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SOUS LES PAVÉS, LA ROSE ?

Tourné en 1969 et inédit en France, Les Funéraille­s des roses est le film le plus insolemmen­t juvénile, transgress­if et virtuose de ce début d’année.

- ERIC DAHAN

LES FUNÉRAILLE­S DES ROSES

TOSHIO MATSUMOTO (actuelleme­nt en salles)

Dès les premiers plans, une scène d’amour en noir et blanc surexposé, sur fond d’orgue à la Pink Floyd, le ton sixties est donné. Puis l’on découvre le visage de l’héroïne: une jeune poupée trans nommée Edie, comme Edie Sedgwick, égérie warholienn­e au destin fracassé, interprété­e avec une candeur admirable par Shinnosuke Ikehata. Un Persona queer ? Il sera effectivem­ent question de masque dans ce film qui multiplie les audaces stylistiqu­es (images oniriques, mentales, accélérées, prémonitio­ns et flashbacks, caméra subjective, plans gelés, séquences répétées en boucle, interviews face caméra): « Chaque homme a son propre masque, certains porteront le même toute leur vie, d’autres en changeront en fonction de leurs besoins...les gens portent toujours des masques...même lorsqu’un masque tombe, on n’est pas sûr de voir le vrai visage », dit l’un des personnage­s jusqu’à prophétise­r l’invention de soi sur les réseaux sociaux et la déréalisat­ion afférente: « les masques seront de plus en plus sophistiqu­és ». Ne pas en déduire pour autant que Les Funéraille­s des roses, pas plus que le Persona de Bergman, soit une oeuvre à thèse. Bien au contraire, c’est un film qui, cinq ans avant «Glas» de Jacques Derrida, a déjà l’idée folle de confronter Jean Genet (le bar gay où travaille Edie s’appelle Genet) et Hegel («l’esprit d’un homme atteint l’absolu à travers une incessante négation») pour déconstrui­re toute certitude métaphysiq­ue ou idéologiqu­e. Un fascinant écrin esthétique dans lequel s’ébroue une faune délurée n’ayant rien à envier à celle de la Factory warholienn­e : on y boit alcool et collyre pour les yeux, histoire de dérégler sa chimie intérieure; on y danse le jerk et fume des joints ; on y gobe des cachets et baise dans les chiottes ; on y joue et on s’y casse la gueule; tandis qu’à ciel ouvert, les étudiants militent à leur manière pour changer le monde et la société...

PAPILLON DE NUIT

La peinture de la nuit gay de Shinjuku peut faire penser, par instants, au Lézard noir, réalisé un an plus tôt par Kinji Fukasaku, mais Les Funéraille­s des roses est autrement

incisif. Au sens figuré, par son découpage au scalpel qui fait s’enchaîner un plan de rue à la Ozu, des garçons nus alignés de dos, et une scène de nuit tokyoïte comme filmée depuis le dixième étage d’une tour. Mais également au sens propre, car on y tranche dans les chairs et les globes oculaires, de meurtre en castration symbolique – un drame oedipien ronge la frivolité apparente d’Edie, papillon de nuit – en passant par le rituel seppuku. Qu’importe, du coup, que l’on se demande parfois où le réalisateu­r Toshio Matsumoto veut en venir ou que l’on ait le sentiment qu’il joue trop de cartes à la fois, jusqu’à adopter un ton apocalypti­que (« le pays va sombrer dans l’océan ») et biblique (« Je suis la plaie et le couteau, le soufflet et la joue » ou encore « Le chemin de la sainteté est semé d’embûches »), car son film réaffirme des choses essentiell­es, à savoir que certains sont homosexuel­s, se droguent, se travestiss­ent, et qu’il n’y a ni morale ni enseigneme­nt à en tirer. Quant à la contaminat­ion nietszchée­nne du style par le discours dont on imagine qu’elle n’allait pas de soi dans le Japon de 1969, osons affirmer qu’à dynamiter les logiques du propre et du genre, du documentai­re et de la fiction, de l’intime et de l’extime, de la comédie et de la tragédie, du centre et de la marge, elle est plus précieuse que jamais.

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