THOMAS PORCHER
L’INFLUENT « ÉCONOMISTE ATTERRÉ » THOMAS PORCHER SE RÉVÉLERA-T-IL LE MEILLEUR ENNEMI DE MACRON ? QUAND IL N’EST PAS OCCUPÉ À COURIR LES PLATEAUX TÉLÉS POUR DÉNONCER LES POLITIQUES LIBÉRALES DU PRÉSIDENT, IL S’ACTIVE EN COULISSES
« MOI, SIMPLE CITOYEN, J’AI UNE MARGE DE MANOEUVRE TRÈS FAIBLE. »
Ces dernières années, les idées libérales se sont imposées massivement – y compris chez beaucoup d’anciens gauchistes. C’est irréversible ?
Thomas Porcher : En fait, ça s’est déjà retourné dans l’Histoire. Aujourd’hui, les vérités qu’on vous rabâche en économie – qu’il faut flexibiliser le marché du travail, réduire les déficits, etc. –, vous les auriez dites entre 1950 et 1970, pendant les Trente glorieuses, tout le monde aurait rigolé. À l’époque, le mode de fonctionnement de l’économie était le suivant : avoir des services publics forts, de l’investissement public et un État stratège capable de créer des champions nationaux comme EDF ou la SNCF .... C’était la vision de l’État qui investissait dans l’économie. Puis à partir des années 80, on a commencé à se dire qu’il fallait laisser le privé faire et réduire la place de l’État. Il y a des « modes » dans l’économie. Ce qu’on fait aujourd’hui, c’est exactement la même chose qu’au début du 20èmesiècle. À un moment, il y a des modes de fonctionnement qui s’imposent parce qu’il y
a des rapports de force qui gagnent en faveur de la finance, des lobbys, des économistes libéraux. Entre 1950 et 1970, que ce soit aux États-Unis ou en France, c’était le modèle plutôt keynesien qui avait fonctionné. Rien nous assure qu’un jour, si on tient le rapport de force, on ne change pas de mode de fonctionnement à nouveau.
Pourquoi ce mouvement, vers un libéralisme de plus en plus dur, n’a-t-il pas été stoppé net par la crise des subprimes en 2008 ?
On aurait dû en finir. Normalement en
2008, on aurait dû passer à un autre mode de régulation. On a commencé par soutenir l’économie, on a dit « fini la finance folle », mais en fait non, le modèle libéral a persisté. La capacité de résistance de ce modèle est inquiétante. C’est pour ça que je me dis qu’on est dans un vrai combat.
Combat qu’il faut avant tout mener dans sa vie quotidienne, non ?
C’est ce qui est difficile. Moi, simple citoyen, en réalité j’ai une marge de manoeuvre très faible.
« FAIRE LE BUZZ, C’EST METTRE UN DÉBAT SUR LA TABLE. »
On fait tous des efforts, on va trier nos déchets, on va faire en sorte de regarder la provenance des biens qu’on achète… Mais notre marge de manoeuvre est très faible, c’est pour ça que je pense que le vrai combat se fait au niveau politique, dans le vote.
Regardez ce que ça a donné en 2017 : un libéral élu grâce aux voix de gauche.
C’est hallucinant, je l’accorde ! Un mec est venu, il a fini par présenter un programme un mois avant l’élection. On savait qu’il était un peu libéral, il disait « je ne suis ni de gauche, ni de droite », s’est présenté comme le seul opposant possible à Marine Le Pen... Des gens se sont dit « c’est super, ce mec est moderne, sympathique, il joue au foot avec des jeunes de Sarcelles... ». Il gagne et dit « j’ai été élu, je fais ce que j’ai envie de faire ». Je pense qu’aux prochaines élections, qu’elles soient européennes ou autres, il faut que le citoyen s’y intéresse vraiment. Macron, on aurait dû lui poser des questions avant. Si tu économises soixante milliards, où est-ce que tu coupes ? Les hôpitaux ? Explique-nous. Après, quand il retire cinq euros des APL, tout le monde crie. Mais c’est déjà trop tard. Beaucoup de questions auraient du être posées en amont.
Vous avez signé une tribune pour une alliance entre Mélenchon et Hamon. C’est la solution pour contrer Macron ?
Le problème de la gauche aujourd’hui, ce n’est pas que les libéraux. C’est surtout qu’elle est en ordre dispersé alors que les libéraux trouvent toujours des points d’entente entre eux. Mélenchon, Hamon et Jadot avaient beaucoup de points communs. Mais ils se sont écharpés sur leurs quelques différences. On a beaucoup à apprendre des libéraux ! Ou des partis de gauche à l’étranger. Je pensais que pour en finir avec la logique austéritaire et libérale que Macron voulait mettre en place, une alliance des gauches aurait été positive. C’est ce qui s’est passé au Portugal, et le pays va mieux depuis. Bref, il va falloir se reconstruire. Notre gauche n’est pas foutue (enfin, j’espère !)
Vous pensez que cette union de la gauche peut s’organiser pour la prochaine présidentielle ?
Hélas, je n’ai pas l’impression qu’elle va se faire. Il y a une gauche qui est dominante, celle de Mélenchon, et il y a un espace qui ne sait pas où il est, avec les écologistes, Hamon ou le
PS. Soit cette gauche va se reconstruire et créer un espace entre Macron et Mélenchon, soit elle se ralliera en partie à Mélenchon ou Macron.
Mais cette gauche doit être aujourd’hui claire, rappelons que c’est le PS qui a créé Macron et voté la loi El Khomri...
Un président capable d’aller bien plus à droite que Sarkozy.
Sur le marché du travail, on n’est jamais allés aussi loin. Déjà Hollande, avec la loi El Khomri, avait été très loin. Mais là, Macron va beaucoup plus loin. Il reprend tout ce que Sarko avait fait : la défiscalisation des heures supplémentaires, c’était du Sarko (Hollande y avait mis fin parce qu’il n’y avait pas eu d’effet) .... Macron n’est jamais allé aussi loin sur toutes les réformes libérales.
Il y a un chiffre qu’on a entendu dans tous les débats, celui de la fraude sociale et la fraude fiscale, ensuite on compare les deux en disant que la fraude fiscale est largement au-dessus. Pourquoi ce genre d’argument ne « résonne » pas davantage ?
Pourquoi ça ne prend pas ? C’est très simple. On part du principe qu’une grande société ou un homme très riche qui réussit, quand il paye des impôts, c’est une forme de punition. Donc, dans l’inconscient on excuse la fraude fiscale parce que l’on dit « oh lala, c’est trop difficile, il y a trop d’impôts, moi à sa place je ferais pareil ». On excuse l’évasion fiscale parce qu’on suppose qu’elle est dûe à une réussite individuelle. Par contre, quand on donne à un plus pauvre, parce qu’il a raté, s’il a raté c’est un peu de sa faute, parce qu’il n’a pas suffisamment bossé, et là on est extrêmement sévère. Ce cheminement intellectuel qui a gagné est grave. C’est ce qu’avance Macron tout le temps quand il dit « faut que les gens se bougent », ou « moi au bout de deux offres que vous refusez, c’est fini », on culpabilise le chômeur et on excuse celui qui est riche parce qu’il a réussi. On part du principe que réussite ou échec dépendent de notre propre personne, ce qui est horrible. Alors qu’il y a 1,5 million de chômeurs en plus depuis 2008...
Vous enchaînez les conférences dans les universités. Les étudiants y sont sensibles à vos arguments ?
Beaucoup d’étudiants me disent : « mais pourquoi vous pensez comme ça ? Vous avez fait des études, vous êtes du côté des gagnants ». C’est vrai. Mais je veux montrer aux gens qu’on peut avoir fait des études, vivre à Paris et qu’il y a une autre possibilité. Parce que depuis toujours, on nous dit que quand on pense différemment, on est des fous furieux, qu’on veut finir comme le Venezuela. C’est faux. Il y a plein de jeunes qui se rendent compte qu’aujourd’hui, le marché du travail ne fonctionne pas, qui sont en stage ou en intérim et qui veulent autre chose.
Et que dites-vous à ceux qui ne se sentent pas politisés ?
Il m’arrive de parler à des gens qui ne votent pas. Je vais prendre un Uber, par exemple, et je parle au chauffeur qui me dit qu’il ne vote pas, qu’il s’en fout, et je lui dis : « tu te rends compte que celui qui a ta plateforme ne paye pas d’impôt en France et que toi t’en payes
20% ? Ça ne te dégoûte pas ? Il faut faire quelque chose là ! Tu devrais en payer moins et lui en payer plus. Et là, comment tu peux faire ? Il faut que tu t’exprimes, que tu ailles voter, que tu fasses pression. » Quand je vois les Champs-Élysées remplis pour notre victoire de la Coupe du monde, et quand il y a la loi asile et immigration devant l’Assemblée il y a cent, deux-cents pèlerins, ça me dégoûte. Vraiment.
Là, les gens disent qu’ils n’ont pas le temps, « je dois aller travailler demain ». Non. Mais il faut y aller les mecs ! Quand je vois des gens qui me disent qu’ils ne votent pas, je ne dirais pas que je suis violent avec eux, mais je pense qu’il faut les secouer un peu. Il faut se saisir du vote.
Vous le répétez à longueur d’interviews. Et vous avez la chance d’être invité très régulièrement dans les médias.
Oui, j’ai l’impression qu’il existe désormais un contre-discours dans les médias. Il y a beaucoup d’économistes de gauche qui n’ont pas voulu jouer le jeu des médias à une certaine époque. De plus en plus, il y a une forme de rééquilibrage. Mais quand même, on est dans du buzz aujourd’hui, dans la petite phrase, dans le chien de Macron, on est là-dedans, parce que c’est l’audimat. Les politiques le savent très bien donc ils jouent avec. Le fond est parfois passé à la trappe, mais il y a quand même de l’espoir. Par exemple, quand Oxfam sort un rapport, ils savent
très bien faire le buzz. On en a beaucoup parlé. Les médias aujourd’hui ont une prépondérance au buzz qu’il faut savoir, je pense, utiliser pour faire passer des messages. C’est très important. On a changé d’époque. Les réseaux sociaux sont très efficaces pour faire passer des messages. Faire le buzz, c’est mettre un débat sur la table.
Après avoir longtemps été au PS, vous ne faites plus partie d’aucun parti politique.
Ça pourrait changer ?
Maintenant, ce qui pourrait me convaincre, c’est une liste citoyenne un peu comme avait fait Podemos en Espagne. Il nous faut une version française de Podemos ! Avec plus d’activistes, moins de politiques déjà en place. Si demain on me demande de participer à une telle aventure, je dirais oui.
Est-ce que ça se fera ?
Je ne sais pas. M’engager pour l’instant, ça serait plus difficile. En politique, il y a des jeux de partis qui échappent aux citoyens et qui sont très fatigants. Il me faudrait un truc de société civile. Même si Podemos a très mal fini, au départ, il y avait quand même un truc de « on renverse la table ! ». J’aimerais retrouver ça. Vous disiez être sorti de l’élection présidentielle fatigué.
Oui, j’ai voulu faire ça avec Cécile Duflot parce que je l’aime bien, mais... Quand il y a eu l’alliance avec Hamon, des choses m’ont déçu. C’est difficile la politique. Il y a d’autres critères dans le monde de la politique, qu’il faut prendre en compte, que les intellectuels ne connaissent pas. C’est pour ça qu’ils ne peuvent ressortir de toute aventure politique qu’un peu déçus.
Traité d’économie hérétique: Pour en finir avec le discours dominant
(éditions Fayard)
ENTRETIEN ÉMELINE ROJO
« IL NOUS FAUT UN PODEMOS À LA FRANÇAISE ! »