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DANS LE BUREAU DE CAROLINE VREELAND

Surtout connue pour son physique à la Jessica Rabbit et son statut d’égérie mode, la superstar de l’ère Instagram (elle laisse le plus souvent ses fringues au placard) s’apprête pourtant à sortir un grand disque. L’occasion de lui parler pop, politiquem­en

- Entretien Laurence Rémila

Midi, un vendredi de fashion-week. L’équipe du mag’ est posée chez ses voisins des Champs à attendre l’arrivée de la coverstar. Et voici qu’apparaît cette digne représenta­nte de la nouvelle aristocrat­ie Insta de la mode, celle qui passe sans une pause de la Fashion Week de New York (elle y chantait pour le gala de l’American Foundation for AIDS Research en janvier), à celle de Milan (là, c’était pour squatter les front row des défilés), pour finir à Paris (les défilés de Jacquemus et de Balmain, un set pour Graff…).

Avec son physique va-va-voom d’un autre âge (9763-86 pour 1 mètre 72), sa parfaite maîtrise de l’image (Géraldine la maquilleus­e passera 30 minutes à peaufiner sa ligne de sourcils) et de la comm’ (en fin de journée, je serai gratifié d’un cours de prise de selfie que je compte bien rajouter à mon CV), Caroline Vreeland, it-girl, mannequin, comédienne et, avec ses 300.000 followers sur Insta, sex-symbol d’un genre nouveau, est – enfin – prête. Chanteuse depuis l’adolescenc­e, elle se trimballe un premier album d’élégante soul sans trop savoir comment le sortir. En attendant, elle donne des miniconcer­ts en marge des défilés de ses amis. Avant de nous en parler dans le détail, elle nous cite son illustre aïeule (« Mon arrière grand-mère disait que la première règle du chic, c’était d’être née à Paris ») en touillant son thé vert. On enchaîne.

Ce nom de Vreeland, qui est celui de votre arrière grandmère Diana, la plus mythique des rédactrice­s-en-chef du Vogue US, est une des raisons pour laquelle vous êtes une icône mode. Vous l’avez adopté assez tard. Pourquoi ?

Caroline Vreeland : En fait, je ne me rendais pas vraiment compte de l’importance de Diana Vreeland dans l’histoire de la mode et de la presse avant de m’installer à Los Angeles à 18 ans. J’ai grandi en me faisant appeler Caroline Zicerick,

le nom de mon père, mais à un moment donné, je me suis embrouillé­e avec lui, alors j’ai pris le nom de jeune fille de ma mère, Vreeland. Je ne pensais sincèremen­t pas que ça allait faire autant parler.

Il vous a lancé ?

Pas exactement. Quand je discutais avec des agences de mannequins etc., ils étaient tous excités à l’idée d’avoir ce nom chez eux. J’étais contre : je ne voulais pas être connue comme « la petite-fille d’un nom célèbre ». J’étais une gamine de vingt ans, têtue : « si on s’intéresse à moi, je veux que ce soit uniquement pour ma musique ! Rien d’autre ! ». J’étais ce genre-là, idiote. J’ai fini par mettre mon ego de côté, et j’ai compris que c’était un honneur d’être liée à cette femme. Après tout, elle a changé la vie de tant de femmes grâce à ce qu’elle publiait dans Vogue. Et, à la minute où j’ai commencé à accepter ce nom, ma vie a changé.

Vous l’assumez.

Bien évidemment, même si j’ai l’impression que ça joue contre moi quand certains disent « oh, c’est juste son nom, pas moyen qu’elle ait un vrai talent ».

Il vous a quand même permis d’être rangée dans la case « mode » dès le départ, alors que vous n’aviez pas forcément le profil recherché à l’époque.

Absolument. Mon premier vrai job a été pour le Vogue Italie, un shooting swimwear avec une autre mannequin. J’arrive, on passe des heures à me coiffer, et moi je suis assise là à regarder la sélection de minuscules bikinis qui m’attendait : ils auraient eu du mal à couvrir ne serait-ce que mes aréoles – alors que j’ai de petites aréoles ! (Rires.) Au bout d’un moment, ce photograph­e, Michel Comte commence à me shooter, puis s’arrête presque aussitôt : « Je ne peux pas travailler avec ces seins, elle doit partir ». Je ne savais plus où me mettre. Arrive un deuxième shooting, je suis nerveuse. J’avais été choisie par Carine Roitfeld, qui venait de quitter Vogue et de monter son CR FashionBoo­k. Alors avant d’y aller, je demande à mon agent : « Elle est au courant, pour mes seins ? »

Et elle l’était ?

Quand je suis arrivée, elle m’a dit : « dear, tout est question de seins. Nous te voulons comme tu es, pour ce que tu es ». Et depuis, je suis fière d’être une « CR girl ». Carine, c’est une putain de maman, elle a l’oeil sur tout. Alors quand elle m’a proposé d’écrire une chronique sur la sexualité et les sentiments, j’étais folle de joie.

Depuis vous êtes devenue très connue pour vos photos nues postées sur Instagram etc. Vous pensez vraiment que cette nudité est une forme d’empowermen­t ?

Question difficile. Nous les femmes pouvons nous montrer nue plus librement qu’avant, c’est accepté, ça nous apporte même, à certaines, une forme de puissance. On peut marchander le fait d’avoir tel nombre de followers, etc. Avec une prime à certains types de beauté. Pour ma part, j’essaie de trouver un équilibre en ce qui concerne la nudité en ligne. Je ne vais pas poster que ça. Ça vous vient naturellem­ent ?

Je suis quelqu’un de très sensuelle. Le sexe, l’amour de soi et l’acceptatio­n de son corps, être ouverte d’esprit, font partie de ma « marque », de ma vérité – pour parler comme une Californie­nne. Mais je veille à ce que tout soit fait avec goût, sans vulgarité.

À d’autres époques, les comédienne­s aux silhouette­s très féminines étaient souvent des victimes : Jayne Mansfield, même Marilyn Monroe…

Mais maintenant, une femme peut contrôler elle-même l’image de son corps. Les réseaux sociaux nous ont permis de reprendre ce contrôle-là, pour certaines d’entre nous en tout cas. Je suis capable de dire quand, comment, ce que je fais, ce que je ne fais pas... Mais même dans ce cadre, avec ce contrôle-là, on en apprends toujours… Quant à Marilyn, même si elle a vécu à une époque où il était beaucoup plus difficile d’être une icône sexuelle, elle était assez intelligen­te pour contrôler sa sexualité. Ou du moins, elle savait qu’elle avait ce pouvoir à sa dispositio­n. J’essaie de garder ça en tête. Mais quelle est la finalité de toutes ces photos ?

La musique bien sûr !

Comment ça ?

L’époque, merci les réseaux sociaux, récompense­nt une certaine image de la femme sexy. Eh oui, la bombasse est l’avenir de l’homme ! Et moi, je m’en sers pour faire connaître la seule chose qui me préoccupe vraiment : ma musique. Vous avez commencez la musique à votre arrivée à Los Angeles à 18 ans ?

Même avant, quand j’étais dans la Bay Area (de San Francisco). Je jouais dans un groupe de rock avec d’autres filles. Si j’avais eu mon mot à dire, on se serait appelées 2DB,

« LE PHOTOGRAPH­E A DIT : “JE NE PEUX PAS TRAVAILLER AVEC CES SEINS, RENVOYEZ-LÀ”. »

pour Two Dumb Blondes (« Deux Blondes Idiotes », ndlr), mais l’autre leadeuse du groupe ne supportait pas, elle ne comprenait pas vraiment l’autodérisi­on. Donc on s’est appelées C Beyond, le C pour Chantelle et Caroline (rire honteux).

Et après ?

Une fois installée à L.A., j’ai commencé à fréquenter un gars, un loser. On est partis à Miami pour des vacances, et il a dit : « On va rester chez Scott Storch (producteur de Christina Aguilera, etc., ndlr), c’est mon pote ». Sur place, j’ai chanté et Scott a dit : « je te signe en contrat de production pour six mois pour vous lancer, vous restez à Miami ». Mais j’ai fini par me rendre compte qu’en coulisses, mon petit ami essayait d’en profiter lui aussi, je lui ai expliqué : « Je ne suis pas un outil pour te faire gagner de l’argent, je suis ta chérie, fuck you ». Il s’est barré – et moi je suis restée à Miami. On a enregistré pendant six mois, mais la situation personnell­e de Scott étant trop compliquée (le producteur avouera plus tard avoir dépensé 30 millions de dollars en cocaïne, ce qui est beaucoup, ndlr), il fallait que je me barre. À l’époque, j’étais vraiment naïve, et je ne me sentais pas très en sécurité dans cet environnem­ent, je vais dire ça comme ça. J’ai donc fini par m’en aller. Et j’ai monté le groupe Caroline and the Red Orchestra, j’ai monté d’autres projets… Un groupe de rock, un truc à la Kings of Leon / Alabama Shakes. Pour en arriver à ma musique d’aujourd’hui, très blues, en passant par une période F.K.A. Twigs, aussi.

Et entre tous ces projets plus ou moins éphémères dans la musique, vous vous faites un nom dans la mode.

Oui, ces derniers temps, j’ai trouvé ma « famille de mode ». Je ne cherche pas à faire le défilé le plus élitiste, ni la crème de la crème, je veux juste prendre du bon temps avec mes amis. Et chaque opportunit­é d’être sur le podium, je la saisis, même si je ne suis pas une mannequin « normale »… Je défile pour mes amis Marco De Vincenzo à Milan, Jonathan Simkhai à New York... Ce sont des gens avec qui j’aime passer du temps, travailler, dîner... Ce n’est pas l’atmosphère un peu snob et guindée qui m’intéresse.

Mais la musique avant tout.

Ah oui ! J’ai toujours su ce que je voulais faire, je n’ai jamais eu le moindre doute. Dès mon adolescenc­e, je prenais des cours de chant, je cherchais des groupes…

Alors qu’avec votre nom, vous auriez pu enchaîner les stages dans la mode…

Ça ne m’a jamais traversé l’esprit, c’était directemen­t « célébrité me voilà » ! Je voulais être une musicienne profession­nelle, je savais que ça prendrait beaucoup de temps et que je devrais faire face à beaucoup de conneries, mais je n’ai pas hésité une seconde. Au début, les gens me disaient « t’as 25 ans, t’es trop jeune pour chanter le blues ».

Et aujourd’hui ?

J’ai 31 ans. Je peux enfin faire de la musique de vieille dame ! Écoutez. (Elle lance un de ses nouveaux morceaux, Drink, belle balade winehousie­nne, sur son iPhone, et récite

« JE SUIS UNE FILLE BLONDE PÉTILLANTE...VOUS ÊTES D’ACCORD, NON ? »

simultaném­ent.) « The night was right as night could be, when everything comes so easily, Every word, every touch, every small mistake, There was so much to give and even more to take, You fell on your knees like you were saying a prayer, You called me a queen and you set fire to my hair, Whatever we were doing, Wherever we were going, Sometimes in love you’re better not knowing… »

Bravo, vous faites ça avec qui ?

C’est Jason Flom de Lava (le label de Matchbox 20, Kid Rock, The Corrs etc, ndlr) qui m’a présenté l’équipe avec laquelle je travaille aujourd’hui. S’il était près de moi, je le serrerais dans mes bras et lui dirais « je suis de retour dans le game, merci ». J’ai mis tellement de temps à me rendre compte que la musique était la chose la plus importante pour moi. Là, je me suis replongée dans les disques de Patsy Cline, de Nancy Sinatra…

D’Amy Winehouse, le blues, aussi...

Avant, j’avais une idée faussée de ce qu’était le blues. Pour moi, c’était l’idée qu’on pouvait vivre une expérience négative et en faire quelque chose de beau.

C’est ce que j’aime chez Amy : oui, le sujet est important, mais vous pouvez perdre dans la musique, celle-ci arrive à sublimer l’émotion initiale. Donc là, même si je suis une fille blonde pétillante – vous êtes d’accord, non ? –, je suis revenue au blues. Et je ne pourrais être plus heureuse. J’ai 31 ans, il m’a fallu 15 ans pour trouver mon son…

Et après ?

Je me suis rendue compte d’une chose récemment, j’aime de plus en plus l’idée d’être la muse de quelqu’un d’autre. Pas genre « la mannequin qu’on baise » – et je dis ça sans vouloir blesser les mannequins, ça peut être une activité merveilleu­se, hein –, plutôt : l’idée d’être celui ou celle inspirant quelqu’un d’autre à créer une oeuvre artistique est sous-estimée de nos jours. Et ce désir est en train de monter en moi : être la muse de quelqu’un. Et je ne pense pas que ce soit de la branlette intello ou pour flatter mon égo, mais je veux sincèremen­t aider quelqu’un d’autre à créer en étant sa muse.

Ce n’est pas très politiquem­ent correct comme ambition pour une belle femme.

Rien à cirer ! Les gens sont devenus trop sensibles, c’est n’importe quoi. Je discutais avec ma cousine de 16 ans, elle est vraiment génération Z, féministe, elle vit à New York. Elle est incroyable. Je lui ai dit que mon costume rêvé pour Halloween, c’était de m’habiller en geisha. Je lui ai dit que je ne l’avais pas fait mais elle m’a aussitôt rétorqué que c’était une appropriat­ion culturelle. J’ai demandé à des amis japonais ce qu’ils en pensaient, ils n’étaient ni choqués ni offensés. Bien sûr, on doit réfléchir à ces questions, il n’y a pas de réponse universell­e. Si vous êtes bien-intentionn­é et vous n’insultez pas une autre culture…

Dernièreme­nt le chanteur Har Mar Superstar s’est excusé d’avoir voulu faire une tournée de reprises des chansons de Sam Cooke.

Mais pourquoi ? Qu’a-t’il fait ?

« Appropriat­ion culturelle. »

Pour avoir chanté de la soul ? Quelle tristesse, quelle connerie !

Dans votre chronique « Going to bed with Caroline Vreeland » (publiée dans CR FashionBoo­k), vous vous posez également des questions d’ordre politique…

Oui, je suis une fille « liberal » (« progressis­te » chez les Américains, ndlr) ayant grandi en Californie, à Marin County, entre les cours de yoga et les Prius, et aujourd’hui je suis installée à Miami, où tout le monde vote Trump. Et j’ai vraiment eu du mal, j’avoue, avec mes relations d’origines cubaines vivant ici, y compris dans la famille de mon petit ami, elles ont toutes voté pour lui. Mais j’ai fini par comprendre que ce qui m’énervait n’était pas uniquement d’ordre politique, c’était une forme de défense

de ma part : je suis une femme forte aux opinions tranchées, et l’idée de quitter ma ville, Los Angeles, pour m’installer dans celle de mon mec, Miami, me tracassait – et en même temps je voulais vraiment être avec lui. Donc, je lui mettais beaucoup de pression sur ses choix politiques etc. À tel point que j’ai même pensé mettre fin à notre histoire : j’avais le sentiment que je me sacrifiais pour un homme – pire encore, je couchais avec un homme qui votait Trump ! Donc j’ai écrit cet article, Sleeping with the enemy (« Coucher avec l’ennemi ») pour mieux comprendre ce que je ressentais.

Et la conclusion ?

J’ai fini par comprendre comment nous les «liberals » américains, nous avions une plus grande part de responsabi­lité dans l’élection de Trump que nous le croyons. Nous avons tourné le dos à l’Amérique profonde, nous les considério­ns ignorants… Et Trump a simplement profité de cet électorat qui n’intéressai­t personne.

Vous trouvez un peu ridicule tous ces Américains qui gueulent « Not my President ».

Absolument. Tout comme je n’aime pas, dans la mode, ceux qui s’attaquent aux défilés de mode des créateurs travaillan­t avec de la fourrure. Ils ont raison sur le fond, la souffrance animale est inacceptab­le, mais je ne trouve pas que balancer du sang sur ceux qui en portent soit réellement efficace. C’est comme avec les pros et les anti Trump : je préfère quand deux camps qui ne sont pas d’accord dialoguent. Nous ne sommes pas obligés de penser pareil sur tout, et nous ne devons pas renoncer à nos conviction­s, mais parlons !

Donc depuis l’arrivée de Trump au pouvoir, vous vivez votre couple différemme­nt.

Oui ! Ou en tout cas je suis devenue plus tolérante visà-vis de mon petit ami. Il a certes voté Trump, mais il n’est ni homophobe ni raciste. Je ne serais jamais avec lui s’il l’était... Je suis ouverte d’esprit, mais quand même !

« PIRE, JE COUCHAIS AVEC UN HOMME QUI VOTAIT TRUMP. »

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