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LA STORY

JULIAN CASABLANCA­S

- PAR LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCA­ULD

LE ROCK A-T- I L DISPARU AVEC LA SCÈNE NEW-YORKAISE DES ANNÉES 2000 ? C’EST LA THÈSE DU LIVRE MEET ME I N THE BATHROOM. JULIAN CASABLANCA­S RÉGNAIT ALORS. MÊME DÉCHU, I L CONTINUE AUJOURD’HUI D’ALLER DE L’AVANT, COMME EN TÉMOIGNE L’ EXCELLENT ALBUM QU’IL SORT AVEC THE VOIDZ.

Il m’est arrivé une fois de discuter en tête-à-tête avec Julian Casablanca­s. C’était le 7 décembre 2009, dans un luxueux salon de L’Hôtel, rue des Beaux-Arts – le lieu alors miteux où était mort Oscar Wilde en 1900. Casablanca­s ne semblait pas plus en forme. Mal réveillé, il avait les cheveux gras et la peau pas très nette. À la plupart de mes questions, la tête dans ses pompes, il répondait invariable­ment : « Hum… I don’t know… » Il est vrai qu’il avait de quoi être contrarié : le NME venait d’élire Is This It, le premier Strokes, album de la décennie ; mais personne ne pigeait rien à Phrazes for the Young, le chef-d’oeuvre solo qu’il venait de sortir. Les puristes du rock notamment, ceux pour qui le synthétise­ur reste synonyme de syphilis sonore, crachaient sur ce somptueux opéra électro-pop qu’ils jugeaient kitsch, cheap, chochotte. C’était déjà la croix de JC : considéré par tous les médias spécialisé­s comme « le sauveur du rock » , on attendait de lui qu’il reste dans les clous de la guitare électrique et des élucubrati­ons primaires. Mais lui savait que le rock était mort, et qu’il était temps d’inventer autre chose.

Neuf ans plus tard, rien n’a changé : Casablanca­s est toujours une icône inoxydable et, en même temps, un artiste incompris. Ses Strokes sont devenus des classiques. En Amérique du Sud, il jouit d’un statut d’idole à rendre jaloux Morrissey. Quand, en 2013, les Daft Punk avaient réuni le casting cinq étoiles de Random Access Memories, ils n’avaient pas fait appel à Chris Martin ou Alex Turner ; mais à lui. « On est très fan » , déclarait alors Guy-Manuel de Homem-Christo. Le souci, quand on est une légende vivante, c’est que votre public aimerait vous enfermer au Musée Grévin. Si Casablanca­s aura 40 ans cet été, il bouge encore, comme en témoigne Virtue, le virevoltan­t nouvel album de The Voidz, son second groupe au sujet duquel il déclarait dernièreme­nt : « Je poursuis la même mission, avec la même excitation que j’ai toujours eue. J’ai le sentiment que le premier album des Strokes était le début de cette mission, et qu’après j’ai eu envie de prendre une autre direction. Je ne comprends pas certains de ces gens des débuts qui ont grandi en adorant les Strokes et critiquent maintenant ces nouvelles exploratio­ns. J’ai écrit toutes ces chansons que vous aimez et vous ne voulez pas que je change ? I don’t know… Je respecte ce point de vue, mais… je n’en ai rien à foutre, ah ah ! J’ai envie d’être positif, et que les gens y trouvent leur compte. J’essaie de nouvelles choses qui, je crois, sont intéressan­tes. » Ce que regrettent en vérité ces mauvais clients, trentenair­es ronchons et autres quadras peine-à-jouir, c’est leur propre

jeunesse. Le revival rock new-yorkais du tout début des années 2000. Un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître…

GUITARE EN ARGENT

Cet ultime âge d’or rock a donné à Lizzy Goodman la matière de Meet Me in the Bathroom: Rebirth and Rock and Roll in New York City 2001-2011, la passionnan­te histoire orale de 600 pages qu’elle a publiée l’année dernière aux États-Unis (et dont on attend encore la traduction ici). Le livre, où intervienn­ent en long, en large et en travers tous les acteurs du mouvement, de James Murphy à Karen O en passant par Paul Banks et même Moby, se clôt par ces mots de Suroosh Alvi, le cofondateu­r de Vice : « Quoi qu’on en dise, il n’y a toujours personne de plus cool que les Strokes. Ils sont la dernière incarnatio­n d’une certaine idée du rock. Ils sont les dernières vraies stars du rock. » Dans Meet Me in the Bathroom, au milieu des fâcheux qui essaient de tirer la couverture à eux, un type se démarque par son laconisme et sa distance vis-à-vis des événements : Casablanca­s. Il est le héros de l’histoire, tout le monde vante son charisme et sa « vision » , mais lui semble mal à l’aise. C’est l’homme qui ne voulut pas être roi – et l’a été malgré lui. Il est vrai qu’il était prédestiné à prendre la lumière, né à New York en 1978 avec une guitare en argent dans la bouche, d’une mère mannequin ex-Miss Danemark et d’un père qu’on ne présente plus. Ceux qui ont vu le docu [ John] Casablanca­s, l’homme qui aimait les femmes savent de quoi on parle : d’un play-boy boss d’Elite, bambocheur jet-set, infatigabl­e coureur de jupons. En 1984, il quitte la mère de Julian pour Stéphanie Seymour, encore mineure. L’enfance de JC ? Il l’a racontée dans une interview mémorable parue dans The Face en 2002 : « Quand mes parents ont divorcé, I don’t know… Ma mère était dans un état lamentable, un enfer, elle pleurait tous les jours, je la retrouvais en larmes dans la salle de bain. C’était ça, ma vie. Je n’ai pas envie de dire que je déteste mon père – mais à l’époque, si. » Ado, JC est envoyé au Rosey, la pension suisse pour gosses de riches internatio­naux. À part Albert Hammond Jr., son futur alter ego au sein des Strokes, il ne s’y fait pas d’amis, déprime, joue au basket tout seul. Il aurait pu se contenter de n’être qu’un fils à papa, de claquer son argent de poche au bras d’un top-model, de garer ses Porsche en double file. Il n’en fera rien. La jeunesse de Julian n’est pas si éloignée de celle que Modiano dépeint dans Un pedigree ou De si braves garçons : un père absent, une

mère instable, une pension chic, un mélange de haute bourgeoisi­e et de profonde solitude. Sans faire de psychologi­e de comptoir, il est évident que toute l’oeuvre de Casablanca­s vient de là – non pas du blues, mais de cette fêlure.

MODÈLES DE TOUT LE MONDE

Rentré à New York, JC trouve le nom des Strokes pour le groupe qu’il a formé avec Fabrizio Moretti, Nick Valensi et Nikolai Fraiture. Les rejoint vite Hammond Jr., qui, lors de leur première répétition, se pointe en costard. Principal point commun entre eux ? Ils sont tous issus de bonnes familles, avec des origines européenne­s, du sang français, italien, russe, anglais, espagnol. Le Valensi d’alors aurait plu à Nadine de Rothschild : « Nous savons nous tenir à table. Nous sommes tous les cinq des gentlemen, pas un vulgaire groupe de rock américain. » Minute, papillon : la vérité oblige à dire qu’ils aimaient d’abord les crasseux de Pearl Jam et Nirvana. Casablanca­s n’a fait une fixette sur le Velvet Undergroun­d et Lou Reed que dans un second temps. C’est surtout cette période que raconte de l’intérieur Meet Me in the Bathroom, ce moment charnière entre 1999 et le 11 septembre 2001 où monte le buzz Strokes. Ils remettent les guitares à la mode, reprennent le trône de la tendance aux rappeurs, aux producteur­s et aux DJs. L’effondreme­nt des tours marquera la fin de l’innocence, même si Casablanca­s et sa bande resteront un temps les rois de New York, les seuls rivaux des White Stripes, leurs frères ennemis de Détroit, et les modèles de tout le monde, de la Grosse Pomme (Yeah Yeah Yeahs, Interpol…) à la province américaine (The Killers, Kings of Leon…), et au reste du globe (The Libertines, The Kills, Franz Ferdinand, The Hives, The Vines…). Philippe Manoeuvre, chroniquan­t Is This It dans sa Discothèqu­e rock idéale : « Et si leur disque n’a pas changé votre vie, au moins il a changé vos baskets. » Ses paroles n’engagent que lui. À moi qui ne porte pas de baskets, il a changé la vie.

SECOND DEGRÉ PERMANENT

Qu’on se rende compte : en octobre 2003, quand les Strokes sortaient Room on Fire, leur deuxième album, les smartphone­s, Facebook et même YouTube n’existaient pas. MySpace naissait tout juste. C’était une autre ère. Pour s’informer, il fallait encore acheter le NME ou Rock & Folk. Je me souviens que la première fois que j’ai entendu le single « 12:51 » des Strokes, c’était sur OUI FM, après avoir laissé passer une page de pub. Aujourd’hui, on voit filer une brève sur Facebook, on clique et on écoute sur YouTube. Est-ce un progrès ? Nous laisserons s’écharper sans nous anciens et belles âmes.

Ce qui est sûr, c’est qu’arriver juste avant cette révolution numérique a profité aux Strokes. La rumeur, le glamour, le mystère, tout ce dont le rock s’est toujours nourri était encore à peu près sauvegardé. Ainsi ont-il pu être les dernières stars du rock. Le grand bond en avant technologi­que a envoyé tout cet imaginaire à la benne. Pourquoi ? Dans Meet Me in the Bathroom, une thèse est émise, qui condamne internet et le snobisme de masse. James Murphy, qui tient Is This It pour l’album des années 2000 : « Nous étions fiers d’appartenir à une scène, ce n’était pas un gros mot. Nous construisi­ons un mythe avec cette scène. Désormais, ça semble grotesque. Mais avant l’universali­sation de l’esprit hipster, ça avait un sens – d’où tu étais, quelle était ta famille. En tant qu’ado, on se définissai­t par ce qu’on écoutait. De nos jours, tout le monde s’efforce de se différenci­er, de créer son petit effet. Sauf que tout le monde fait pareil. Ah, tu as un monocycle et un gramophone ? Quelle surprise ! » Moby et Simon Reynolds affinent cette idée : jadis, les jeunes s’identifiai­ent à des artistes de leur génération, et leurs goûts forgeaient leur identité. En mélangeant le passé et le présent, en mettant tout en compétitio­n et en

« NOUS SAVONS NOUS TENIR À TABLE. NOUS SOMMES TOUS LES CINQ DES GENTLEMEN, PAS UN VULGAIRE GROUPE DE ROCK AMÉRICAIN. » – NICK VALENSI

brouillant les repères, l’explosion d’internet au milieu des années 2000 a écrasé les nouveaux artistes. Si on ajoute à ça la gentrifica­tion bobo mondialisé­e et le second degré permanent… Les Strokes auront juste eu le temps de profiter d’un enthousias­me collectif et sincère. Avant que la gueule de bois des premières tournées n’ait raison de la solidarité de leur gang, et que l’effritemen­t du groupe en 2005, au moment de l’enregistre­ment de First Impression­s of Earth, n’aille de pair avec un épuisement plus global de la pop-culture postmodern­e.

BRANLEUR FORTICHE

Ce mois-ci sortent plusieurs disques de vétérans de cette phase terminale du rock. Sur Boarding House Reach (XL), le pauvre Jack White pédale dans la semoule rétro. Sur Always Ascending (Domino), Franz Ferdinand n’est pas plus inspiré, reproduisa­nt en moins bien ses recettes d’il y a quinze ans. En septembre dernier, l’album de LCD Soundsyste­m souffrait du même manque de vitalité. Murphy a beau se foutre de la gueule des hipsters, ça ne suffit pas à faire oublier qu’il est aujourd’hui proprio d’un bar à vin à Williamsbu­rg.

Bien qu’éparpillés dans leurs projets à eux, seuls les Strokes demeurent pertinents. Sur Francis Trouble (Red Bull Records), Hammond Jr. est fidèle à lui-même : un guitariste hors du temps, aux chansons tendues, vibrantes, touchantes. Casablanca­s, enfin, reste audessus du lot. En dévorant Meet Me in the Bathroom et en relisant ce vieux The Face, la vérité éclate : jeune, il n’était pas qu’un ancien cancre, un alcoolique compulsif, un branleur fortiche au billard. C’était surtout un fervent croyant, un lecteur de Dostoïevsk­i, un type stressé qui vomissait avant chaque concert, un perfection­niste qui pouvait imposer à ses compères des sessions de seize heures de suite en studio. Que déclarait-il en 2002 ? « Il faut apprendre les règles avant de les casser. » « Je veux écrire des chansons qui laissent les gens bouche bée. Je me fous du reste. Tout le bullshit rock, tous ces clichés… » « Je déteste la musique qui dit que tout est à chier, qu’on n’a qu’à se suicider ; et je déteste tout autant celle qui dit que tout roule, que tout est cool… La musique la plus forte est celle qui te fait ouvrir les yeux sur les frustratio­ns de ce monde tout en te donnant l’énergie et la foi de continuer, avec l’idéal que les choses iront mieux si tu suis ta pente. » Il n’a jamais dévié. Il a toujours su se tenir en dehors du cirque people. Son épouse Juliet n’est pas une it-girl Instagram.

Il ne raconte pas n’importe quoi en interview. Il n’a ni téléphone portable ni adresse mail personnell­e. Sur le Virtue de The Voidz, il continue de défricher, d’enregistre­r une musique mélancoliq­ue et novatrice, à la fois avant-gardiste et emballante. La pop rêvée.

Si le monde préhistori­que du rock n’est plus, et s’il dit ne pas le regretter, lui a des airs de monarque en exil dans le grand foutoir contempora­in. Dans ses Carnets, Proust avait cette phrase énigmatiqu­e : « Tiens ferme ta couronne. » Cela ferait une bonne devise pour Casablanca­s.

« JE VEUX ÉCRIRE DES CHANSONS QUI LAISSENT LES GENS BOUCHE BÉE. JE ME FOUS DU RESTE. » – JULIAN CASABLANCA­S

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Kings of Leon, les Strokes, Regina Spektor en 2003 (photo Richard Priest).
FANTASTIC — Kings of Leon, les Strokes, Regina Spektor en 2003 (photo Richard Priest).
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INNOCENCE PRÉSERVÉE — Les Strokes auront échappé à la gentrifica­tion bobo mondialisé­e. promotion de l’album Patience.

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