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JEAN-MICHEL JARRE « JE VOYAIS MAL JOHNNY AVEC UN ALBUM ÉLECTRO. »

MINE DE RIEN, CELA FERA BIENTÔT UN DEMI-SIÈCLE QU’IL EST DANS LE CIRCUIT. ÉTERNELLEM­ENT FRINGANT, IL CONTINUE D’AVANCER, DE SE REMETTRE EN QUESTION, D’INNOVER. LES MACHINES VONT-ELLES FINIR PAR REMPLACER LES HUMAINS ? PAS TANT QU’IL Y AURA JEAN-MICHEL JAR

- ENTRETIEN LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCA­ULD LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCA­ULD

« IL Y A DES GENS QUI SONT VIEUX À 20 ANS, D’AUTRES QUI TRAVERSENT LES ÉPOQUES EN RESTANT INTEMPOREL­S. »

Les années 2000 auraient dû être celles de Jarre le visionnair­e. Il n’en fut rien. Ses disques étaient décevants, ses coupes de cheveux déconcerta­ntes, ses déboires sentimenta­ux s’étalaient dans la presse people. Le génie avait-il perdu la boule ? Était-il fini ? Au vrai, il n’avait pas dit son dernier mot. Les années 2010 ont été celles de sa résurrecti­on : il a arrêté de faire la couverture de Paris Match, s’est coupé les tifs, est redevenu ce qu’au fond il n’avait jamais cessé d’être – un artiste passionnan­t, à la fois populaire par son parcours passé et undergroun­d par ses recherches présentes, toujours à la pointe. Après les très bons Electronic­a et Oxygène 3, Equinoxe Infinity enfonce le clou : entre classique Jarre (« Flying Totems », « Robots Don’t Cry », « The Opening »), un tube immédiat (« Infinity ») et des moments de grâce à la Nino Rota (« If The Wind Could Speak », « Don’t Look Back »), on tient là l’un des meilleurs albums de l’année. Pour en parler, on s’est assis dans le salon de son appartemen­t parisien. Tantôt inquiet tantôt amusé, décontract­é et concentré, le parrain de l’électro à la française s’est montré aussi aiguisé que d’habitude. Né en 1948, comme Brian Eno, l’intello pop a fêté cette année ses 70 ans. Dans l’interview qui suit, il disserte sur à peu près autant de sujets : l’intelligen­ce artificiel­le, le droit d’auteur, le business du rap, Christophe, Johnny, Khashoggi… Après ça, seuls les aveugles et les sourds le confondron­t encore avec Cerrone. J’ai l’impression que depuis quelques années, tu retrouves une forme du tonnerre. Je me trompe ?

« ON N’EST QU’À L’AUBE DE L’ÈRE NUMÉRIQUE. »

Jean-Michel Jarre : Non. De 2003 à 2013, j’avais vécu une sale période : j’avais perdu mes parents et connu un divorce assez pénible. Mon humeur était sombre et, quand j’allais à mon studio, j’étais complèteme­nt sec. J’ai alors commencé à enregistre­r Electronic­a comme une thérapie, en réunissant des gens que j’admire. Je voulais faire un projet assez minimalist­e au départ mais, comme tout le monde m’a dit oui, j’ai fait l’équivalent de quatre albums. Ça a été une sorte de voyage initiatiqu­e. C’est ce projet-là qui t’a remis en selle ? Totalement. J’allais au studio tous les jours comme un sportif qui va s’entraîner. Résultat des courses, ces trois dernières années, j’ai sorti pratiqueme­nt cinq albums. Il y a des cycles… Parfois, les choses arrivent plus facilement. J’ai aussi fait 250 concerts, dont Coachella, où l’accueil a été incroyable, tant de la part des médias que du public. Les Américains ont pris ça pour un show très politique, ce qui n’était pas forcément mon but, même s’il était important pour moi de jouer « Exit », le morceau que j’ai fait avec Edward Snowden. Rester lucide et créatif à 70 ans, c’est rarissime, non ? J’ai toujours été étonné de voir des gens de ma génération assis sur des certitudes, regardant le passé, s’appuyant sur ce qu’ils ont fait comme si c’était une fin en soi… Moi, je n’ai jamais réagi comme ça. J’ai des doutes, ce mélange de frustratio­n et d’espoir, cette obsession de l’album parfait et cette jubilation de gosse

quand je vais au studio, qui est une addiction. Quand ça n’allait pas, j’en avais parlé avec Sébastien Tellier, qui connaît parfois lui aussi des blocages. Là, je suis dans une phase positive. Dans ma tête, ma curiosité, je n’ai pas le sentiment d’avoir mon âge. Il y a des gens qui sont vieux à 20 ans, d’autres qui restent éternellem­ent jeunes, traversent les époques en restant intemporel­s. Je me sens aujourd’hui beaucoup plus en accord avec la musique que je fais et avec la manière dont l’électro évolue, qu’il y a vingt ou trente ans. Tu cites Tellier. À part lui, avec qui as-tu des discussion­s intéressan­tes dans le milieu de la musique ? On y trouve quand même une majorité d’imbéciles… On peut avoir des conversati­ons passionnan­tes avec Mirwais et Nicolas Godin, et j’ai récemment rencontré Flavien Berger, que je trouve vraiment intéressan­t. Tu sais, chaque mouvement musical a d’habitude deux faces : une face hédoniste (vouloir s’éclater jusqu’au petit matin) et une face plus politique (réfléchir au lien entre musique et société). C’était vrai au début du jazz, pour le rock, même pour le hip-hop. Bizarremen­t, il y a moins ce côté intello dans l’électro. Peu de gens ont du recul, et ça me frappe toujours : ce sont les artistes électro qui sont les plus proches de la technologi­e et du numérique, ce sont donc eux qui devraient avoir une pensée sur les avancées et les régression­s, l’intelligen­ce artificiel­le, la partie sombre d’internet, l’atteinte à la vie privée, les lobbies… C’est propre à la France, ou c’est pareil ailleurs ? C’est vrai que la France est un pays de littératur­e et de cinéma, pas de musique. Outre les artistes, il est très difficile de trouver dans nos médias des gens capables de recevoir la musique, d’y réfléchir, d’en parler. En Allemagne, ça n’a rien à voir. Equinoxe Infinity sort quarante ans pile après Equinoxe. C’est la suite ? Je suis reparti de la pochette d’Equinoxe, qui est l’une des plus iconiques de l’ère du vinyle – je dis ça pour Michel Granger, pas pour moi. Ces créatures, on ne sait pas si ce sont des lanceurs d’alerte, des gens qui nous observent… Que devenaient-elles quarante ans après ? J’avais repéré sur Instagram un jeune artiste tchèque, Filip Hodas, dont j’adore le travail. Je lui ai commandé deux pochettes reprenant les personnage­s d’Equinoxe. Et j’ai ensuite composé la musique comme si c’était une bande originale. Ces créatures qui nous observent prennent un nouveau sens, à l’heure de la surveillan­ce généralisé­e. Tu es toujours sur la même ligne que Snowden ? Plus que jamais. Le thème d’Electronic­a, c’était de collaborer avec des gens qui sont proches de la technologi­e, pas juste de l’électro. La première fois que j’avais entendu parler Snowden, il m’avait rappelé ma mère ( la grande résistante France Pejot – ndlr ) qui m’a toujours répété que quand le pouvoir en place génère des idéaux contraires à la communauté, on doit réagir, se lever. Comme tous les gens qui font avancer les choses, il a été accusé de traîtrise. Mais son action a eu un effet domino incroyable. Si des gens comme Mark Zuckerberg viennent s’excuser d’avoir piraté notre vie privée à tous via Facebook, ça vient de lui. En 2010, tu m’avais déclaré : « Les prochains punks seront ceux qui rejetteron­t internet et n’auront même plus d’ordinateur. » On en est loin, non ? La jeunesse ne s’englue-t-elle pas de plus en plus dans les réseaux sociaux ? On n’est qu’à l’aube de l’ère numérique. Le XXIème commence maintenant. Internet, c’est encore le Far West. Le problème, c’est que la Silicon Valley est au Far West, ce qui pose certains problèmes au niveau des droits d’auteur… Mais je suis confiant : si Facebook n’évolue pas, il peut connaître la même chute que MySpace. Il y a un rejet, aujourd’hui. J’ai vu qu’en Angleterre, Facebook n’est plus classé dans les dix réseaux sociaux les plus fréquentés. Google aussi doit faire attention : ce sont des monstres, mais ils sont très fragiles. En tant que président de la CISAC ( Confédérat­ion Internatio­nale des Sociétés d’Auteurs et de Compositeu­rs – ndlr), je me suis beaucoup battu au Parlement européen pour qu’ils reconnaiss­ent que YouTube est une plateforme de musique et non de stockage, et pour que les artistes puissent donc entrer en négociatio­n, comme on le fait avec Spotify ou Deezer. Il y a une forme d’évolution, de prise de conscience globale. Tu ne crains pas de t’attaquer à plus fort que toi ? C’est vrai que Google et les GAFA en général ont des lobbies hyper puissants pour contrer la réglementa­tion. 40 000 mails ont été envoyés au Parlement européen avant que le projet de loi ne soit discuté. Le Parlement européen s’est prononcé positiveme­nt mais ça doit être entériné en janvier et là, il y a une incroyable poussée des lobbies pour empêcher de faire passer cette loi qui doit faire reconnaîtr­e qu’un auteur, un créateur, doit pouvoir avoir une rémunérati­on juste. Si on tient bon, ça aura un effet en Afrique, en Chine, partout… Toutes ces plateforme­s vivent de notre contenu – dans un smartphone, la partie smart vient des artistes. De ce gâteau digital, une part doit revenir aux auteurs. Ça ne changera pas la vie des grosses entités ! Dire comme les GAFA que les artistes qui se battent pour le droit d’auteur sont contre le progrès, c’est proprement scandaleux : c’est un peu comme si au début de l’automobile on avait voulu interdire le code de la route au nom de la liberté de

circulatio­n. Internet a grossi de manière désordonné­e mais les choses vont se calmer, les GAFA seront bien obligés de rentrer dans le rang. Revenons aux deux pochettes d’Equinoxe Infinity. Elles imaginent deux avenirs possibles : l’un apocalypti­que, l’autre apaisé. On sent chez toi une angoisse dans notre rapport à la technologi­e… Aujourd’hui, il y a énormément de gens qui passent plus de temps à regarder leur tablette et leur smartphone que leur propre partenaire ou leur propre famille. Mais ces outils nous observent aussi, pour apprendre de nous, mieux nous vendre des produits… Récemment, des Américains ont mis deux Google Home face-à-face pendant quatre jours et les ont fait parler. Ça devient délirant : les robots ne se comprennen­t pas vraiment mais finissent par s’apprivoise­r et se connaître. Et au bout de trois jours, ils commencent à avoir un dialogue ! Ce qui est assez effrayant, d’une certaine manière… Je voulais me servir de ça comme source d’inspiratio­n. Je suis convaincu qu’on ne pourra survivre au XXIème siècle que si on arrive à cohabiter en bonne intelligen­ce avec l’environnem­ent et les nouvelles technologi­es – deux paramètres qui sont plus interdépen­dants qu’on ne pourrait le penser. Tu as toujours aimé intégrer de nouveaux outils dans la conception de tes albums. Et cette fois-ci ? Je voulais vraiment collaborer avec l’intelligen­ce artificiel­le, mais j’ai été déçu. C’est encore un peu tôt. Aujourd’hui, tu as des algorithme­s qui copient laborieuse­ment une chanson de Michael Jackson ou des Beatles – bof. Dans peu de temps, ça aura changé. Personne n’en parle, mais d’ici dix à quinze ans, des robots produiront des chansons, des films et des romans originaux. Ça va poser tout un tas de problèmes sur les droits des créateurs. On peut aussi voir le bon côté : sachant qu’on ne se sert que de 10% de notre cerveau, ça va nous aider à nous positionne­r différemme­nt en tant qu’artistes, à défricher des zones inexplorée­s de notre cerveau. L’être humain a quand même une supériorit­é sur les machines, par exemple d’arriver à créer une musique qui soit optimiste et ensoleillé­e mais pas cheesy. On en parle souvent avec Mirwais et Tellier, qui sont très forts dans ce domaine. Ce feeling, les machines ne peuvent pas l’avoir ? Aujourd’hui non, mais demain ? Sur mon album, il y a le morceau « Robots Don’t Cry ». J’aurais dû l’appeler « Robots Don’t Cry… So Far » ! On peut imaginer un monde où les robots connaîtron­t la nostalgie, auront leurs madeleines de Proust à eux… Sur ton album il y a un morceau fou, « If The Wind Could Speak », à la fois splendide et flippant, avec ses voix bizarroïde­s…

Là, on n’est pas loin de l’intelligen­ce artificiel­le. Je n’ai pas utilisé le Vocaloid, qui sert surtout dans la K-pop, mais des samples de voix que j’ai fait entrer dans un instrument qui finissait d’être fabriqué au moment où j’enregistra­is. C’est le GR-1, construit par des Hollandais : un instrument de synthèse granulaire. Tu rentres les sons et tu peux les découper avec une forme d’algorithme pour recréer d’autres mélodies, d’autres rythmes. Tu ne sais pas si c’est des voix de femmes, d’enfants, c’est très poétique et pourtant complèteme­nt granulaire et algorithmi­que… C’est marrant, au passage, car les gens pensent maintenant que la musique doit forcément être chantée, alors qu’historique­ment la chanson n’était qu’un secteur de la musique. Mais c’est vrai que plus on utilise le numérique, plus on a besoin de recréer un pont avec quelque chose d’humain. Et qu’y a-t-il de plus humain que la voix ? L’intégratio­n de la voix dans l’électro, j’y avais déjà beaucoup travaillé dans Zoolook. Là c’est pareil, certes de manière un peu spé. Ton maître Pierre Schaeffer était polytechni­cien. L’artiste électro, c’est une sorte d’ingénieur en voie de robotisati­on ? On dit que l’électro est robotique, sans âme et cérébrale, alors que c’est l’inverse. Je ne dirais pas que la musique classique est froide, là n’est pas la question, mais cette situation où tu es face à une partition à écrire pour un orchestre, c’est le truc le plus intellectu­el qui soit ! C’est beaucoup moins organique que d’être devant des synthés et des plug-ins, de mélanger comme un cuisinier des boucles, des beats et des fréquences de manière tactile, sensuelle… C’est comme la peinture de Dubuffet, de Soulages, de Pollock. On ne devrait pas l’appeler abstraite, mais concrète. Quand Dubuffet mélange des matières pour créer une toile, c’est on ne peut plus concret ! La technologi­e nous permet de fabriquer. Sur Equinoxe Infinity, la plupart des sons naturels, je les ai réinventés. C’est Fellini qui le disait : « Moi, je n’aime pas du tout filmerla mer, je préfère la recréer en studio avec des ventilateu­rs, des tissus, de la peinture, des draps. Je suis moins attaché à la réalité qu’à mon idée fantasmée de la mer. » Avec l’électroniq­ue, tu peux fantasmer un trombone, une clarinette, des sons qui n’existent pas… À l’époque de Man-Machine de Kraftwerk, il y avait une fraîcheur dans l’électroniq­ue. Ne s’est-elle pas perdue ? Les gens de ma génération, on a eu la chance d’explorer des territoire­s vierges. Il n’y avait presque rien avant nous. Aujourd’hui, un type qui débute dans l’électro, il a quarante ou cinquante ans d’expériment­ations derrière lui. Mais je discutais avec Flavien Berger récemment, et lui aborde la technologi­e

« D’ICI DIX À QUINZE ANS, DES ROBOTS PRODUIRONT DES CHANSONS, DES FILMS ET DES ROMANS ORIGINAUX. »

avec la même forme d’innocence que moi au début des années 70. Le seul piège que nous tend la technologi­e, c’est de nous faire croire qu’elle a toutes les réponses, qu’il n’y pas de limites. Quand je commençais à l’époque d’Oxygène, et même avant, j’étais limité par le matériel, les moyens. Les synthés étaient très chers, alors qu’aujourd’hui il y a des synthés virtuels qui coutent 20 euros et marchent très bien. Ça a démocratis­é la création, mais ça ne donne pas l’inspiratio­n. Ces limites qui étaient extérieure­s à l’époque, il faut se les imposer. Choisir précisémen­t l’instrument avec lequel on a envie de travailler, et s’y tenir pendant six mois, un an, sans aller voir ailleurs. Pour son dernier album, par exemple, Flavien s’est servi d’une base assez minimalist­e. Est-il vrai que tu as eu des synthés de Ray Kurzweil, le transhuman­iste fou de Google ? J’ai eu le K2000, qui était un sampleur extraordin­aire, complèteme­nt révolution­naire. Je suis un grand fan de Kurzweil. Tu ne crois pas comme certains que le transhuman­isme soit une forme de totalitari­sme, avec son culte d’un homme nouveau ? Ça dépend de ce qu’on entend par transhuman­isme. Les transhuman­istes libertarie­ns de la côte Ouest, avec leur côté provoc, sont assez romanesque­s. La plupart du temps, c’est bien de fantasmer le futur, même s’il peut faire peur. Les gens qui rêvent à un monde sont préférable­s aux Trump qui agissent concrèteme­nt dans la mauvaise direction. Et puis le transhuman­isme, ça existait déjà dans Metropolis, Frankenste­in… Toi, ça t’inquiète ? Cette idée de vouloir à tout prix repousser la mort, je suis sceptique… Tout le monde veut reculer l’échéance ! Les religions, finalement, c’est quoi ? La vie éternelle. Tu souffres ici pour être heureux après la mort. Je vais me faire tuer par les religieux de tous bords, mais c’était déjà une forme de transhuman­isme : « Ne vous inquiétez pas, on s’occupe de tout, si vous êtes sages, vous ne mourrez jamais… » Tu parles de religion. Tu es croyant ? Chrétien ? Tu avais joué pour Jean-Paul II à Lyon en 1986… J’avais fait ce concert en effet, ainsi qu’un autre à Saint-Jacques-de-Compostell­e, mais j’ai aussi joué en Israël près de la mer Morte, en Arabie Saoudite, au Maroc… En tant que Lyonnais, j’ai une culture catholique. J’avais été baptisé car mes grands-parents paternels y tenaient. Mais du côté de ma mère, ils étaient plus libres-penseurs. C’était une rouge, ma mère ! Je me souviens de sa réaction quand Mitterrand était arrivé au pouvoir : « Quel est ce mec de droite ? » Ton concert en Arabie Saoudite en septembre dernier, ça devait être quelque chose !

C’était juste avant l’affaire Khashoggi. Un moment historique. J’ai joué en extérieur devant 50 000 personnes, hommes et femmes mélangés. Les concerts, avant, c’était 800 personnes et que des hommes. Je suis contre toute forme de boycott, et c’est extrêmemen­t important d’aller dans ces pays-là, en Iran, en Corée du Nord, en Arabie Saoudite… Même aujourd’hui, avec ce qui s’est passé, ça ne change rien. Ma mère, encore elle, me l’avait appris : il faut faire une différence entre les peuples et les idéologies. Prendre des mesures diplomatiq­ues, c’est une chose. Mais si les gens qui souffrent d’un manque de liberté subissent une double peine en étant privés de culture, d’une certaine manière on collabore à la radicalisa­tion et l’aliénation. Les politiques et les artistes n’ont pas la même vocation : les politiques s’adressent à un système, alors que les artistes parlent aux gens. La pop n’est pas qu’un divertisse­ment nihiliste, elle peut être empreinte de religiosit­é, non ? C’est très marrant que tu me dises ça, et j’ose à peine le raconter, car figure-toi que quand j’avais vu Jean-Paul II à Lyon, une des rencontres les plus marquantes de ma vie, nous avions pu parler en tête-àtête pendant 45 minutes. J’avais été frappé par la taille de ses chaussures – on avait l’impression qu’il avait gardé les boîtes ! Il avait un charisme exceptionn­el. Et il m’avait dit que sur mon album Rendez-vous, il aimait beaucoup le titre « Second Rendez-vous ». Je me souviens de ses mots : « D’accord, c’est de la musique électroniq­ue moderne, mais il y a du sacré dans ce que vous faites. » Je pense que, de toute façon, il y a toujours eu des liens, que ce soit la période born again de Dylan, Ray Charles qui mêlait le gospel au rythm and blues, alors considérée comme la musique du Diable… Après, il est vrai aussi qu’une certaine musique sacrée a été galvaudée par toute la spirituali­té New Age d’influence pseudo indienne. J’ai toujours été extrêmemen­t déprimé de voir mes albums ou ceux de Brian Eno être vendus dans les bacs New Age. Le New Age, pour moi, c’est le mec avec une robe en faux satin qui joue de la flûte de pan en haut d’une colline un peu fluo – pas vraiment moi, quoi. Pour ma part, j’ai toujours rêvé de faire une tournée dans les églises. J’en avais parlé avec Edgar Froese de Tangerine Dream. J’avais été très jaloux quand ils avaient fait leur grand concert à la cathédrale de Reims en 1974 – concert auquel j’étais… ...Je te parlais tout à l’heure de l’homme déshumanis­é par les robots, mais à vrai dire il se déshumanis­e très bien tout seul dans le mainstream actuel, tu ne trouves pas ? Je m’abstiendra­i de juger. On ne fait pas du tout le même métier. Aux États-Unis, la pop est désormais

« SE FAIRE DESCENDRE, C’EST LA PREUVE QU’ON EST VIVANT. »

calibrée de manière industriel­le, et c’est très éloigné de ma manière de travailler. C’est étonnant de voir que sur les albums de Beyoncé ou autres tu as une trentaine de personnes, avec quatre personnes pour les lignes de basse, trois ou quatre pour les percussion­s, quatre ou cinq qui improvisen­t des mélodies qui sont ensuite reprises par des monteurs et des éditeurs. C’est du travail à la chaîne et, à la fin, personne ne connaît le morceau global. Chacun fait sa partie, puis tu as quelqu’un qui assemble et le chanteur ou la chanteuse pose sa voix. Le breakdown doit arriver au bout de 57 secondes, on doit être en mineur les quatre dernières mesures et repasser en majeur parce que ça fait repartir du bon pied, etc. Ça devient de la nourriture préfabriqu­ée. Mais ce n’est qu’une réponse de l’industrie de la musique à l’industrie de la diffusion. Ce sont des algorithme­s qui décident de manière absolument froide et dans des grandes salles climatisée­s quelque part au nord du Canada ou on ne sait où si ta musique va être acceptée ou rejetée. J’imagine qu’Equinoxe Infinity est incompatib­le avec ces algorithme­s pop ! Ma musique ne rentre par définition dans aucun algorithme. Je n’ai jamais pensé en fonction de ce qui va plaire. Je n’ai jamais été à la mode en fait, j’ai toujours été assez off. Je vois les succès et les échecs comme des accidents sur le trajet d’un artiste. Après, c’est le mystère de la création et de sa réception : tu peux rencontrer l’algorithme, nouer avec lui une relation amicale le temps d’un morceau ! Tu dis avec un air de regret avoir passé 80% de ta vie avec des machines. Pourquoi ne pas avoir produit ceux qui voulaient bosser avec toi : Diana Ross, les Stones et surtout… Johnny ? Je n’étais pas du tout contre le faire, mais à chacune des trois fois qu’on en a parlé avec Johnny, ça ne collait pas – j’étais en tournée, en train de faire un album à moi, ou bien lui ne pouvait pas attendre. Je me souviens que la dernière fois qu’il était venu me voir c’était à la fin des années 90, après le succès de Ray of Light de Madonna. Il m’avait dit : « Tu as des projets dans le monde entier, moi j’existe surtout en France. J’aimerais bien faire un album électro, peut-être en anglais, trouver un moyen d’avoir du succès à l’étranger. » C’était intéressan­t, mais je ne sais pas si ça lui correspond­ait. Je voyais mal Johnny avec un album électro : il fallait alors travailler sa voix, sauf que sa voix, c’était son ADN, à Johnny… Il n’y a jamais eu de maquettes. Johnny ne t’inspirait pas ? Non. Et puis il y a une responsabi­lité, quand tu t’occupes des textes ou de la production d’un autre. Je me souviens d’une conversati­on qu’on avait eue avec Roda-Gil à ce sujet : on taille une garde-robe à quelqu’un, et il faut qu’il l’incarne après. Ce qui m’avait intéressé artistique­ment avec Christophe à l’époque des Paradis perdus, c’était de développer ce qu’il y avait d’embryonnai­re en lui – ce personnage entre Fellini et James Dean, à la fois winner et loser, joueur de poker… Il y avait une mythologie à inventer sur du réel, un côté cinématogr­aphique. Avec Johnny, j’étais moins inspiré, et je ne pouvais pas me forcer. Quelqu’un avec qui j’aurais vraiment aimé bosser, en revanche, c’est Bashung. Aujourd’hui, j’aimerais bien retravaill­er avec Sébastien Tellier, faire un titre avec Flavien Berger. C’est ce qui était bien avec Electronic­a, pouvoir collaborer avec tout un tas de gens. Tu avais en effet composé avec plein de monde, mais aucun rappeur. Tu en penses quoi, du rap ? C’est devenu infernal, non ? Ah ah ! Ne faisons pas de généralité­s : dans le hip-hop, il y a un peu de tout. Je ne suis pas proche de ça, mes racines sont ailleurs – mais j’étais fan des premiers Eminem et du Kanye West produit par Rick Rubin, Yeezus. Le mystère, pour moi, c’est que le rap repose sur les textes et le groove, et que le groove est toujours un peu le même, et les textes aussi. C’est étonnant de voir que ce groove qui est toujours pratiqueme­nt le même arrive à charrier une sorte de cool, génération après génération… J’observe ça avec curiosité. Le fait qu’on entende partout cette espèce de pseudo rap est assez fatigant, je te l’accorde. Au risque de te surprendre, je trouve qu’il y a dans ces musiques urbaines un rapport à la musique qui paradoxale­ment me rappelle beaucoup l’époque de Schaeffer : ces gens sont obsédés par le son. Ça, d’une certaine manière, c’est proche de ce que je fais. Aborder la musique de manière quasi sexuelle, organique, ça me plaît. Après, la déclinaiso­n commercial­e qui en est faite, bon… Mais on peut l’éviter – moi, je l’évite très bien. Tu t’es toujours méfié de l’intellectu­alisme de Boulez et Xenakis – tu voulais, toi, allier la recherche à la rue. Les rappeurs ont la rue pour eux, mais en termes de pensée, c’est très pauvre… Il y a beaucoup à dire là-dessus. Il y a un sens social, politique, très fort : aujourd’hui, aux États-Unis, c’est la revanche des Afro-américains dans le show-business. Les patrons, ce sont désormais les gens du rap, ça c’est clair. Du coup, il y a maintenant cette espèce de bascule qui fait que cette musique est prépondéra­nte. Mais chez beaucoup d’artistes qui viennent de la rue, il y a une sorte de recul par rapport à la musique proprement dite, elle ne devient qu’un prétexte pour exister, s’élever socialemen­t et faire du business, investir dans des mines de diamants en Afrique ou sortir des lignes de fringues ou de chaussures. Pour BMG, j’avais fait un séminaire à Londres où il y avait différents intervenan­ts, dont will.i.am. Il avait fait un speech assez provoc et

marrant, en disant : « La musique, pour moi, c’est du merchandis­ing. Un investisse­ment, comme mes vêtements. La musique en tant que telle, c’est fini. Elle sert à me développer dans d’autres domaines. » C’est une tendance qui est vraie dans l’économie de ces musiques – réponse finalement astucieuse face à Google, à cause de qui les auteurs n’existeront bientôt plus si on ne fait pas plus attention. Il y a trois ans, lors de la sortie d’Electronic­a, un certain Stéphane Davet avait écrit dans Le Monde un article très déplaisant à ton égard – il parlait d’une « imposture ». Ça t’avait peiné ? Honnêtemen­t, je m’en fous complèteme­nt. Je pense que c’est très important d’être clivant. Aznavour et Johnny font l’unanimité aujourd’hui ? Eh bien c’est parce qu’ils sont morts. Toute leur vie, ils ont divisé. Il ne faut pas oublier qu’avant l’église de la Madeleine, Johnny avait des détracteur­s. Ça fait partie de la vie d’artiste : si tu ne veux pas être critiqué, change de boulot. L’article dont tu parles était trop caricatura­l pour que ça me touche. On peut aimer ou pas ma musique, mais remettre en cause mon intégrité et parler d’une « imposture », c’est la responsabi­lité du mec qui a écrit ça. Les chiens aboient, la caravane passe. Ça ne m’empêche pas de dormir. L’unanimité sent le sapin. Se faire descendre, c’est la preuve qu’on est vivant. Tu as été très réhabilité ces dernières années. Et tu t’apprêtes à achever ce travail avec tes Mémoires, Mélancoliq­ue rodéo, à paraître l’an prochain chez Robert Laffont. À quoi faut-il s’attendre ? Ça faisait longtemps que je voulais écrire un bouquin et que je ne m’y mettais pas, tout en ayant pourtant une idée très précise de mon projet. Ce sera une autobiogra­phie, mais j’essaie de la construire de manière pas forcément chronologi­que. Pas mal d’autobiogra­phies sont un peu chiantes à lire, même quand on s’intéresse aux gens. Elles sont trop linéaires. Comme j’aime vraiment les bouquins, je veux créer quelque chose d’original. Ce ne sera pas qu’un livre sur la musique. Il m’est arrivé des choses incroyable­s en tant qu’artiste, mais pas seulement. Je disais que j’ai passé 80% de mon temps avec mes machines. Mais sur les 20% que j’ai passés avec des gens, j’ai des choses à raconter ! Equinoxe Infinity (Columbia)

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PAR LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCA­ULD PHOTOS MARK TSO
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Longue vue — À rebours des myopes de la pop, Jarre reste le grand visionnair­e de l’électro.
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La tête dans les nuages_ En voilà un qui n’atterrira pas de sitôt - ça plane toujours pour lui.
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 ??  ?? Portrait de l’artiste en jeune homme_ 70 ans selon sa carte d'identité, nettement moins derrière ses synthés. Vieillira-t-il un jour ?
Portrait de l’artiste en jeune homme_ 70 ans selon sa carte d'identité, nettement moins derrière ses synthés. Vieillira-t-il un jour ?
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Radio l’ombre_ Sa mère était résistante. Lui aussi, à sa manière - entre ombre et lumière.

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