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PORTRAIT NADIA DAAM

« QUAND T’ES UNE FEMME ET QUE T’ES ARABE, TU DOIS DOUBLEMENT FERMER TA GUEULE DANS L’ESPRIT DE CES GENS. »

- PAR LÉONTINE BOB PHOTOS SIMONÉ EUSEBIO

CIBLE PRÉFÉRÉE DES TROLLS ANTIFÉMINI­STES, LA JOURNALIST­E ENGAGÉE NADIA DAAM (LA MATINALE D’EUROPE 1, 28 MINUTES…) N’A PAS L’INTENTION DE METTRE DE L’EAU DANS SES CHRONIQUES. QUITTE À SUSCITER DE NOUVELLES CYBER-ATTAQUES ?

e 1er novembre 2017, studio d’Europe 1, rue François 1er, Paris 8ème, 6h57. Particuliè­rement remontée en ce premier mercredi du mois, la journalist­e Nadia Daam, 39 ans dont presque vingt de métier, entame sa chronique quotidienn­e. Son Coup de patte du jour ? Le « raid » lancé sur le forum Blabla 18-25 du site Jeuxvideo.com pour saturer la ligne du numéro « anti-relou » créé quelques jours plus tôt par deux jeunes militants féministes. « À ce stadelà, c’est pas #balanceton­porc, mais “balance la chaîne de fabricatio­n des jambons Madrange, couenne comprise” », ironise-t-elle. Sa chronique terminée, Nadia rentre chez elle. Debout depuis 4h du matin, elle s’autorise une sieste pendant laquelle elle coupe son portable. Lorsqu’elle le rallume, elle découvre un tas de messages haineux en ligne, envers elle et sa fille. Ainsi débutent deux longues semaines de harcèlemen­t… « Un mec avec qui on n’est pas d’accord, on va lui dire “Je vais te casser la gueule”. Mais une femme, on va menacer de la détruire dans ce qu’elle est. Quand un mec te dit “Je vais te violer avec un tesson de bouteille”, il te prend ce qui te détermine en tant que femme, c’est-à-dire ton appareil génital », constate avec exaspérati­on cette féministe téméraire du PAF, attablée aux Ondes, le café situé en face de la Maison de la Radio. Ce premier jour de la campagne la visant, elle le passe à regarder les messages défiler : « Une copine m’a raconté qu’un mec annonçait dans une discussion en ligne : “C’est bon j’ai trouvé son adresse, je suis venu faire des repérages cet après-midi pour trouver le code.” » À ce momentlà, la nouvelle matinalièr­e d’Europe 1 (elle a commencé sa chronique en août 2017) comprend « la porosité entre internet et la vraie vie. Je me doutais de ce qui pouvait arriver en m’en prenant à ces mecs-là, mais ça veut dire quoi ? Qu’on ne doit rien faire, rien dire ? » Nadia reçoit le soutien de ses deux principaux employeurs (Europe 1 et l’émission d’Élisabeth Quin, 28 minutes, sur Arte) et de ses confrères. Pendant ces deux semaines, la journalist­e ne tweete plus et ferme son compte Insta. Peu à peu, les menaces se font plus rares et – sous la pression de Marlène Schiappa, Webedia (la boîte derrière Allociné, Easyvoyage, mais aussi Jeuxvideo.com) consent enfin à modérer le forum Blabla 18-25 à l’origine de la campagne. Mais des traces subsistent : « Quand tu tapes mon nom sur internet, tu tombes d’abord sur des sites porno, des photomonta­ges immondes de moi, des délires négationni­stes, antisémite­s… Des trucs vraiment dégueulass­es. Quand t’es une femme et que t’es arabe, tu dois doublement fermer ta gueule dans l’esprit de ces gens. »

« TRANSPORTS AMOUREUX »

Née en 1978, Nadia grandit avec ses frères et soeurs « au terminus de l’arrêt de bus », dans un quartier du nord de Strasbourg. « La cité de l’Ill était connue parce que c’est là que les JT venaient tourner des images de voitures qui brûlaient le soir du 31 décembre », se souvient Nadia. Ses parents ont quitté leur petit village marocain pas loin de Chefchaoue­n (« là où t’as des champs d’oliviers et de cannabis ») il y a quarante-cinq ans. Passionnée de théâtre, Nadia passe un concours pour intégrer le lycée internatio­nal des Pontonnier­s. « J’y avais des camarades de classe dont les parents étaient diplomates, artistes, photograph­es, écrivains. On ne venait pas du même milieu mais c’était cool », précise Nadia dont la mère était femme de ménage et le père ouvrier mécanicien. Le bac en poche, Nadia entame une hypokhâgne au lycée Victor Hugo (Paris 3ème) et s’inscrit en loucedé à la Sorbonne Nouvelle en Arts du spectacle. Sa trop petite bourse l’oblige à bosser à côté des études (elle sera serveuse) et, très rapidement, elle quitte la prépa pour la fac. La fin de sa troisième année approchant, Nadia en a marre de son boulot alimentair­e « hyper crevant » et part à la quête d’un nouveau job. En feuilletan­t Libé, la jeune femme tombe sur une annonce pour bosser, justement, aux petites annonces du quotidien. Embauchée, elle s’occupe entre autres de la rubrique des « Transports amoureux ». « Je recevais des appels mais les gens pouvaient aussi venir à Libé. Ils s’asseyaient à côté de moi et me faisaient taper leur message. Parfois même, ils me tenaient au courant pour savoir si ça avait marché. Avant Tinder, c’était un vrai truc ! » Mais après quelques années de vie parisienne, la jeune Alsacienne constate que ce n’est pas la vie dont elle rêvait. « Quand tu grandis en province, tu fantasmes sur la capitale. Et moi, je prenais le train de banlieue pour rentrer à Asnières dans un petit studio dégueu. » Alors Nadia décide de tout plaquer pour partir au Mexique. L’expérience sudamérica­ine dure un peu moins d’un an. Après plusieurs allers-retours en bus vers le Guatemala ou le Belize pour renouveler son visa, elle se fait choper et on lui demande de partir. Nadia rentre donc en France, sans boulot ni appart, et récupère son chat qu’elle avait laissé en pension chez

sa soeur. Mais la période de creux ne dure pas longtemps. En se rendant à un pot de Libé, elle apprend qu’un poste de petite main du web se libère. Bingo ! Nadia revient dans le quotidien et « traîne avec l’équipe du site, composée de quatre personnes dans un semi-placard, parce que le web, au milieu des années 2000, n’intéressai­t personne ». Mais à la rédaction, son peps et son énergie tapent dans l’oeil de Johan Hufnagel, alors rédacteur en chef de la partie digitale du journal.

UNE VOCATION EST NÉE ?

Deux ans plus tard, Nadia, enceinte, décide d’ouvrir ses perspectiv­es profession­nelles et s’inscrit à une formation de secrétaire de rédaction à l’EMI-CFD. Pour son stage, Johan Hufnagel – qui entre-temps avait quitté Libé pour 20minutes.fr (il reviendra pour une mission foireuse aux côtés de Laurent Joffrin en 2014, ndlr) – lui propose de le rejoindre sur le gratuit généralist­e. « C’était au moment où on a fait entrer internet dans le journalism­e. Et Nadia est devenue un des piliers de l’équipe, se souvient Hufnagel, aujourd’hui co-fondateur du pure-player Loopsider. Nadia faisait partie de cette génération de gens qui étaient déjà sur les réseaux sociaux et avaient donc adopté une nouvelle façon d’écrire. Une de ses grandes qualités – et ça peut parfois se retourner contre elle – c’est qu’elle ne calcule pas forcément. Quand Nadia fait des trucs, elle les fait à 200 à l’heure. » Elle travaille comme « front page editor » pendant un peu moins de deux ans, avant de rejoindre Grazia, fraîchemen­t lancé, en 2009. « Là-bas, j’avais vraiment l’impression d’être la relou qui cassait l’ambiance en conférence de rédaction quand je parlais de l’excision alors qu’on venait de passer 3 heures à commenter des crèmes anti-rides », ironise Nadia aujourd’hui. Son CDD ne sera pas renouvelé… Pas grave : quelques mois plus tard, elle est contactée par la prod des Maternelle­s – émission dans laquelle elle avait déjà été invitée pour parler de son premier bouquin Mauvaises mères ! Les Joies de la maternité. Deux castings plus tard, elle est embauchée et y passe deux saisons comme chroniqueu­se… Une vocation est née ? « J’avais pas du tout d’expérience en télé… Il fallait produire et avoir tout le temps des idées sur tout. Je me faisais des noeuds au cerveau, mais j’ai fini par maîtriser l’exercice. » Début de l’été 2012 : Nadia allait signer pour une troisième saison aux Maternelle­s quand elle reçoit un coup de fil de la prod de 28 minutes. L’émission d’actu cherche une nouvelle recrue. Une propositio­n de chronique plus tard, elle est embauchée. Et Nadia, pas mécontente d’arrêter Les Maternelle­s – entre autres parce que Daphné Bürki s’en allait – débarque chez Arte.

« SOLIDARITÉ ENTRE MECS »

Vacances de la Toussaint 2013, la direction du Mouv’ l’appelle pour faire l’édito et la revue de presse de la matinale. « L’intérêt avec Nadia,

c’est qu’elle n’est pas là pour renvoyer des ascenseurs, serrer des louches ou épargner les gens », se souvient l’ancien directeur de la radio « djeunz » du service public, Joël Ronez. « Elle dit les choses qu’elle a à dire. Par contre, c’est sans concession, donc vaut mieux pas être du mauvais côté du micro quand elle parle de vous. » Grâce à ses chroniques tous azimuts, elle est repérée par Europe 1 et rejoint l’équipe du matin en 2017 : dans le 5/7 d’abord, puis dans Europe Matin, présentée par Patrick Cohen, depuis janvier. Dans cette chronique matinale, elle donne des coups de patte sur ce qu’elle veut et comme elle le veut. « Ça ne me pose aucun problème de dire “chatte” à la radio. Ça ne devrait pas être un problème à partir du moment où t’as un président américain qui dit – ne se sachant pas enregistré – qu’il “attrape les femmes par la chatte” ; on peut nous aussi employer ces mêmes termes. Mais je fais un peu gaffe, en plus ma mère m’écoute et me défonce parfois. » Et la suite pour cette héroïne des clashes médiatique­s ? L’audience pour l’affaire Jeuxvideo.com aura lieu en juin, les quelques haters qui ont été retrouvés y seront jugés. Mais il suffit que Nadia reprenne la parole hors de ses émissions pour raviver les polémiques. Le 8 mars dernier, dans Quotidien de Yann Barthès, elle réagit à la blague de Monsieur Poulpe qui déclarait qu’en soutien à la cause des femmes, il allait se masturber en pensant à chacune d’entre elles. « Yann Barthès m’a répondu en disant que Poulpe est un comique… La solidarité entre les mecs m’épatera toujours. Mais comment ça se fait qu’on en soit à avoir des débats comme ça ? Évidemment que le mec peut faire les blagues qu’il veut sur internet, mais on a juste le droit de dire que c’est déplacé, non ? Ce qui choque, c’est que moi je dise “Ferme ta gueule”, mais que le mec dise “Je vais me branler en pensant à vos mères et à vos soeurs”, ça ne vous choque pas ? Ça n’avance pas. » Alors, en attendant le prochain backlash, Nadia se prépare à la sortie de son livre Comment ne pas devenir une fille à chats en mai. Le pitch ? « On peut être une mère célibatair­e, tutoyer la quarantain­e, avoir son enfant une semaine sur deux, et le vivre pas trop mal. » Tout un programme !

« ELLE EST SANS CONCESSION, DONC VAUT MIEUX PAS ÊTRE DU MAUVAIS CÔTÉ DU MICRO QUAND ELLE PARLE DE VOUS. » – JOËL RONEZ

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