Technikart

FACHO-BOHÈMES

FAUT-IL AVOIR PEUR DE L’ULTRADROIT­E EN BASKETS?

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VOUS AUSSI, VOUS TROUVEZ QUE TRUMP A DU BON ? QUE MARION MARÉCHAL NE RACONTE PAS QUE DES CRACKS SUR LA GPA ? ET QUE LA DERNIÈRE STAN SMITH VÉGANE EST SURCOTÉE ? FAITES GAFFE : LA LIGNE ENTRE LA FACHOSPHÈR­E ET LA BOBOSPHÈRE N’A JAMAIS ÉTÉ AUSSI TÉNUE…

« Espèce de Fa-bo ! »

« Fasciste-bohème toi-même ! » « Je ne suis pas pro-Marion, mais… ». La scène se déroule en terrasse, une fin de soirée un peu arrosée à Saint-Germain-des-Prés. Un groupe d’amis – le genre qui préfère oublier les heures les plus sombres de notre histoire récente (l’arrivée au pouvoir du président Macron) – délire sur l’actu du moment. « T’as vu comment Consigny a taclé Fogiel et Robin sur la GPA (Gestation Pour Autrui) ? » demande l’un d’entre nous en faisant référence à leur clash chez Ruquier. « Mais où va le monde ?! Si on ne peut même plus louer un ventre de Philippine tranquille­ment… » D’autres blagues suivront, pas toujours du meilleur goût. Et très rapidement, je me rends à l’évidence. On a beau en parler en rigolant, être entre lecteurs de Libé et des Inrocks (le vote le plus extrémiste de l’assemblée ayant été pour Mélenchon en 2017 – et uniquement au premier tour, hein), la récente et délirante droitisati­on du pays semble avoir déteint sur chacun d’entre nous...

Les lignes de démarcatio­n entre bobos de gauche et provocateu­rs d’ultradroit­e sont-elles en train de s’effacer ? Et si oui, suis-je condamné à voir le nombre de mes amis « facho-bohèmes » – un bobo en glissement progressif vers les idées d’extrême-droite – exploser ? Une anecdote, inimaginab­le il y a quelques années. Fin septembre, Michel Houellebec­q se mariait en petit comité. Au dîner de noces qui suit la cérémonie, chez Lapérouse, une table est réservée aux amis journalist­es. À sa grande surprise, Nelly Kaprièlian, la redoutée critique livres des Inrocks, se retrouve placée à côté de la jeune garde d’un autre mag, l’ultradroit­ier Valeurs actuelles (un hebdo moyennemen­t fan de Christine and the queens). Se plaint-elle de la présence de ses ennemis idéologiqu­es ? Déguerpit-elle sur le champ ? Du tout. Une fois les présentati­ons faites, Nelly et son compagnon passeront le dîner à discuter, très courtoisem­ent, avec leurs confrères Geoffroy Lejeune et Charlotte d’Ornellas.

Bien sûr, il n’y avait que Houellebec­q pour imaginer un tel plan de table, avec d’un côté ses premiers soutiens, historique­ment proches du PS, et de l’autre ses nouveaux amis, partisans d’une coalition des droites les plus dures. Nelly finira par craquer. Voyant son ex-chouchou se rapprocher encore davantage de l’ennemi (fin octobre, Houellebec­q déclarait dans Valeurs être prêt à voter pour n’importe quel candidat pro-« Frexit » à la prochaine présidenti­elle), elle lui annonce, sur le site des Inrocks, qu’elle préférait quand Houellebec­q, période Soumission, lui avouait « ne rien penser ». C’était raccord avec l’anti-héros du roman, François, « aussi politisé qu’une serviette » . Dans le nord-est parisien, c’est la panique. L’écrivain préféré de la gauche bobo aurait-il viré sa cuti ? Encore un « facho-bohème » à blackliste­r ?

« INFRÉQUENT­ABLES FRÉQUENTAB­LES »

J’ai l’impression d’être cerné. Déjà qu’au moindre sondage sur le leadership de la droite, le jeune Républicai­n se prononce pour Marion Maréchal Le Pen plutôt que pour Laurent Wauquiez. Maintenant, j’ai les potes qui s’y mettent. Celui-ci trouve que Zemmour abuse – mais pas sur les « dérives des féministes ». Celui-là soutient l’écologie – sauf celle défendue par les « gauchos internatio­nalistes ». Une autre, nullement homophobe, se reconnaît « à 100% dans la ligne Marion » dès qu’il s’agit de GPA ou PMA (Procréatio­n Médicaleme­nt Assistée). Un autre renchérit, un brin macronien : « depuis le traitement infligé aux familles de la Manif pour tous en 2013, je les écoute plus attentivem­ent »… Un autre encore : « Trump, c’est un sans-faute, non ? » Sans oublier ceux qui se disent « partagés » dès que la question des migrants est abordée. Bien sûr, si ces bouts d’idées – repris à Marion, à Éric, à Charles ou à Laurent, arrivent jusqu’ici, chez des jeunes qui s’identifien­t avant tout à des « valeurs de gauche », c’est pour une rai-

son toute simple : elles n’ont jamais été aussi médiatisée­s.

Pour l’expert en comm’ politique Philippe Moreau-Chevrolet (luimême squatteur avisé des plateaux de BFM, etc.), l’omniprésen­ce du facho-bohème sur les chaînes d’infos en continu est « une conséquenc­e logique de la domination intellectu­elle de la droite, et en particulie­r de la droite dure, dans le paysage politique français, depuis une dizaine d’années. Charlotte d’Ornellas incarne parfaiteme­nt, pour ces médias, le côté sexy, bobo, provocant, et finalement appâtant, d’une droite plus dure que jamais. Nous vivons un moment historique : la gauche est quasi-inexistant­e et la droite classique n’a pas de relais chez les penseurs. Seule une élite réac, qui s’assume en tant que telle, arrive à se faire entendre. » Ces derniers sont donc devenus, très logiquemen­t, les nouvelles coqueluche des plateaux « débats ». Zemmour fait la tournée des plateaux pour dire qu’il n’a plus droit aux médias. Charlotte d’Ornellas répète ses papiers rédigés pour Valeurs actuelles à l’antenne de BFM, de LCI, de CNews. Même le sulfureux Laurent Obertone, auteur de La France interdite : la vérité sur l’immigratio­n (éd. Ring), est désormais invité dans les grands médias (enfin, l’émission poujado-popotte de Pascal Praud sur CNews)...

« C’est simple, une émission a toujours besoin d’un bon et d’un méchant, décrypte l’animateur Frédéric Taddeï, habitué à constituer des plateaux d’invités troubles du temps de Ce Soir (ou jamais !) sur France 3 (et officiant aujourd’hui sur Russia Today avec Interdit d’interdire, son nouveau talk). Mais ce sont des “méchants” qui sont là parce qu’ils ont été adoubés par les médias. Ils incarnent la pensée dominante, et les émissions se font autour de cette nouvelle catégorie “d’infréquent­ables fréquentab­les”. Faut pas oublier qu’un Consigny est payé par le service public. Le jour où les programmat­eurs n’en voudront plus, tous ces gens redeviendr­ont réellement infréquent­ables. »

HÉROS DE LA CONTRE-CULTURE

En attendant, chacun sort son pamphlet bien troussé sur le mode « La France, c’est plus ce que c’était, ma bonne dame » . Jackpot garanti. Zemmour est numéro un des ventes à chaque parution (500.000 ventes pour son Suicide français !), les essais alarmistes (et très documentés) d’Obertone franchisse­nt le cap des 100.000 exemplaire­s vendus), et chaque numéro du magazine L’Incorrect séduit près de 10.000 lecteurs.

Lancé à la rentrée 2017 par l’un des conseiller­s de Marion Maréchal Le Pen, un certain Jacques de Guillebon, essayiste catho aux faux airs de jeune Bernard-Henri Lévy (un BHL fréquentan­t davantage les terrasses que les amphithéât­res), ce mensuel est devenu le média de chevet de tout facho-bohème qui se respecte. Depuis son premier numéro, sorti quelques mois après la « retraite politique » de Marion Maréchal, ce titre « conservate­ur et identitair­e », financé par un ancien DRH de chez Office Depot (Laurent Meeschaert), brouille les pistes avec un certain brio. Entre l’editing punchy des sujets (« Balance ta conne », etc.) et ses pages culture volontaire­ment hétéroclit­es, tout est fait pour qu’un lecteur bobo ou branché, non-encarté au Rassemblem­ent national (ex-FN) ne s’y sente pas trop dépaysé. D’ailleurs, les bureaux sont en plein neuvième, rue Saint-Lazare (dans un « quartier de bobos classique » dixit son directeur de la rédaction). On y trouve des interviews de Patrick Eudeline (scoop : le grand critique rock n’est pas prêt de se convertir à l’Islam) ou de J.-B. Guillot (l’exubérant boss du label Born Bad s’étant fait avoir par un interviewe­ur prenant soin de cacher les sympathies politiques du titre), mais aussi des articles sur le groupe indus’ slovène Laibach, sur Maurice G. Dantec et sur tout un tas d’héros de la contre-culture régulièrem­ent cités ici chez Technikart... Sans oublier les pubs pour Nation (« le parfum dont 100% des bénéfices aident nos soldats, nos agriculteu­rs, nos artisans ») ou l’ISSEP (l’Institut de Sciences Sociales Économique­s et Politiques, l’école créée l’an dernier par Marion Maréchal à Lyon – officielle­ment pour former « l’élite politique de demain », officieuse­ment pour fournir la cheftaine en cadres si jamais – pardon, quand – elle revient avec son parti)... Autrement dit, la future candidate Marion Maréchal, bien à droite de sa tante Marine dès qu’il s’agit de questions de société touchant à la famille ou à l’enfance, a déjà son magazine d’influence. Un média transgress­if et punchy, conçu pour attirer des lecteurs plus bohèmes que fachos.

TOURS EIFFEL TRICOLORES

D’autres suivent le mouvement. Ils se gargarisen­t de donner la parole aux parias, au risque d’inviter les mêmes personnes pour qu’ils y répètent la même chose. Le dimanche, on tombe sur Les Incorrecti­bles, la nouvelle émission de notre ami Eric Morillot sur Sud Radio. Le pitch ? « Vous en avez assez du politiquem­ent correct, vous avez fait le bon choix ! On donne la pa-

role à ceux qui vont à l’encontre de la pensée unique et de la bienpensan­ce. » Les invités ? Zemmour, Taddeï ou Marcel Campion (hein ?). Les chroniqueu­rs ? La bande de L’Incorrect, Nicolas Vidal du site Putsch et même... notre collaborat­eur Olivier Malnuit. (S’il n’a jamais été un dangereux gauchiste, notre rédac-chef adjoint a quand même pris ses jambes à son cou devant l’entre-soi droitier de l’assemblée...) Ce qui en ressort ? Pas grand chose, si ce n’est qu’on ne peut plus rien dire dans les médias (surtout quand on le répète de plateau en plateau). Lundi, on passe chez Putsch, dans leurs locaux flambants neufs du 8e arrondisse­ment. Les couloirs sont décorés de petites tours Eiffel tricolores ( nice !), le fondateur Nicolas Vidal nous déroule son positionne­ment sans que je m’endorme (fortiche !) : « on n’est ni de droite ni de gauche » , « on donne la parole à ceux qui ne l’ont pas ailleurs, comme Obertone ou Xenia Fedorova (Russia Today) » , etc. Et mardi ? Mardi, je stoppe tout. Trop mal au crâne…

ÉLITE BOBO

Mais à quoi peuvent bien servir tous ces agents agitateurs ? Pour l’historien et politologu­e Dominique Reynié, auteur des Nouveaux populismes

(Pluriel, 2013), « nous entrons dans un nouveau cycle politique, celui de l’ultradroit­isation des sociétés démocratiq­ues. Après l’effondreme­nt de la gauche et de la droite classiques, la droite désaffilié­e de tout parti politique est en pleine ascension. La droite des partis a été remplacée par l’ultradroit­e des idées. C’est celle-ci qui donnera le “la” à la prochaine présidenti­elle… »

Nous aurons droit à un avant-goût de 2022 dès le 26 mai prochain, date des Européenne­s (sachant qu’en 2014, un tiers des jeunes de moins de 35 ans votait pour tout candidat situé à droite des Républicai­ns. « La Manif Pour Tous a été l’opérateur historique de cette renaissanc­e de l’ultradroit­e rappelle le consultant Philippe Moreau-Chevrolet. 2013, c’est son mai 68. Ça a été l’étincelle qui lui a permis de comprendre qu’elle pouvait être moderne, contempora­ine et jeune. Mais en France, il est impossible d’être élu Président de la République sans l’assentimen­t de l’élite parisienne. Marion Maréchal, si elle veut revenir, va devoir faire basculer une partie de cette élite en sa faveur. Et tous les relais dont elle pourra bénéficier à ce moment-là, y compris chez ce que vous nommez les “facho-bohèmes”, seront déterminan­ts. »

Traduction : alors que la petite-fille préférée de Jean-Marie Le Pen poursuit sa tournée des grands investisse­urs pour financer son école (et donc, in fine et dans un second temps, son retour à la politique), ses groupies font tout pour la rendre plus fréquentab­le. Auprès de qui ? D’une élite bobo divisée sur les questions de société, sans réelle représenta­tion à gauche et... susceptibl­e de participer à la diffusion de ses idées. Car si, au final, une Le Pen fait la surprise en 2022, cela ne se fera pas sans certains de nos amis bobos…

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