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LA RÉVÉLATION WEYES BLOOD

Avec Titanic Rising, disque apocalypti­que revigorant (sic), Weyes Blood signe ce qui risque fort d’être le plus bel album de l’année. Portrait d’une folkeuse mystique prédestiné­e à redonner de l’âme à une pop toujours plus au ras des pâquerette­s.

- Par Louis-Henri de La Rochefouca­uld Photos Kathryn Vetter Miller

Le folk ? C’est devenu depuis longtemps un genre musical aussi mal famé que la rédaction de France Inter. Un vrai coupe-gorge pour les mélomanes lucides. Ceux qui en douteraien­t encore peuvent tendre une oreille à l’album Soliloquy, le dernier défilé de mode sonore de Lou Doillon : derrière les robes de créateurs et une jolie frange rebelle supervisée par John Nollet ou autre coiffeur hippie chic, tout y est toc, snobisme et vanité. Le folk, c’était pour nous une affaire classée : un anachronis­me n’existant plus qu’en friperie vintage, un papier peint bourgeois, une sous-catégorie de la pop Grazia. Et puis Weyes Blood est arrivée. Enfin, est revenue. Elle était jusque-là un grand espoir. Avec Titanic Rising, la jeune femme de 30 ans balaie définitive­ment toute cette camelote décorative. Elle, elle n’est pas là pour la photo. Elle redonne au folk urgence, esprit et ambition. Plus qu’à Karen Carpenter ou Nico, à qui elle est souvent comparée, son souffle et sa voix renvoient à Judee Sill. Quant au son de son nouvel album, fastueux, moderne et envoûtant, il semble tour à tour avoir été façonné par le George Harrison de All Things Must Pass, le Julian Casablanca­s de Phrazes for the Young et le Koudlam de Goodbye. Par les temps qui courent, il est rarissime qu’on ait droit à un classique immédiat, à la fois intemporel et en prise avec l’angoisse de l’époque. D’où vient ce miracle ? Pour le comprendre, il faut retourner vingt ans en arrière dans une chorale de Pennsylvan­ie.

SCHTROUMPF­S ET HARRY NILSSON

Natalie Mering naît en 1988 à Santa Monica. Elle grandit ensuite à Doylestown, à une cinquantai­ne de bornes de Philadelph­ie. Ses parents, des musiciens devenus born-again, la font grandir dans une foi chrétienne plutôt rigoriste : « Il y a des dessins animés auxquels je n’avais pas droit. Les Schtroumpf­s, par exemple. Mes parents considérai­ent que ces Schtroumpf­s étaient de dangereux pédés, vu qu’il n’y a qu’une Schtroumpf­ette dans leur village… » Si elle apprend la guitare en autodidact­e, c’est grâce à l’église du coin qu’elle commence à pousser la chansonnet­te. Cette éducation dont elle s’émancipera à l’adolescenc­e la marquera durablemen­t (nous y reviendron­s). À 15 ans, un choc : elle lit La Sagesse dans le sang de Flannery O’Connor (Wise Blood en VO). Natalie décide de faire de Wise Blood son pseudo, avant de le changer en Weyes Blood. La suite ? Celle de tout jeune artiste inconnu qui cherche son style et gravit peu à peu les échelons. Fan de Harry Nilsson et désireuse de faire « de la church pop, des morceaux classiques et novateurs à la fois », elle sort un premier disque autoprodui­t en 2011. Les ingrédient­s sont déjà là, mais on dirait que ça été mis en boîte par des bonnes soeurs – le son n’est pas encore très pro. Elle franchit un premier palier en 2015 avec l’EP Cardamom Times (qui contient notamment la chanson chef-d’oeuvre « In the Beginning »), et confirme l’année suivante avec l’album Front Row Seat to Earth, enregistré avec son ami Chris Cohen. Outre l’excellent Cohen, elle fraye avec Drugdealer et Ariel Pink. Son génie est en marche, qui s’épanouit pleinement aujourd’hui dans Titanic Rising, produit par Jonathan Rado de Foxygen.

CULPABILIT­É CHRÉTIENNE

En promo ces jours-ci, Natalie raconte qu’elle est sortie de l’enfance quand elle a pris conscience du désastre écologique en cours : « Ce fut pour moi la perte

« JE N’ÉTAIS PAS À MA PLACE DANS MA PAROISSE. »

de l’innocence, comme être éjectée du jardin d’Eden. » Là-dessus, vous vous dites : les discours politiques bas du front à la Shaka Ponk, non merci. Sauf que de cette inquiétude, thème récurrent de ses chansons, Weyes Blood ne tire pas des paroles engagées à la Saez, mais des épiphanies poétiques à la Cristina Campo : « Vous savez, on peut être souriant malgré l’Apocalypse, rendre grâce pour ce qui existe, car la vie est quand même belle. » La mystique, dans tout ça ? « Plus jeune, dans mon milieu très religieux, je me sentais assez marginale. Je n’étais pas à ma place dans ma paroisse. D’un autre côté, je ne me sentais pas plus à l’aise avec mes amis qui n’avaient pas reçu une éducation chrétienne. En fait, je n’avais ma place nulle part. Le christiani­sme te fait grandir dans la culpabilit­é, mais il t’apprend aussi la charité. Je pense en avoir tiré un certain élan positif… » Surtout, Natalie voit plus loin que ses confrères. Celle qui confesse aller à la messe le dimanche quand elle tourne en Europe n’a pas la même communicat­ion qu’une Mariah Carey. Sur les réseaux sociaux, où elle est assez peu présente, on ne la prend jamais en flagrant délit de racolage actif. Loin des poupées gonflables de la pop qui se prétendent féministes mais ne vendent qu’un glamour trafiqué, elle tranche par son élégance et sa vision artistique. A-t-on déjà vu la Carey expliquer que, quand il s’agit de composer, elle s’inspire autant du chant grégorien que des musiques les plus modernes ? Quant à Flannery O’Connor, la Carey pense sans doute que c’est un type de Corn Flakes…

VIEILLES CHANSONS ET FUTURISME

Natalie, enfin, semble être une fille marrante. C’est en tout cas ce qu’on se dit quand on regarde ses clips, souvent inattendus et inventifs. Un avis sur la question ? « L’humour est souvent réduit à son côté idiot où le sérieux n’a plus part, alors qu’il joue un rôle capital dans notre rapport à la réalité. L’absurde est mon type d’humour préféré, car tout au fond de notre subconscie­nt, tout est surréalist­e, abstrait… » Dans sa musique, où la mélancolie est sans cesse contrebala­ncée par l’espérance, l’époque redevient vivable. On est d’accord, Natalie, que vous n’êtes pas une passéiste bloquée dans les années 70 ? Que vous essayez malgré tout de regarder devant ? « Je suis nostalgiqu­e de naissance. Je rêve de la Renaissanc­e, du monde d’avant, des années 40, du Titanic… L’histoire est mon terrain de jeu. Beaucoup de gens se complaisen­t dans la nostalgie en ce moment parce qu’il y a peu d’institutio­ns solides auxquelles se rattacher. La plupart des êtres humains veulent croire à quelque chose qui les dépasse. Mais quand tout semble avoir disparu, quand il ne reste plus que le marché, des styles et des trucs qui n’ont aucun sens, tu as tendance à regretter le passé. S’il y a tant de musique rétro, désormais, c’est que les gens veulent se rassurer dans des formes familières face à la folie des changement­s qui s’opèrent devant leurs yeux. Je ne suis pas comme ça. Moi, j’aime le confort d’une vieille chanson… mêlée aux innovation­s les plus futuristes. » La sagesse dans le sang, disait O’Connor ? Chez Weyes Blood, celle-ci coule aussi dans la voix, les guitares et les synthés. Titanic Rising (Sub Pop).

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 ??  ?? LA PERSONNE AUX TROIS PERSONNES_ À la fois mystique, rétro et avantgardi­ste. Scott Walker est mort, vive Weyes Blood !
LA PERSONNE AUX TROIS PERSONNES_ À la fois mystique, rétro et avantgardi­ste. Scott Walker est mort, vive Weyes Blood !

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