LES GILETS JAUNES ONT- I LS RÉUSSI « L’INSURRECTION QUI TIENT » ?
DIX ANS APRÈS LA PARUTION DE L’INSURRECTION QUI VIENT, DES TAGS INSPIRÉS DE L’ESSAI CULTE DU COMITÉ INVISIBLE SURGISSENT PARTOUT DANS LES RUES DE PARIS. LE PETIT LIVRE GRIS DE L’ULTRAGAUCHE AURAIT- IL PRÉDIT LE MOUVEMENT DES GILETS JAUNES ?
L’interpellation, samedi 8 décembre, loin des manifestations, dans le quartier des Buttes-Chaumont, de Julien Coupat est lunaire.
Mais elle pose la question des résonances possibles entre les mouvements sociaux actuels et le Comité Invisible dont l’influence ne cesse de croître. Maintenant, leur dernier opus en date, paru en 2017, pointe les limites de Nuit Debout au printemps 2016, et exalte la vigueur du « cortège de tête ». Encore une fois, il s’agit de tirer à boulet rouge sur le capitalisme, ses symboles et, à partir des luttes récentes, se situer par rapport à l’époque. Pas de prédictions donc mais plutôt un ressenti des dynamiques insurrectionnelles qui se dessinent : « la forme naît de la rencontre
entre une situation et une nécessité ».
Le choix de la date de parution était déjà ironique. L’essai révolutionnaire n’est sorti que deux semaines avant l’élection d’Emmanuel Macron, à l’avant-veille du premier tour. Comme si le Comité Invisible avait déjà un temps d’avance sur celui qui se rêvait alors en unique maître des horloges.
L’émeute est une mise en pause du présent : elle l’assiège et puis essaie de l’occuper. Plus que n’importe quel autre mouvement social, celui des gilets jaunes a pris d’assaut le temps médiatique et l’occupe en permanence. Chaque émission de télé ou de radio se repeint en jaune, reléguant à sa périphérie les annonces gouvernementales et le tintouin habituel. Malgré « toutes les
raisons de f aire une r évolution », le Comité Invisible déplorait que « les corps » restent « devant l’écran ». Ils sont à présent à l’écran. Autrement dit la rue se prend comme une émission de télé, en y déferlant. La suspension du temps ne va pas sans une récupération de l’espace. Tout le monde a désormais les yeux rivés sur ces ronds points et péages où les gilets jaunes se réunissent, discutent, expérimentent ensemble. Ces lieux, d’ordinaire, on ne s’y arrête pas, on n’y fait que circuler. Mais voilà qu’ils sont investis et permettent de reprendre la main sur les flux. C’était l’un des horizons de L’Insurrection qui vient , et même si on est loin de l’organisation de « communes », les territoires sont arpentés de manière nouvelle.
LE MOUVEMENT DES GILETS JAUNE A PRIS D'ASSAUT LE TEMPS MÉDIATIQUE ET L'OCCUPE EN PERMANENCE.
CINQ ACTES
Les taxes sur les carburants semblent n’être qu’une goutte d’eau dans une coupe déjà pleine à ras bord. Les revendications vont bien au-delà, c’est tout un modèle qui est remis en cause. D’après une enquête de chercheurs mise en ligne par Le Monde, un manifestant sur cinq en appelle à la démission de Macron. Probablement que cette démission ne changerait pas grand chose pour le Comité Invisible. Il vise, lui, la destitution de ce « monde », non son remplacement par un autre système qui en conserverait quelques rouages (VIe République, revenu universel, villes en transition, etc.). On n’en est pas encore là, mais on constate quand même une logique de débordement. Ne seraitce que dans l’aspect complètement inédit d’un mouvement aussi polyphonique, décentralisé et autonome.
Les manifestations organisées contre la Loi Travail en 2016 se faisaient déborder par Nuit Debout, le « cortège de tête » et les manifs sauvages mais il était aisé de les situer sur l’échiquier politique. Celles actuelles échappent justement à toutes assignations. De la même façon, le Comité Invisible préconise la sortie des logiques partisanes, qu’elles soient politiciennes ou syndicales. Soit une échappée de la politique telle qu’on la conçoit.
Une telle sortie de route s’applique de manière pragmatique dans le déroulement des manifestations. L’Intérieur ouvre les Champs-Elysées, mais c’est tout autour que les choses se passent et dans des zones peu coutumières, si ce n’est pas du tout, de ce genre d’événements. Le mouvement n’a pas la politesse de se promener sur les circuits traditionnels Bastille/Nation, il choisit lui-même où il veut manifester, il déborde comme un cortège de tête permanent. « L’Insurrection qui tient » crâne même un tag que l’on voit un peu partout, clin d’oeil à la première facture du Comité Invisible. Les graffitis, les pillages et le détournement du mobilier urbain sont, selon ce premier essai, des manières de se réapproprier la ville : « Ce que le “casseur” démontre en actes, c’est que l’agir politique n’est pas une question de discours, mais de gestes ; et cela, il l’atteste jusque dans les mots qu’il laisse à la bombe sur les murs des villes ».
Le rendez-vous est fixé chaque samedi. Pour donner un nom à ces manifestations, les manifestants parlent d’ « acte » ce qui vaut pour une multiplicité de gestes. Cinq actes donc, comme pour conclure une pièce et lever le voile sur la société du spectacle, écornée le long des émeutes et dans les écrits du Comité Invisible. Leur prose, parfois vivifiante, souvent cinglante, qui n’épargne pas grand monde, se lit surtout comme une injonction à la vie. Se soulever pour exister, l’équation n’est pas neuve mais elle apparaît, avec les gilets jaunes, débarrassée de toutes ses affèteries romantiques. Ce qui frappe le plus, c’est justement cette volonté commune de ne plus subir le diktat d’un temps dont on n’a plus le contrôle.