Technikart

« UN INVITÉ TORCHÉ SE LÂCHE PLUS ! »

En 2003, Technikart enterrait prématurém­ent l’animateur phare de la télé sans filtre, Thierry Ardisson. 16 ans plus tard, on le retrouve pour la promo du livre Tout le monde en (re) parle*. Rancunier, l’homme en noir ?

- Par Baptiste Manzinali

Wislène est perturbée. Le pare-brise de sa berline hybride, une Toyota Prius, est fissuré sur une quarantain­e de centimètre­s, et elle vient de prendre un refus de son assurance. Elle tient la discussion à son mari par kit main libre, donne les consignes aux enfants pour la soirée, tente de garder un oeil sur l’itinéraire demandé. Tout ça à la fois. La circulatio­n en cette fin de journée est à flux tendu au nord de Paris. Avant de traverser le périphériq­ue, on est au point mort. Françoise Doux, l’attachée de presse de tous les poids lourds du PAF, a demandé à ce qu’on soit présent pour 18h15. Elle précise : « Je ne peux pas t’affirmer l’heure exacte mais ça ne sera pas avant 18h30, et de toute façon avant 19h30. » L’agenda de Thierry Ardisson est très serré. « L’homme en noir » enregistre aux studios EMGP plusieurs émissions des Terriens du Samedi dans la même journée et nous a accordé un créneau avant la pause repas des équipes. En bon controlfre­ak, il a exigé que l’interview soit filmé dans les conditions du plateau de tournage. La situation devient critique. Sur l’avenue Victor Hugo d’Aubervilli­ers, les klaxons se donnent la réplique. Ca n’avance pas. Au bout du fil, Françoise s’inquiète de ne pas nous voir arriver. Dans le fond sonore, l’agitation est palpable. La conductric­e du Uber, Wislène, est encore au téléphone. Elle finit par se perdre. Nous voilà totalement coincés, les embouteill­ages nous empêchent de faire demi tour. Il faut lui forcer la main et quasiment sauter du véhicule pour terminer à pied, passer une barrière de sécurité et courir dans un dédale de hangars numérotés. 269, 268, 267. Laurent Baffie, reconnaiss­able sous sa casquette vissée sur la tête, quitte les lieux dans un véhicule gris.

C’est un premier repère. Le 210 n’est plus très loin. Un vigile nous pointe du doigt pour indiquer qu’il nous a reconnu. Une porte s’ouvre. Dans la salle d’attente, deux écrans plats diffusent le débat de Macron face aux jeunes. Il est 18h20 et Françoise est paniquée, on la suit dans un couloir. Il est là.

BÛCHER FUNÉRAIRE

Instantané­ment, tous les regards se tournent vers nous. La sentence tombe. L’air furax,Thierry Ardisson tend mollement sa main et assène : « Je comprends mieux pourquoi plus personne n’achète Technikart. » En bon pubard, l’animateur le plus culte du petit écran apparaît telle sa légende : impartial, la punch-line lapidaire envoyée comme du tac au tac avec un regard méprisant à vous couper tout afflux sanguin. Mais il faut tenir bon. Face à l’assistance médusée, les regards se croisent furtivemen­t. On s’entend dire, d’une voix basse : « Ha, direct, c’est comme ça qu’on commence ». Françoise est décomposée, s’excuse à notre place, le Uber, les embouteill­ages, l’accès difficile aux studios. Vaine tentative. En total roue libre, Ardisson enchaine les propos désobligea­nts à notre égard devant assistants et chroniqueu­rs, dont aucun, à cet instant, ne voudraient être à notre place. C’est réciproque. Hors antenne aussi, la télévision est un bûcher funéraire. N’ayant plus rien à perdre, on balaye d’un geste de la main Ardisson et ses apôtres, en ajoutant, « C’est bon, rien à foutre, je me casse ». En faisant demi tour, on s’adresse à la seul personne dont on croise le regard, un vigile : « Pour qui il se prend ce type, sérieux ? ». Ce « type », c’est celui à qui on a confié bon nombre de nos samedis soirs d’adolescent­s enroulés sous la couette devant Tout le monde en parle, celui qui a désacralis­é le star-système tout entier sous nos yeux naïfs. C’est à lui qu’on doit notre semblant d’impertinen­ce. Joli retour à l’envoyeur, quoiqu’involontai­re. Françoise nous rattrape devant la sortie. « Il s’en veut déjà, revient ! Tu sais, ils sont au studio depuis 6h du matin, tout le monde est sur les nerfs, et manque de bol pour toi l’émission s’est achevée plus tôt que prévu. » Parce qu’elle devient instantané­ment l’attaché de presse la plus bienveilla­nte de la place parisienne, on accepte. De retour dans ce couloir, l’assistance s’est dispersée. Thierry s’excuse platement, nous prend même dans ses bras : « Allez, viens manger un morceau avec nous et on se la fait cet interview. » En jetant un oeil sur notre téléphone, Uber nous propose de noter notre conductric­e. Cinq étoiles... Magnéto, Serge ?

THIERRY, EST-CE BIEN RAISONNABL­E DE ...

…de ne porter que du noir pour paraître plus mince ?

Thierry Ardisson : Alors, je m’habille en noir parce que déjà cela me permet de paraître plus mince. Et puis aussi le matin, on n’a pas de problème : on prend le costume qui sort

du pressing. C’est beaucoup plus simple. J’ai lu récemment un article dans Le Point sur les gens qui s’habillent toujours pareil, il y avait quand même Barack Obama, Mark Zuckerberg, j’étais vraiment bien entouré… Et c’est une histoire, le costume noir, qui dure depuis plus de 35 ans. Mais il faut tenir bon car tu tombes toujours sur des connards qui te disent « J’ai une idée, tu vas t’habiller en blanc », j’ai dit « non, je resterais comme je suis ».

…de demander un « skin control » (outil permettant un léger flou sur la zone du visage, ndlr) pour dissimuler les rides ?

Bah à mon âge je suis obligé d’avoir un skin-control donc il y a un mec qui s’appelle Philippe Belaïch qui me rajeunit. J’ai l’air d’avoir 12 ans et quand je rencontre les gens en vrai, dans la rue, ils me disent « t’as l’air quand même plus vieux qu’à la TV » (rires) donc il faut accepter ça !

…de faire boire ses invités ?

Ah, quand tu fais un talk show, il faut faire boire les invités ! D’abord parce qu’un invité torché, il lâche beaucoup plus de choses qu’un invité à jeun ! Le problème de Lundi les terriens, c’est que c’est filmé le samedi après-midi ; alors on essaie de tourner un peu tard, genre vers 18 heures mais les gens ne sont pas torchés. Dans Tout le monde en parle, ils arrivaient vers 20 heures, on les enfermait dans une loge avec du champagne glacé. Une fois sur le plateau, ils étaient prêts à tout raconter ! Et ça joue beaucoup ! Sur un talk-show c’est vraiment important !

…d’avoir « puni » Beigbeder car il était trop bourré pour assurer sa promo’ (de Windows on the world en 2003) ?

J’ai pas puni Beigbeder ! C’est-à-dire qu’en fait Catherine [Barma, productric­e de l’émission] me dit dans l’oreillette « Beigbeder ne peut pas faire l’émission », et là elle insiste et me dit « non, non il peut pas ». Je lui demande « qu’est ce qu’il a ? ». Elle me répond « il est tombé dans son vomi ». Alors là je me suis dit en effet que cela devenait compliqué ! Donc il n’a pas fait l’émission mais la semaine d’après il est revenu et là y avait en invité Marc-Edouard Nabe. Il le DE-CAL-QUE ! Je crois que c’est un des plus mauvais souvenirs de Frédéric. Il s’est fait démonter par Nabe, qui est méchant hein. Il aurait mieux fait de venir bourré la première fois !

…d’inviter les artistes en promo pour surtout leur parler de leur vie privée ?

Bah le problème avec les gens qui sont en promo c’est qu’ils ont un discours promotionn­el pré-programmé : ils savent exactement ce qu’ils vont me dire, ils ont répété leur éléments de langage etc. Donc mon deal, c’est que quelqu’un qui vient chez moi, je lui fais sa promo, c’est-à-dire que si j’aime le truc je le dis, si je n’aime pas je ne dis rien – je ne vais jamais dire à un mec qui a passé trois ans à faire son film « c’est de la merde », je trouve ça immoral en fait. Donc une fois que j’ai fait le boulot de raconter pourquoi ils sont là, j’ai le droit de m’amuser avec eux ! C’est ça le deal ! Je m’attaque à leur vie privée en effet, surtout quand ils n’aiment pas en parler… Pour être un bon interviewe­r, il faut avoir aimé arracher les ailes des mouches quand t’étais petit !

...de traiter BHL et Kouchner de néo-colonialis­tes ?

Bah oui ! Ce sont des néo-colonialis­tes ! J’aime bien Kouchner, j’aime bien BHL, mais enfin quand ils veulent en 2003-2004 que les États-unis envahissen­t l’Irak, c’est du néocolonia­lisme ! C’est comme en Libye. Les Européens et les Américains s’arrogent le droit d’aller envahir un pays parce que le régime ne leur plaît pas ! On renverse des dictateurs, certes, mais on renverse des dictateurs laïques pour les remplacer par des dictateurs théocratiq­ues. Ils ont viré Kadhafi, maintenant la moitié de la Libye est aux mains des islamistes ! Donc non seulement c’est du néo-colonialis­me mais c’est aussi un très mauvais calcul !

...de passer à la postérité pour avoir posé la question « sucer, c’est tromper » à Michel Rocard ?

Alors déjà, on reste toujours pour quelque chose qui nous échappe ! Jacques Chancel, on lui disait toujours « Et Dieu dans tout ça ? » Alors qu’il n’a jamais posé cette question. Bref, j’ai fait une interview hyper sérieuse de Michel Rocard, sur le PSU etc. Et après, il y avait toujours cette interview un peu plus courte, « alerte rose » ! La dernière question, c’était « est-ce que sucer c’est tromper ? » Et Rocard (qui finalement était un baiseur, il s’est marié 3 fois), ça le faisait marrer. Sur le moment ça n’a choqué personne. C’est 15 jours après la diffusion qu’un journalist­e qui travaillai­t au Monde à l’époque, Daniel Schneiderm­ann, a dit « Comment on ose dire ça à un ancien premier ministre ? » C’est là que le scandale a éclaté.

...de faire un livre à la gloire d’une émission télé ?

Alors déjà le livre ce n’est pas moi qui l’ai fait, c’est le journalist­e Victor Le Grand. Il a travaillé comme un malade, il allait interviewe­r les gens, a pris tous les verbatim et a fait un montage super... Si dans le livre, il y a des moments où je ne suis pas à mon avantage, c’était le jeu. Je ne voulais pas qu’on raconte des choses fausses. En revanche, ce qui était plausible, je l’ai laissé.

Tout le monde en (re)parle, de Victor Legrand, (éditions So Lonely, 130.p, 14€)

« Y A TOUJOURS UN CONNARD POUR TE DIRE DE T’HABILLER EN BLANC. »

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 ??  ?? Face à face L’homme en noir se soumet aux questions de notre intrépide journalist­e Baptiste Manzinali sur le plateau des Terriens du Samedi.
Face à face L’homme en noir se soumet aux questions de notre intrépide journalist­e Baptiste Manzinali sur le plateau des Terriens du Samedi.
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