LA RÉVÉLATION WEYES BLOOD
Avec Titanic Rising, disque apocalyptique revigorant (sic), Weyes Blood signe ce qui risque fort d’être le plus bel album de l’année. Portrait d’une folkeuse mystique prédestinée à redonner de l’âme à une pop toujours plus au ras des pâquerettes.
Le folk ? C’est devenu depuis longtemps un genre musical aussi mal famé que la rédaction de France Inter. Un vrai coupe-gorge pour les mélomanes lucides. Ceux qui en douteraient encore peuvent tendre une oreille à l’album Soliloquy, le dernier défilé de mode sonore de Lou Doillon : derrière les robes de créateurs et une jolie frange rebelle supervisée par John Nollet ou autre coiffeur hippie chic, tout y est toc, snobisme et vanité. Le folk, c’était pour nous une affaire classée : un anachronisme n’existant plus qu’en friperie vintage, un papier peint bourgeois, une sous-catégorie de la pop Grazia. Et puis Weyes Blood est arrivée. Enfin, est revenue. Elle était jusque-là un grand espoir. Avec Titanic Rising, la jeune femme de 30 ans balaie définitivement toute cette camelote décorative. Elle, elle n’est pas là pour la photo. Elle redonne au folk urgence, esprit et ambition. Plus qu’à Karen Carpenter ou Nico, à qui elle est souvent comparée, son souffle et sa voix renvoient à Judee Sill. Quant au son de son nouvel album, fastueux, moderne et envoûtant, il semble tour à tour avoir été façonné par le George Harrison de All Things Must Pass, le Julian Casablancas de Phrazes for the Young et le Koudlam de Goodbye. Par les temps qui courent, il est rarissime qu’on ait droit à un classique immédiat, à la fois intemporel et en prise avec l’angoisse de l’époque. D’où vient ce miracle ? Pour le comprendre, il faut retourner vingt ans en arrière dans une chorale de Pennsylvanie.
SCHTROUMPFS ET HARRY NILSSON
Natalie Mering naît en 1988 à Santa Monica. Elle grandit ensuite à Doylestown, à une cinquantaine de bornes de Philadelphie. Ses parents, des musiciens devenus born-again, la font grandir dans une foi chrétienne plutôt rigoriste : « Il y a des dessins animés auxquels je n’avais pas droit. Les Schtroumpfs, par exemple. Mes parents considéraient que ces Schtroumpfs étaient de dangereux pédés, vu qu’il n’y a qu’une Schtroumpfette dans leur village… » Si elle apprend la guitare en autodidacte, c’est grâce à l’église du coin qu’elle commence à pousser la chansonnette. Cette éducation dont elle s’émancipera à l’adolescence la marquera durablement (nous y reviendrons). À 15 ans, un choc : elle lit La Sagesse dans le sang de Flannery O’Connor (Wise Blood en VO). Natalie décide de faire de Wise Blood son pseudo, avant de le changer en Weyes Blood. La suite ? Celle de tout jeune artiste inconnu qui cherche son style et gravit peu à peu les échelons. Fan de Harry Nilsson et désireuse de faire « de la church pop, des morceaux classiques et novateurs à la fois », elle sort un premier disque autoproduit en 2011. Les ingrédients sont déjà là, mais on dirait que ça été mis en boîte par des bonnes soeurs – le son n’est pas encore très pro. Elle franchit un premier palier en 2015 avec l’EP Cardamom Times (qui contient notamment la chanson chef-d’oeuvre « In the Beginning »), et confirme l’année suivante avec l’album Front Row Seat to Earth, enregistré avec son ami Chris Cohen. Outre l’excellent Cohen, elle fraye avec Drugdealer et Ariel Pink. Son génie est en marche, qui s’épanouit pleinement aujourd’hui dans Titanic Rising, produit par Jonathan Rado de Foxygen.
CULPABILITÉ CHRÉTIENNE
En promo ces jours-ci, Natalie raconte qu’elle est sortie de l’enfance quand elle a pris conscience du désastre écologique en cours : « Ce fut pour moi la perte
« JE N’ÉTAIS PAS À MA PLACE DANS MA PAROISSE. »
de l’innocence, comme être éjectée du jardin d’Eden. » Là-dessus, vous vous dites : les discours politiques bas du front à la Shaka Ponk, non merci. Sauf que de cette inquiétude, thème récurrent de ses chansons, Weyes Blood ne tire pas des paroles engagées à la Saez, mais des épiphanies poétiques à la Cristina Campo : « Vous savez, on peut être souriant malgré l’Apocalypse, rendre grâce pour ce qui existe, car la vie est quand même belle. » La mystique, dans tout ça ? « Plus jeune, dans mon milieu très religieux, je me sentais assez marginale. Je n’étais pas à ma place dans ma paroisse. D’un autre côté, je ne me sentais pas plus à l’aise avec mes amis qui n’avaient pas reçu une éducation chrétienne. En fait, je n’avais ma place nulle part. Le christianisme te fait grandir dans la culpabilité, mais il t’apprend aussi la charité. Je pense en avoir tiré un certain élan positif… » Surtout, Natalie voit plus loin que ses confrères. Celle qui confesse aller à la messe le dimanche quand elle tourne en Europe n’a pas la même communication qu’une Mariah Carey. Sur les réseaux sociaux, où elle est assez peu présente, on ne la prend jamais en flagrant délit de racolage actif. Loin des poupées gonflables de la pop qui se prétendent féministes mais ne vendent qu’un glamour trafiqué, elle tranche par son élégance et sa vision artistique. A-t-on déjà vu la Carey expliquer que, quand il s’agit de composer, elle s’inspire autant du chant grégorien que des musiques les plus modernes ? Quant à Flannery O’Connor, la Carey pense sans doute que c’est un type de Corn Flakes…
VIEILLES CHANSONS ET FUTURISME
Natalie, enfin, semble être une fille marrante. C’est en tout cas ce qu’on se dit quand on regarde ses clips, souvent inattendus et inventifs. Un avis sur la question ? « L’humour est souvent réduit à son côté idiot où le sérieux n’a plus part, alors qu’il joue un rôle capital dans notre rapport à la réalité. L’absurde est mon type d’humour préféré, car tout au fond de notre subconscient, tout est surréaliste, abstrait… » Dans sa musique, où la mélancolie est sans cesse contrebalancée par l’espérance, l’époque redevient vivable. On est d’accord, Natalie, que vous n’êtes pas une passéiste bloquée dans les années 70 ? Que vous essayez malgré tout de regarder devant ? « Je suis nostalgique de naissance. Je rêve de la Renaissance, du monde d’avant, des années 40, du Titanic… L’histoire est mon terrain de jeu. Beaucoup de gens se complaisent dans la nostalgie en ce moment parce qu’il y a peu d’institutions solides auxquelles se rattacher. La plupart des êtres humains veulent croire à quelque chose qui les dépasse. Mais quand tout semble avoir disparu, quand il ne reste plus que le marché, des styles et des trucs qui n’ont aucun sens, tu as tendance à regretter le passé. S’il y a tant de musique rétro, désormais, c’est que les gens veulent se rassurer dans des formes familières face à la folie des changements qui s’opèrent devant leurs yeux. Je ne suis pas comme ça. Moi, j’aime le confort d’une vieille chanson… mêlée aux innovations les plus futuristes. » La sagesse dans le sang, disait O’Connor ? Chez Weyes Blood, celle-ci coule aussi dans la voix, les guitares et les synthés. Titanic Rising (Sub Pop).