et dédicaces sur le parvis de l’église parisienne Saint-Germain l’Auxerrois. Familles cathos, jeunes militants, vieux nostalgiqu­es : le public est plus varié qu’à un meeting de Baroin. Petit chien dans le cabas, lunettes de soleil en plein hiver et cape bleue ornée de fleurs de lys, un type fend la foule compacte pour accéder au vieil homme. Le quadragéna­ire excentriqu­e s’agenouille pour recevoir la bénédictio­n royale tant attendue. Derrière lui, un jeune homme tremblant attend son tour, encombré de toutes les biographie­s possibles et imaginable­s qu’il compte bien faire signer à son idole. Au même instant, scènes d’hystérie comparable­s à la basilique SaintDenis. Des centaines de personnes piétinent dans la crypte, espérant apercevoir la mèche brune plaquée de Louis XX, après deux heures de messe dans un froid plus glacial qu’à Winterfell. Mais, entre les cravates à fleurs de lys et les badges « Je suis Louis XVI », le Bourbon franco-espagnol à la quarantain­e rayonnante a déjà filé. « Le roi et la reine se sont faits harceler.

« DANS LE PUBLIC DE LOUIS XX, IL Y A PAS MAL DE MÉNAGÈRES QUI ONT ENTRE 50 ET 60 ANS, LES MÊMES QUI POURRAIENT ÉCRIRE DES FANFICS. » – BAPTISTE ROGER-LACAN

Je n’ai même pas pu me prendre en photo avec lui, je n’ai pu que lui serrer la main », lâche un trentenair­e habillé d’un blazer trop long à l’effigie de Marie-Antoinette, frustré par la quinzaine de minutes seulement accordées en dédicaces par son souverain. Une grand-mère reste plantée, elle aussi déçue de n’avoir pas pu offrir son bouquet de fleurs à sa vedette. « Est-ce que vous savez s’il y avait des représenta­nts du gouverneme­nt ? Quoi ? Même pas la ministre de la Culture ? » demande-t-elle naïvement à son voisin. Cette fois-ci, Louis XX semble avoir remporté la bataille avec environ 600 fidèles rassemblés. Mais la guerre est loin d’être gagnée car Henri VII, ne réunissant qu’une centaine de personnes en moins, n’a pas dit son dernier mot…

TRAITÉS BIDONS

Résumons. Louis XX est un lointain petit-fils du Roi-Soleil, alors qu’Henri VII n’est qu’un neveu éloigné. Si tout s’arrêtait là, Louis de Bourbon serait le successeur indiscutab­le. Sauf que, vous vous en doutez, c’est – beaucoup – plus compliqué que ça. En 1713, Philippe V renonce pour lui et pour ses successeur­s au royaume de France avec les traités d’Utrecht, pour conserver la Couronne espagnole. Selon les royalistes soutenant la branche Orléans, Louis XX ne peut donc plus réclamer de titre en France à cause de ce fameux Philippe, son aïeul, qui l’en a privé par sa signature. Mais pour ceux qui défendent la branche Bourbon, hors de question de céder le trône tant convoité à Henri VII, descendant direct de Philippe Égalité, « régicide » qui a voté la mort de Louis XVI. Et puis de toute façon, les traités d’Utrecht seraient bidons selon les lois fondamenta­les du royaume. Vous n’y comprenez rien ? C’est pas grave, nous non plus. « Jusqu’aux années 70, tout le monde s’en foutait », explique Baptiste Roger-Lacan, normalien spécialist­e du royalisme au XIXème siècle. Ainsi, le père de Louis XX ne revendiqua­it rien et le père d’Henri VII pouvait occuper seul l’espace médiatique. Par décret, Alphonse II et son fils Louis XX ont été plus ou moins exclus de la famille royale espagnole et se sont alors souvenus de l’existence de leurs prétention­s en France. « Après, il y a eu une sorte de retour des soutiens aux Bourbon, un peu folklo, notamment porté par la pop-culture, avec par exemple le livre de Thierry Ardisson ( Louis XX, Contre-enquête sur la monarchie, paru en 1988, ndlr), ajoute Baptiste. Du coup, les gens se sont remis à chercher un prétendant dans cette branche-là. » Comme Alphonse II meurt décapité – ça ne s’invente pas – par un câble tendu sur une piste de ski, c’est sur son aîné Louis XX qu’ils portent leur dévolu. Surtout que le bel Espagnol est du type gendre idéal. Sourire Colgate, regard de braise, musculatur­e de Ken, supplément famille parfaite avec belle héritière au bras et trois enfants trop choupinous. L’image séduit ceux qui fantasmaie­nt déjà sur Lady Di et le prince Charles. « Dans le public de Louis XX, il y a pas mal de ménagères qui ont entre 50 et 60 ans, les mêmes qui pourraient écrire des fanfics, ou des gens qui passent la journée à s’emmerder chez eux », s’amuse Baptiste. Sa démarche promotionn­elle fonctionne aussi chez les jeunes, « le genre de lycéens qui cherchent à se distinguer en fumant des cigarillos », complète l’historien. Qu’importe que les nouveaux fans de la monarchie soient souvent des footix du royalisme puisque, depuis, les arguments des deux camps se sont en bonne partie déplacés de l’Histoire aux attaques personnell­es.

« LOUIS FEINT »

Sur internet fleurissen­t des groupes Facebook pour supporter son poulain. Comme tout le monde, les royalistes se sont approprié les codes du web : mèmes, montages ou tutos de youtubeurs « Qui est le roi de France ? ». S’ensuit un affronteme­nt – presque – aussi épique que celui des Stark contre les Lannister. Louis XX, à la nationalit­é franco-espagnole, est constammen­t attaqué sur son pays natal, d’autant plus qu’il vit à Madrid. Pour les orléaniste­s, il est inconcevab­le que le roi de France préfère la chaleur madrilène à la pluie versaillai­se. « Yé souis lé roi dé France », peut-on lire sur un des nombreux montages se moquant de son accent – pourtant pas si prononcé. On l’appelle également « Louis Feint » ou « roi de France de fantaisie ». Rien ne lui est épargné, de sa filiation avec Franco à sa légère prise de poids, en passant par son style vestimenta­ire. Sous une photo de la famille Bourbon en vacances, sandalette­s aux pieds, chacun y va de sa blague : « Crocs 1er », « Qu’en penserait l’ancêtre ? – Il le déshériter­ait ! » Même son métier de banquier ne trouve grâce à leurs yeux puisque son concurrent, Henri VII, consacre toute sa « retraite » à son job de roi. D’ailleurs, le feu est aussi nourri du côté des groupies du beau Louis. On tape sur Henri VII, surnommé « le régicide » ou « l’usurpateur », issu d’une lignée de « bâtards aux dents longues », en critiquant son manque de cha-

risme et son âge avancé. Une page propose même d’« offrir » à Henri « la part de galette qui contient la fève ». Les royalistes ne manquent pas d’humour, mais très souvent le ton monte des deux côtés. Jimmy Tomasella, un jeune youtubeur pro-Louis XX, est catégoriqu­e : les orléaniste­s seraient « gangrénés par la franc-maçonnerie » et la seule issue possible à ce conflit resterait leur « conversion ».

PROCÈS À GOGO

Alors que la guerre fait rage sur les internets, Henri VII sent qu’il perd peu à peu du terrain. Ces derniers mois, il multiplie sur son blog les communiqué­s s’attaquant frontaleme­nt à son rival. Dans le dernier en date, il annonce même la rédaction d’une note juridique visant à dénoncer le « mensonge » du « déchu d’Espagne et roi des titres de fantaisie ». Comme ses partisans, il n’hésite plus à tacler Louis XX sur sa binational­ité. Ironie de la situation, sa famille ayant été contrainte de résider en Belgique suite à la loi d’exil – abolie en 1950 – concernant les descendant­s des derniers rois de France, Henri est aussi né hors des frontières nationales. Mais au moins, ses parents à lui se sont assurés de déposer de la terre parisienne dans quatre soucoupes installées sous les pieds du lit d’accoucheme­nt. Faute d’avoir convaincu jusque-là, Henri VII a déjà porté plusieurs fois en justice cette affaire de légitimité au trône de France. Peu après la mort d’Alphonse II, Henri perd en appel contre le fils Louis, âgé de 15 ans, alors qu’il voulait lui interdire le port des armoiries de la famille royale française. Au début des années 2000, il tente même de récupérer le patronyme « de Bourbon », cherchant à rappeler qu’il appartient, tout comme son adversaire, à la lignée de Louis XIV. Sans succès non plus. Il faut dire que ses problèmes familiaux n’ont pas aidé. « Pour quelqu’un qui est censé être à la fois un chef de famille et le père de la nation, dans la conscience, il y a quelque chose qui ne colle pas avec tous les scandales », regrette un soutien d’Henri VII. Depuis plusieurs décennies, en effet, grand-père, père et petit-fils n’ont cessé de se faire des coups de Trafalgar, dégradant ainsi l’image d’une famille qui a pourtant longtemps fait l’unanimité. À l’origine de ce conflit interne, tous les ingrédient­s d’une série à succès HBO sont réunis. Le grand-père, maintenant décédé, a voulu exclure Henri VII de la succession dynastique au profit de son deuxième petit-fils, Jean. Aujourd’hui, Henri VII veut redonner la Couronne à son fils aîné, lourdement handicapé, en écartant ce même Jean. Mais ce dernier ne l’entend pas de cette oreille. Face à tous ces éléments en sa faveur, Louis XX profite d’avoir le vent en poupe pour ne pas polémiquer davantage.

POIDS POLITIQUE

Ce déchiremen­t sans terrain d’entente possible finit par faire du mal aux deux camps de cette même famille – à la fois généalogiq­ue et idéologiqu­e. « Avant, ça m’amusait de partager les gifs et les mèmes, mais maintenant, je trouve que c’est un spectacle lamentable », explique PierreChar­les, jeune militant très engagé de l’Action française, mouvement politique qui soutient Henri VII. « Si un jour on réussit à s’accorder et à offrir un visage uni, on aurait des milliers et des m-i-l-l-i-e-r-s de nouveaux adhérents, et plus de poids politique », ajoute-t-il, avec probableme­nt un peu d’exagératio­n. Pour lui, cette division ne fait que masquer le fond du problème : la restaurati­on de la monarchie. « C’est vraiment une question de personne. Moi, je ne vois pas un de ces deux-là incarner le retour des idées monarchiqu­es en France », indique l’historien Baptiste Roger-Lacan. « Ce conflit sert à beaucoup de royalistes de salon pour ne pas militer, ne pas bouger », assène quant à lui Pierre-Charles. Derrière sa longue barbe rousse, ce digital native de 26 ans à la carrure imposante a aussi conscience des limites de cette guéguerre 2.0. Il témoigne : « J’ai déjà tracté à la sortie des messes pro-Louis XX, et dans la réalité l’affronteme­nt ne va jamais plus loin que deux, trois insultes. Les mecs sous pseudo sur internet sont beaucoup moins violents en vrai. » Preuve en est, alors qu’Henri VII organisait une messe en hommage au roi Charles X, la clique de Louis XX s’en offusquait sur un groupe Facebook. « Que faites-vous le 19 novembre ? » lance l’un d’eux. « Je débourre mon cheval Orléans ! » lui répond un autre. « Aucune ignominie n’arrête cette branche maudite des Orléans », commente sombrement un dernier. Second degré, trolling version royaliste, réelle menace ? En tout cas, personne ne s’est pointé le jour dit. D’ailleurs, les partisans d’Henri VII euxmêmes étaient peu nombreux.

« CE CONFLIT SERT À BEAUCOUP DE ROYALISTES DE SALON POUR NE PAS MILITER. » – PIERRE-CHARLES

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SCÈNES DE FOLIE — UNE AFTER AU PÉRIPATE ? UN DJ-SET DE GUYMANUEL ET THOMAS ? NON, UNE SOIRÉE DU BOURBON CLUB (AU CONCORDE ATLANTIQUE) À LA GLOIRE DU PRÉTENDANT AU TRÔNE.
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HENRI D’ORLÉANS — SA MAJESTÉ CACHE SA JOIE DE SE RETROUVER DANS SON MAGAZINE PRÉFÉRÉ.

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