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LES REVENANTS DE LA FRENCH TOUCH

ALORS QUE LA FRENCH TOUCH A VINGT ANS ET QUE CERTAINS AIMERAIENT LA LIQUIDER, QUE DEVIENNENT SES VEDETTES ÉPHÉMÈRES ? ENTRE DEUX RÉPÉT’ POUR LA COMÉDIE MUSICALE WELCOME TO WOODSTOCK, YANN DESTAL DE MODJO (AUTEURS DU TUBE DE L’ÉTÉ 2000 « LADY »), NOUS OFFR

- PAR LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCA­ULD PHOTO PIXELLE

Àl’origine de ces retrouvail­les inattendue­s, il y a une tribune, « Pour en finir avec la French Touch », publiée par Fabrice Desprez dans le Trax de juin. Jadis DJ au Pulp, inoxydable patron de l’agence de promo Phunk, témoin et acteur lucide et fendard de la scène électro française depuis plus de vingt ans, Desprez fait partie des rares personnes futées de ce milieu. Curieux, j’ai donc chaussé mes demi-lunes. Et me suis arrêté sur ce paragraphe de son article : « Quels sont les réseaux de la French Touch ? Ses tubes ? À dire vrai, les plus gros furent “Starlight” des Supermen Lovers, “You Are My High” de Demon, “Lucky Star” de Superfunk ou “Lady” de Modjo. Mais sont-ils vraiment patrimonia­ux ? Qui écoute encore ça ? Les entend-on dans les mariages, fêtes d’appart, taxis, voire sur Nostalgie/Chérie FM ? Assez peu, pour tout dire. » Ces quelques lignes n’auraient peut-être pas fait tilt si je n’avais pas reçu le matin même un email me proposant d’interviewe­r… l’ex-Modjo Yann Destal. Le hasard mixe parfois deux disques dans le bon tempo. Alors que Desprez, croque-mort narquois et flegmatiqu­e, enterre sans fleurs ni couronnes les one-hit wonders de la house filtrée, certains cadavres bougent encore. J’apprends en l’occurrence que Destal chantera à la rentrée dans une comédie musicale sur Woodstock (sic). Me revient aussitôt en mémoire le clip de « Lady » qui passait en boucle à l’été 2000 sur la télé de mes grands-parents à Pargny-lès-Reims (Marne). Entre deux étapes de montagne du Tour de France, ça désaltérai­t. Si The Supermen Lovers, Superfunk ou Demon ont depuis fini dans la voiture-balai, je n’ai jamais cessé de suivre Destal. Aussi brillant que discret, il a déjà tenté deux comebacks : en 2004 avec The Great Blue Scar et en 2013 avec Let Me Be Mine, des albums de pop baroque d’une ambition folle dans un pays où un boy-scout comme Vianney est tenu pour l’égal de Gram Parsons. N’ayons pas des pudeurs de gazelle, comme dirait Mélenchon : The Great Blue Scar et Le Me Be Mine ont été des bides noirs. Dans quel état est Destal dix-sept ans après Modjo ? Comment gagne-t-il sa croûte et à quoi occupe-t-il ses journées ? Cela m’intriguait trop. J’ai répondu positiveme­nt à la propositio­n d’interview.

AUCUNE NOSTALGIE

Le jour dit, j’arrive dans une rue anonyme de Boulogne, à deux pas du stade Pierre de Coubertin. Petit et menu, coiffé comme le Keith Richards de 1971, avec aux pieds d’élégantes chaussures patinées et son éternelle cicatrice sur la joue droite, Destal ne change pas, semblant vivre hors du temps, quelque part entre Albator et Peter Pan. Il m’accueille dans son studio. Moins luxueux que ceux d’Air ou Philippe Zdar, mais quand même pas dégoûtant. Il y a des pianos, plusieurs guitares. Dans un coin, je remarque des exemplaire­s de la revue Schnock. À 38 ans, Yann n’est pas encore un Jean Yanne. Les gens ne lui parlent pourtant que de son passé, comme s’il était un vieux machin. Pour discuter de ses aventures de jeunesse, on sort s’attabler au café d’à coté. Il n’y a personne. On commande des spritz, une boisson qui n’était pas à la mode en 2000, contrairem­ent au Destal d’alors : « Modjo ? Ça m’était tombé dessus complèteme­nt par hasard… L’électro était même le style musical que j’avais le moins essayé de faire. Après mon bac et dix ans

de cours de batterie, j’étais étudiant dans une école de jazz, une planque. Par un pote de pote, j’ai rencontré Romain Tranchart. Il était guitariste, avait un sampler et connaissai­t Paul, le frère de Guy-Man’ des Daft Punk. Romain devait terminer un morceau pour un petit label. C’était la boucle de “Lady”, construite sur “Soup for One” de Chic. Je l’ai aidé à l’aboutir. Là, des amis lui ont dit qu’il avait du potentiel, qu’il fallait viser plus haut. On a frappé aux portes, fait la tournée des labels. Truc rigolo : on l’a fait écouter à Virgin ! La nana était épuisée, sortait visiblemen­t d’une journée difficile… Elle écoutait péniblemen­t, n’osait pas nous dégager… Elle a finalement jugé qu’il manquait un refrain, qu’on devait retravaill­er. Le patron de Barclay, lui, adorait le morceau tel quel ; c’est chez lui qu’on a signé, avec un bon budget pour le clip et plusieurs albums. Quelques mois ont passé et, à Ibiza, Pete Tong a beaucoup joué notre truc. Les Anglais sont revenus de vacances avec “Lady” en tête. Du coup, ça s’est emballé, on a vendu deux millions d’exemplaire­s du single et on est devenu numéro un en Angleterre, une première pour un groupe français – à ce titre, on est même entré dans le Livre Guinness des records. » Ça me frappera pendant les trois heures que je passerai avec Destal : il ne tire aucune gloire ni ne garde aucune nostalgie de Modjo. Il est franc, modeste et nonchalant : « Par un phénomène que je ne m’explique pas, “Lady” n’est pas oublié. Je ne suis pas en mode rentier, mais Modjo m’assure des revenus dont je vis encore en grande partie. Comme tu dois le savoir, Chic touche 50 % des droits. Chaque année, Nile Rodgers gagne de l’argent grâce à moi. » Il parle avec détachemen­t, comme s’il évoquait quelque chose de lointain qui serait arrivé à un autre que lui : « La French Touch, je n’ai jamais été vraiment dedans. Est-ce que je côtoyais Air et Daft Punk ? Non. Romain les connaissai­t mieux. Je sortais en boîte, je croisais des gens, j’étais assez pote avec Fafa des Superfunk, rien de plus… Pour moi, c’était une escapade qui, si on englobe tout, n’aura duré que deux ans et quelques. » PLACARDISÉ CHEZ BARCLAY Copiner avec Fafa des Superfunk, ce n’est pas ce qu’on appelle avoir un réseau en or. Comme il l’avoue lui-même, avec Modjo, Destal est « passé ric-rac » . La bulle French Touch explose alors que la crise de l’industrie du disque vient jouer les trouble-fêtes. Au lieu de déchanter, Destal se concentre sur son projet à lui : « Les morceaux que j’ai faits après Modjo, c’est ceux que je voulais faire avant. Je les avais accumulés et les gardais de côté. » Il part dans le grandiose, le bizarre, invente notamment « l’effet dauphin » – une astuce de production qui consiste à fabriquer des solos à partir de voix trafiquées. Les gens de Barclay lui font confiance, l’envoient enregistre­r les cordes à Londres avec Bertrand Burgalat. Problème : l’album se plante. Yann : « Au début, chez Barclay, j’avais une marge de manoeuvre grâce au succès de Modjo. Une fois que The Great Blue Scar n’était pas entré dans le mainstream, le rapport de forces s’est inversé. » Pour le dire clairement : Yann se retrouve placardisé. Entre 2004 et 2013 (neuf ans !), il ne publiera pas d’album. Il rompt son contrat avec Barclay, réfléchit : doit-il faire des concession­s ou construire son oeuvre contre vents et marées ? « Ayant la liberté de faire une musique qui ne marche pas » , il choisit la deuxième option et empile dans son coffre-fort des dizaines de morceaux, mis en boîte, mixés, finalisés, mais jamais sortis. Homme orchestre stakhanovi­ste, multi-instrument­iste disparu des radars, il est encore aujourd’hui ce simili-Prince dont le studio de Boulogne-Billancour­t serait le Paisley Park de pacotille. Étonnant destin que celui de Destal : il a tout eu à 22 ans, pour tout fuir à 26. Il est intarissab­le sur la célébrité, dont il se méfie et à laquelle il a vite tourné le dos : « C’est présenté comme un eldorado du bonheur… Très peu pour moi. À mon échelle, j’ai connu ça, les gens qui te fixent avec les yeux qui brillent, le mensonge qu’il ya à y croire, le piège de la vanité et de l’orgueil. J’avais bien aimé notre manière d’aborder cette histoire de notoriété avec Modjo, qui était proche de celle des Daft Punk, même si on n’en avait pas fait un concept. Il faudrait vraiment que les psys démystifie­nt cette idée qu’être célèbre c’est le bonheur. Si tu ne te sens pas assez aimé chez toi, ça n’a aucun sens de chercher le regard approbateu­r de gens que tu ne connais pas. Ça ne peut te mener à terme qu’à la dépression, à l’alcoolisme, au suicide. Tout cela ne m’attire pas spécialeme­nt. Par contre j’aimerais que ma musique ait un écho… » En attendant un nouvel album solo (courant 2018 ?), Yann se retrouve dans un projet a priori farfelu, limite ringard : une comédie musicale sur Woodstock. C’est par des amis avec lesquels il joue au Bus Palladium qu’il y a été entraîné. Un coup fourré ? Yann me soutient le contraire : il adore jouer des reprises, la musique des années 60 et 70 est sa préférée, il est très excité par ce spectacle à mille lieues de l’électro qui l’a fait connaître. Quel personnage interprète­ra-t-il ? « Je n’existerai pas en réalité, je serai un fantasme de rockstar du personnage principal, une vision qu’il se projette. D’après ce que m’a dit la costumière, j’aurai la même veste à franges que Roger Daltrey dans Tommy. Ça va être marrant je pense. »

LÉGENDES EN CARTON-PÂTE

En 2017, que reste-t-il de Modjo ? Des droits d’auteur réguliers et une vieille amitié : « On se voit toujours avec Romain, ne serait-ce que pour des raisons administra­tives, des problèmes juridiques, genre un rachat de catalogue de Chic… Parfois, j’ai tel morceau qui sonne plus comme du Modjo que comme du Destal, mais Romain est sur autre chose. Peut-être que si un jour il y a une synchronis­ation entre nous, on pourrait s’amuser à refaire un titre ensemble ? Romain est quelqu’un de sincèremen­t pas calculateu­r. Il faudrait donc que ce soit spontané. Si on faisait un truc démago en se servant du nom Modjo, tu crois que ça aurait un effet ? » Destal semble en douter. Concerné au premier chef par la tribune de Desprez, le petit génie méconnu va dans le même sens, contre les légendes en carton-pâte, pour l’avenir : « Quand les gens parlent de la French Touch, c’est comme si la météo était meilleure à ce moment-là. Ils s’en rappellent comme d’une époque qu’on n’aurait pas vécue où tout le monde était insouciant et où les choses avaient l’air facile. Perso, je suis content que ça ce soit arrêté, cette histoire de samples – c’était de la triche, quand même. Aujourd’hui, la page est tournée depuis longtemps. J’y pense peu. Je n’estime pas que c’est ce qu’il y a eu de plus important dans ma vie. »

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