LE FILM DU MOIS LA POSSIBILITÉ D’UNE ÎLE
THE BATTLESHIP ISLAND RYOO SEUNG-WAN
Ça commence dans les profondeurs du Pacifique
et au coeur d’une mine de charbon, par un gros coup de grisou exposé dans un noir et blanc suffoquant. Ça se conclue par une brise d’air marin et une vision d’apocalypse shootée dans un noir et blanc cette fois complètement éthéré, presque translucide. Une tragédie aura laissé sa place à une autre. Entre les deux, The Battleship Island saura retrouver des couleurs, mais l’odeur de la mort ne le quittera jamais. Il y a quelque chose de « mel-gibsonien » dans cet objet outrageusement violent, mélodramatique, spectaculaire et prompt à exalter un héroïsme lyrique, sans jamais avoir peur de passer par la case propagande pour résonner encore plus fort. Et entendons-nous bien, c’est un compliment. Mais là où l’ami Mel a systématiquement choisi d’envisager ses vignettes hardcore comme les dérives mentales de ses héros tourmentés (qu’ils soient troufion adventiste, chef de tribu maya ou Jésus-Christ), Ryoo Seung-wan les plaque au coeur d’un récit choral où tout est énoncé d’un point de vue parfaitement omniscient et carburant à un classicisme des plus mastoc – même lorsqu’il rejoue l’« Ecstasy of Gold » de Morricone dans son climax avec une innocence et une sensibilité qui laissent pantois.
INDIVIDUALISME FORCENÉ
Pas de poésie de l’ultra-violence ici, pas là pour ça, que du romanesque fiévreux, de la puissance mythologique solidement empaquetée, des coups qui laissent les joues toutes rouges, des méchants Japonais qui grimacent et des gentils Coréens qui morflent sévère. Typique du cinéma de son pays dans sa manière inouïe d’agglomérer sans forcer les humeurs, les iconographies et les tonalités, The Battleship Island est à la fois très ramassé dans son dispositif (la Seconde Guerre mondiale, des prisonniers, un camp de travail déposé au beau milieu du Pacifique, une évasion) qu’incroyablement foisonnant dans sa dramaturgie (au moins cinq personnages principaux tous cloisonnés dans un univers et des enjeux de cinéma différents). C’est la grande idée du film : il faut évidemment quitter cet enfer, tous ensemble, le point de convergence est là devant nos yeux, depuis le tout début. Sauf qu’ici, entre le papa jazzy, l’espion obsessionnel, le butor sensible et la captive qui passe d’un officier à l’autre, tout le monde reste cramponné à ses idéaux et personne ne sait faire équipe. Tout le film repose sur cette idée d’une réunion inévitable sabordée par les intérêts personnels, les missions qu’on choisit de s’assigner, les combats inutiles et les mouvements de rébellion qu’ils anesthésient. La mutinerie ne saura s’imposer que lorsque les Yankees, évidemment, s’amuseront à déboiser l’îlot à coups de bombes aériennes, soumettant les matons et les prisonniers à la même fureur venue de l’au-delà. Là, les cloisons entre les protagonistes vont sauter d’un coup et la communion va s’opérer au coeur d’une dernière demi-heure renversante, où chaque silhouette de prisonnier, déchiquetée ou non, deviendra le reflet d’une prise de conscience collective. Un acte de foi commun mis en orbite par l’« Ecstasy of Gold » donc, hymne éternel à l’individualisme forcené dont la substance chimique se retrouve ici complètement modifiée. Comme si, au fond, rien n’avait existé avant ce film-là, sans cynisme, sans séduction ni frime, et qui n’avance qu’à la lueur de son seul héroïsme primitif.