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DODI EL SHERBINI

DANS UN PAYSAGE POP OÙ TOUT SE RESSEMBLE, DODI EL SHERBINI TOMBE COMME UN CHEVEU SUR LA SOUPE AVEC SON ESTHÉTIQUE INCLASSABL­E, POÉTIQUE ET GOGUENARDE. LUI-MÊME CULTIVE LE MYSTÈRE. QUI SE CACHE DONC DERRIÈRE CET ANCIEN STYLISTE ORIGINAIRE DE CORRÈZE ?

- Single « Mascarade ». Album Fictions à paraître. LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCA­ULD

La dernière fois qu’on a vu Dodi El Sherbini en concert, c’était en première partie de Phoenix à la Gaîté Lyrique, fin mai. Il y avait de la schizophré­nie sur scène : dégingandé et détaché, Dodi égrenait ses chansons en costard, chemise à col blanc et cravate rayée ; à ses côtés et derrière ses machines s’agitait l’étonnant Lucien Krampf, en sportswear et maillot de l’équipe de France de foot. Un drôle de duo à la Don Quichotte et Sancho Panza, à mi-chemin entre les banlieues rap et le Jockey Club.

Où situer Dodi El Sherbini ? Cela fait quatre ans qu’il met des titres en ligne, au compte-gouttes. Avec son pseudo égyptien, ses paroles sibyllines et ses clips insaisissa­bles, il est devenu au fil du temps un mot de passe qu’on s’échange entre initiés. Il y a six mois, Laurent Mazzalai de Phoenix nous avait ainsi fait cette confidence, dans un sourire complice :

« J’ai pu écouter le disque de Dodi El Sherbini en avant-première : il est aussi génial que bizarre, Huysmans en pop, la rencontre de PNL et de Saint-John Perse… » Ledit album au titre borgésien, Fictions, est enfin annoncé pour début 2019. Comme prévu, ça ne ressemble à rien de connu – ou alors à un Houellebec­q décontract­é produit par un Koudlam mélancoliq­ue. Pour en discuter, on contacte Dodi. On apprend qu’il s’est installé à Reims, ville où il ne connaît pourtant personne. Bien. Il doit repasser par Paris dans quelques jours. Ce sera l’occasion de prendre un café. Rendezvous est pris à La Brasserie Barbès.

FAC DE PHILO

Le jour dit, il arrive avec une heure de retard. Physiqueme­nt, il a la fois des airs d’Adrien Brody, d’Alain Pacadis et de Jacques Dutronc. À défaut de fumer le cigare, il n’enlèvera pas ses lunettes noires de toute la discussion. Né en 1976, qu’a foutu le quadra jusque-là ? Corrézien d’origine, le « cancre » passe le bac à Saint-Germain-en-Laye. S’inscrit ensuite en philosophi­e antique à la Sorbonne, où il a comme profs « Jean-Louis Chrétien et toute la clique ».

La fac de philo, on le sait, c’est la voie royale vers le chômage longue durée. Un matin, dans un bar du IIIème arrondisse­ment, Dodi alpague « un styliste célèbre » qui lui propose de passer le voir le lendemain. Il est engagé comme stagiaire. S’en suivra une décennie de stylisme pour divers marques, avant qu’il ne se lasse : « Au bout d’un moment, je m’emmerdais, à cause des horaires – alors que pourtant les horaires sont souples. Ce milieu a changé, aussi. La mode, aujourd’hui, est entièremen­t dominée par l’aspect commercial. L’objectif, ce n’est plus que vendre. Et souvent des merdes. » Avant de traîner ses guêtres là-dedans, il avait tâté de la musique. Il est temps d’y revenir : « Je voulais faire de la musique à l’origine, mais je ne savais pas laquelle, et j’avais totalement arrêté en me lançant dans la mode. J’y avais renoncé sans douleur, je me disais que j’étais vieux, que c’était un truc pour les jeunes. Un jour, j’étais sur un shooting photo. Il faut savoir qu’on s’y emmerde beaucoup – on se promène avec des sacs, etc. Il y avait une guitare sèche, j’ai commencé à jouer, et c’était hyper agréable. Alors j’en ai racheté une. C’était comme reprendre la cigarette, de manière insidieuse… »

COUP DE MAÎTRE

Je-m’en-foutiste en apparence, aimant comme on le voit se faire passer pour un dilettante qui ne pense qu’à fuir les emmerdemen­ts, Dodi est en vérité un perfection­niste extrêmemen­t pointilleu­x. Après s’être remis à la musique, il est long à trouver sa voie, fout même à la poubelle un album entier. Il s’en explique : « Le propre de la pop, c’est de faire un truc personnel. Je voulais inventer un petit quelque chose, comme un écrivain. Mais mes premières chansons étaient trop rive gauche, ça n’allait pas. Enfin, c’est l’apprentiss­age… L’exercice de style, faire des pastiches pour maîtriser son art, c’est hyper important. C’est comme la copie en peinture. Tu apprends à écrire et composer à la manière d’autres, puis tu passes à autre chose, en trouvant ta manière à toi de faire sonner la langue. C’est un processus. »

En 2014, son coup d’essai est un coup de maître : « L’éternel retour » contient tous les ingrédient­s du style El Sherbini. Au jeu des affinités électives, Bertrand

Burgalat flashe sur le morceau, lui fait même des avances. Dodi signera-t-il chez Tricatel ? « D’autres personnes m’ont approché. Ça me paraissait prématuré.

J’ai temporisé, j’ai procrastin­é, je n’ai pas réussi à me décider… » Il reste indépendan­t. Mais ne dira pas non deux ans plus tard à Phoenix, quand ceux-ci lui proposeron­t d’arranger quelques titres de Ti Amo – album où l’on sent clairement sa patte.

Quand on lui parle de la descriptio­n de Fictions par Mazzalai, de « cette rencontre entre PNL et Saint-John Perse », Dodi rigole : « Hum, il y a du Boby Lapointe, aussi. » Dans l’album de l’ancien étudiant en philo, il y a un côté stoïcien narquois. Il parle de l’époque victorienn­e, cite MarcAurèle et Nabila, évoque le déclin de l’Occident sans partir dans les trémolos. Il arrive à nous émouvoir sans qu’on ne sache jamais très bien s’il ne se fout pas de notre gueule : « Je prends ça comme un compliment, c’est plutôt bon signe.

C’est peut-être la manière dont j’écris les textes qui peut décontenan­cer. Pour moi, la significat­ion est limpide. Après, c’est sûr que pour quelqu’un d’autre… J’aime la mise en scène, ça permet parfois de toucher l’essence des choses, d’atteindre une forme d’absolu. Comme au théâtre. Tout y est caricatura­l, et en même temps il y a une pureté qu’il n’y aurait pas dans une conversati­on laborieuse… »

Conscient que son esthétique « un peu élitiste » risque de le cantonner à l’undergroun­d, il n’en fait pas un drame. Même s’il aimerait atteindre un plus large public, que son travail soit reconnu, tout semble le faire rire. Cet automne, il doit se produire à l’Olympic Café, puis à l’Olympia en première partie de ses amis de The Pirouettes. L’occasion d’une ultime plaisanter­ie : « Je vais passer en un mois de l’Olympic à l’Olympia – quelle ascension fulgurante ! »

« DODI EL SHERBINI, C’EST LA RENCONTRE ENTRE PNL ET SAINTJOHN PERSE » – LAURENT MAZZALAI (PHOENIX)

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