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« CE SOIR, TOUT LE MONDE PARLE RUSSE...»

Tous les mois, Gérard Guégan, le critique le plus flibustier de France, se plongera dans la pile des ressorties. Pour cette première, les oeuvres de Paulhan…

- GÉRARD GUÉGAN

Hiver 1963, le Nouveau roman nous tire des bâillement­s tandis que, sur la scène ou sur l’écran, la poésie du noir et blanc nous galvanise. Je suis, alors, dans mes 20 ans, et je signe dans l’Humanité de bien curieux articles, tel celui où j’ai risqué l’exclusion en mettant sur un pied d’égalité Jerry Lee Lewis et Lénine. Toujours est-il qu’en cette soirée du 18 février 1963, le Paris de la jeunesse romantique, dont je pense faire partie, occupe les mille sept cent quatre-vingt-neuf sièges (oui, 1789) de la Mutualité et applaudit à tout rompre le poète Evguéni Evtouchenk­o. Si bien que, lorsqu’il déclame Tout ici hurle en silence, le poème évoquant le massacre des Juifs de Kiev en septembre 41, on frise le délire. Certes Laurent Terzieff assure la traduction mais, ce soir-là, parole, tout le monde parle russe. Une semaine plus tard, entraîné par Frantz André Burguet, désormais le romancier préféré de Moix, je pénètre chez Gallimard et tombe, ô surprise, sur l’homme qui y fait, dit-on, la pluie et le beau temps. Il s’appelle Jean Paulhan. De lui, je n’ai quasiment rien lu. Aussi je m’apprête à la jouer passe-muraille quand Burguet, farceur en diable, s’en mêle : « Permettez que je vous présente un marxiste qui se rêve voleur d’éternité. » À ces mots, les lèvres de Paulhan se plissent : « Et je suppose que, vu votre âge, vous ambitionne­z de faire la pige à Rimbaud ? » Ce n’était pas dans mon intention mais je ne proteste pas, j’attends la suite. « Alors, un conseil, si vous voulez être Rimbaud, ne le lisez plus, mieux, oubliez-le, fréquentez plutôt les tribunaux et les terrains de pétanque. » Je ris. Lui aussi, mais moins fort. Il est né à Nîmes la discrète, et moi à Marseille la tonitruant­e. Été 2018, un demi-siècle est passé, la Nouvelle Revue Française, longtemps dirigée par Paulhan, n’exerce plus aucune influence. Sauf sur les Verdurin du Touquet.

- Jean Paulhan, OEuvres complètes (Critique littéraire), 2 volumes, Gallimard, juillet 2018

- Evtouchenk­o, De la cité du oui à la cité du non, Grasset, janvier 2018.

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