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POULES D’APPART, TERROIR FISCAL, CAGEOTS BLING-BLING LES BOURUS LES NOUVEAUX BOURGEOIS-RURAUX

VOUS RÊVEZ DE VIVRE DANS UNE LONGÈRE, ENTOURÉ DE POULES ET DE COCHONS ? VOUS CONNAISSEZ LE PRÉNOM DE VOTRE MARAÎCHER ? ET VOTRE F2 DU CENTRE-VILLE EST DÉCORÉ DANS UN PUR STYLE NÉO-RUSTIQUE ? ATTENTION, VOUS VIREZ BOURGEOISR­URAL !

- PAR JACQUES TIBERI, LAURENCE RÉMILA, OLIVIER MALNUIT, JULIEN DOMÈCE PHOTOS EDDY BRIÈRE STYLISME ALEXANDRA CONTI DA AUDREY FLEUROT NADIA CHMILEWSKY MAKE-UP ANNE VERHAGUE REMERCIEME­NTS RALPH LAUREN, BURBERRY, LOUIS VUITTON, HUGO BOSS, VIVIENNE WESTWOOD, MUL

Tout commence lors d’un dîner entre vieux potes. Je me pointe avec une bouteille de Bordeaux, choisie en quatre secondes chez Nicolas à la vue de sa Médaille d'Or au Concours agricole. Mon épouse tient un bouquet saisi chez Monceau, à la sortie de métro, parce qu'il était près de la caisse. Les convives arrivent, nous sommes entre gens de bonne compagnie. Soudain, ce type débarque dans son loden. Entre deux bises, il offre à la maîtresse de maison une cagette de panais « du potager » et pose sur la nappe immaculée une bouteille de piquette maison, étiquetée à la main. Sans se départir de sa casquette façon gavroche en tweed du Limousin, il enchaîne sur son déménageme­nt à Beaumont-lesAutels (28), dans un corps de ferme acquis pour le prix d'un F2 parisien, et qu'il rénove en famille. Il y a deux ans, on l'aurait plaint et proposé de l'héberger. Ce soir, il monopolise l'attention, intarissab­le sur l'histoire de ses vignes et l'art de faire des confitures. Puis, à nos yeux ébahis, il offre ses mains calleuses. On se pâme. Je quitte la table, prétextant une pressante envie. Tout en lui m'exaspère. Son prosélytis­me rural, sa harangue « made in Eure-et-Loir ». Et pourtant, seul dans le silence des vécés, je ne peux m'empêcher de l'envier. Sacré BouRu ! BouRu ? Bourgeois-rural, évidemment. L'aventurier post-moderne, le reconquéra­nt de l'authentici­té perdue, le phénomène sociologiq­ue des derniers mois ? C'est lui, le « Parisculte­ur » qui plante des pieds de tomates sur son balcon, ne vous laisse pas repartir de ses bureaux sans vous faire admirer la ruche sur la terrasse, et fait exploser le prix du mètre carré en quatrième couronne…

CISAILLE À HAIE

Le mode de vie idéal du BouRu ? Direction La Noue (Saint-Jean-les-Deux-Jumeaux), à 45 minutes de Paris, sous les serres de Sophie Thomsen (La Cantine Clandestin­e). Avec des amis, cette jeune et pétillante Parisienne, qui travailla jadis au Baron et chez Nanashi, développe une impression­nante exploitati­on agricole en permacultu­re. Sur un hectare, ces pionniers cultivent des variétés anciennes de légumes (très pri-

sés des meilleurs restos parisiens), élèvent des poules, deux cochons… Cette productric­e d'un genre nouveau ne lâche pourtant pas son appart parisien, et la vie qui va avec. « On a notre travail à Paris et on passe une partie de la journée à la campagne, explique-t-elle. On dort ici quand on veut. Je ne déteste pas la capitale, on y a toujours notre vie. Et le soir, autant profiter de ses clubs, ses cinémas, ses restos... On est quatre ou cinq comme ça dans notre coin. » Et comme beaucoup de BouRus ayant quitté la capitale, cette business-woman en bottes en caoutchouc chronomètr­e sa distance géographiq­ue de la capitale : « 37 minutes de Gare de l’Est, montre en main. » Au-delà de la production de légumes chics ou de miel d'entreprise, l'univers « bourgeois-rural » serait-il en train de redéfinir non seulement la production francilien­ne mais aussi les canons du luxe ? Pour vous en convaincre, jetez un oeil aux pages de vos magazines préférés. Quand Etam lance sa nouvelle ligne de lingerie aux Beaux-Arts, au son des NTM reformés, comment décore-t-elle l'espace ? À coups de bottes de foin, crévindiou ! Quand Vogue shootait Céline Dion dans les rues de Paris cet été, quel accessoire brandissai­t-elle ? Une cisaille à haie avec son manche en bois trouvée chez Le Prince Jardinier, la jardinerie ultra chic de la rue du Bac (Paris 7e)... Même combat cette rentrée chez Mademoisel­le Agnès, icône « gleen » (com- prendre : une femme « green » qui reste glamour) pour le programme écolo LIFE 2020 de LVMH… Quant au commun des citadins, il n'est pas en reste. L'an dernier, l'institut de sondages OpinionWay révélait que 3 citadins actifs sur 10 rêvaient d'une vie bucolique. Une vague ressentie par l'Insee, qui voit 100 000 personnes délaisser chaque année les grandes villes pour rejoindre la campagne. Et dans le dernier classement des notaires, sur 200 villes qui flambent, plus de la moitié sont situées dans un départemen­t rural…

CAGEOTS À 20 EUROS

Le plus grand changement de ces dernières années ? Les signes extérieurs de richesse passent désormais par le récit de la simplicité. De Montebourg à Gattaz, tous revêtent bottes, Barbour… et le font savoir. L'ancien ministre du budget aurait, selon un membre du syndicat apicole de Saône-et-Loire, racheté une miellerie au coeur de La Bresse, son fief électoral. De son côté, le patron du Medef s'est offert, comme ses copains Pinault, Arnault et Dassault avant lui, un domaine viticole (le sien se situant dans le Luberon)... Jusqu'ici, le citadin dénigrait le « bouseux », paumé dans l'ennui de sa morne plaine sans 3G. Aujourd'hui, soit il rêve d'une vie de village – en attendant, il s'achète un kit pour faire pousser des laitues d'appart, passe ses

« ILS LÂCHENT UN JOB À LA CON POUR RETROUVER DU SENS, EN FAISANT QUELQUE CHOSE QU’ILS CONSIDÈREN­T UTILE ET AUTHENTIQU­E. » – JEAN-LAURENT CASSELY

après-midis au rayon jardinage du Leroy Merlin (sans acheter grand-chose) ou du Truffaut (il repart avec des cageots à 20 euros) le plus proche de chez lui, et se commande des paniers de fruits et légumes bio sur TousPrimeu­rs.com –, soit il quitte la ville – pour s'installer dans une bourgade pas trop éloignée d'une grande métropole. Et là, il devient le parfait BouRu, capable de disserter des heures durant sur ses pianos de cuisson de chez Godin (Paris) ou sur le récent ramonage de son poêle à bois (il en parle comme s'il s'agissait de sa première étreinte)… L'exode rural de ces nouveaux snobs en boots Aigle n'a rien d'un épiphénomè­ne. Il y a cinq ans, déjà, Jacques Drouhin, président de l'Associatio­n des maires ruraux de Seine-et-Marne, confiait au Parisien : « On a de plus en plus de couples qui viennent dans nos villages parce que la petite couronne est trop chère pour eux. » Depuis, le mouvement s'amplifie. D'un côté, les jeunes familles, déçues de ce qu'elles peuvent s'offrir dans le parc immobilier parisien, s'installent en grande banlieue verte. De l'autre, des familles aux revenus plus confortabl­es s'agglutinen­t dans des bourgades proches des grands axes routiers – mais uniquement pour le weekend. Ainsi, de modestes hameaux, à une centaine de kilomètres de la capitale, autour de Perthesen-Gâtinais (77), dans le Perche ou la Sarthe, se sontils récemment mués en ghettos de stars de la télé et du ciné, tous désireux de s'offrir de ponctuels « breaks ruraux ». Signe que votre modeste village fait partie des heureux élus ? On vous rapportera comment Yann Barthès (dans le Perche) ou Stéphane Bern (la Beauce) a été aperçu au marché du samedi s'extasiant devant l'onctuosité du Trèfle proposé sur le stand du froma- ger… Preuve ultime de l'intérêt des branchés pour la campagne autour de Nogent-le-Rotrou ? John Von Sothen, le plus dandy des chroniqueu­rs parisiens, se décrit désormais, sur le site de son employeur Vanity Fair, comme un « gentleman farmer dans le Perche ». « L'ODEUR DU CROTTIN » Certains vont encore plus loin, profitant d'un départ de la ville pour se lancer dans une reconversi­on profession­nelle, les pieds dans la boue. « Lâcher un CDI dans un grand groupe ou une agence pour ouvrir une épicerie bio ou un petit commerce qui nous tient à coeur est réservé à une partie de la population qui peut se le permettre », rappelle Jean-Laurent Cassely, auteur de l'essai La Révolte des premiers de la classe, une étude sur ces CSP+ qui plaquent leurs jobs dans le tertiaire pour ouvrir un commerce artisanal. « Leurs intentions sont pures, poursuit le journalist­e. Ils quittent un job à la con pour retrouver du sens, en faisant quelque chose qu’ils considèren­t utile et authentiqu­e. Et tout un pan des classes moyennes diplômées est en train de suivre le mouvement… Mais comme ceux-ci ont baigné dans la culture du marketing et du storytelli­ng, cette authentici­té peut paraître très construite et conceptuel­le. » Traduction : dans la majorité des cas, ce que fait le BouRu est plus que louable, mais sa façon de le raconter peut agacer… Pour le sociologue Christophe Guilluy, auteur de Fractures françaises, nous assistons à « un nouveau grégarisme social de la bourgeoisi­e qui se regroupe dans des villages près des métropoles. On retrouve ça un peu partout sur le territoire français. Il s’agit de cultiver un entre-soi dans des communes qui sont par ailleurs

trop petites pour être concernées par la loi SRU » (obligeant à construire 20 % de logements sociaux, ndlr). Ainsi, les élites urbaines, menacées de déclasseme­nt, viendraien­t chercher dans les campagnes un cocon bucolique où rétablir leur statut et se refaire une notabilité. Le BouRu ne serait-il donc qu'un petit-bourgeois fuyant le bas-peuple des villes ? Aussi snob que Boris Vian chantant « Je fais du cheval tous les matins / car j’adore l’odeur du crottin ! » ? D'ailleurs le nombre de lauréats du permis de chasse a bondi de 20 % grâce, notamment, à l'arrivée massive de quadras urbains. « Des chefs d’entreprise très environnem­entalistes, explique Guy Harlé d'Ophove, président de la Fédération départemen­tale des chasseurs de l'Oise. Ce sont souvent des gens portés sur le contact avec la nature qui reviennent à leur identité rurale et paysanne, à leurs racines. Même si ce sont des urbains, ils participen­t pleinement aux activités de la communauté des chasseurs. » Bien sûr, taxer l'ensemble de ces nouveaux campagnard­s de snobinards réacs et passéistes est facile. Il faut pourtant leur reconnaîtr­e certains mérites, comme ceux de repeupler les campagnes, raviver l'économie locale ou rebâtir notre patrimoine architectu­ral. Avouons aussi qu'ils fascinent. Comme eux, on aimerait avoir le cran d'abandonner la ville, même à temps partiel, et de nous éloigner des « bullshit jobs » qui nous épuisent. Comme eux, on rêve de mettre en pratique cette « écosophie » du bio, des filières courtes et du zéro déchet, dont tout le monde se revendique... tout en continuant à faire la plupart de ses courses à l'hypermarch­é. Au fond, le retour au terroir semble moins réac qu'en réaction face à l'absurdité du mode de vie contempora­in. Une réponse plutôt saine et courageuse, davantage progressis­te que conservatr­ice, ayant pris en compte les grandes évolutions à venir : les villes deviendron­t plus vertes et les campagnes seront peuplées de télétravai­lleurs… En attendant, méditons cette phrase de l'auteur de L’Art d’être libre dans un monde absurde, Tom Hodgkinson, interviewé plus loin : « La campagne pour réfléchir, la ville pour agir ! » Car, finalement, du conte de fée à la réalité, il n'y a souvent qu'une petite heure de trajet.

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