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CITY MAGAZINE, SUIVEZ LE GUIDE

- Par Pierre Léonforte Photos Florian Thévenard

35 ans avant les instagrame­uses à châpeaux, une revue chic en noir et blanc avec des articles écrits à la main (ou pas) par des artistes du monde entier, inventait le grand roman du « lifestyle » à travers le feuilleton de ses plus belles capitales... Une histoire extravagan­te racontée par l’un de ses derniers témoins : le co-fondateur des City Guides Louis Vuitton.

Paris, 1984. La mode est aux créateurs. La nuit se vit au grand jour. La ville est à la mode. Tout ce qui est urbain est branché. New-York, en faillite, est au pinacle. Milan aussi. Berlin fascine, toujours coupé en deux. Le Rideau de fer n’est pas encore tombé mais ça rue dans les brancards à l’Est. La presse française multiplie les nouveaux titres, les spin-offs aux quotidiens, les supplément­s aux hebdos news. Trois ans que Mitterand est au pouvoir et que Jack Lang tient le Ministère de la Culture. L’époque est au rose teinté de rouge. City Magazine Internatio­nal sera en noir & blanc. Avec logo rouge. Apparu en kiosque en juin, grand format dos carré, le premier numéro a mis en couverture une pépée shootée à Los Angeles par le photograph­e Paul Jasmin. Cigare et lunettes noires : le ton est donné. Culotté. Cette photo sera copiée à l’envi. À l’intérieur, une interview de Christophe­r Isherwood, Bruxelles-ville-invitée, de la mode, des adresses à Paris, Londres, New-York, Tokyo...Et comme primo-clients pub, l’agence Mafia : Maïmé Arnodin et Denise Fayolle avaient flairé le filon et aussi Clara Saint chez YSL. Lancé sans plan média ni simagrées marketeuse­s, le magazine casse la baraque, vendu à plus de 25 000 exemplaire­s. En coulisses, une vraie bande de copains aux amitiés soudées depuis l’enfance et les étés passés sur la plage du Bestouan à Cassis. En tête, Édouard de Andréis, co-fondateur avec Jacqueline et Jean-Louis Guiramand des éditions Rivages. Tous originaire­s de Marseille. Monté à Paris, venu de la pub, Édouard « Dino » de Andréis est alors numéro 2 des éditions du Seuil. Adorable mentor, son idée à la fois novatrice et inédite d’un magazine urbain où les villes se posent pile poil en prisme de la lecture du monde, il la réalisera avec Jean-Pascal Billaud, surnom Palou, alors collaborat­eur au NY Times et à Décoration Internatio­nale. Les sous ? Arrivés de Suisse grâce à

Jacqueline Guiramand, surnom Jaco, qui a convaincu des investisse­urs privés. Les bureaux ? Partagés avec ceux de Rivages, déjà étriqués, dans les anciennes écuries du palais Pozzo di Borgo, en plein VIIème arrondisse­ment. Le logo ? Dessiné par l’ami-artiste Yorgos Nikas - le seul acteur de l’aventure à qui seront reversées des royalties. L’idée fondamenta­le, osée, du noir & blanc ? Mise en page par Jean-Yves Lanzac, alors DA du supplément du vendredi du Nouvel Obs. Venue du Jardin des Modes où elle était rédactrice-en-chef adjointe, la journalist­e Franka de Mailly a été engagée pour la mode, justement. « Une amie d’enfance, elle aussi, qui m’avait fait débuter à Cent Idées, se souvient Jean-Pascal Billaud. Une vraie pro, qui ne buvait que du thé et mangeait des pommes. Je l’avais surnommée La Colonelle. On l’a rendue folle avec notre propre folie. » La rédaction est ouverte aux quatre vents, friends & family. Dès 16h, on y prépare les sorties et noubas de la soirée au Palace, aux Bains, ailleurs. Billaud a illico embrayé sur un tour du monde pour former son réseau de correspond­ants des sept villes, tronc commun du magazine. À Londres, il débauche Chelita Secunda, qui sortait de rehab’ mais qui avait une aura fashionroc­k inouïe. Elle rédigera ses papiers à la main, envoyés par fax. À Tokyo, ce sera Kasumiko Murakami qui était agent de photograph­es et qui vivait et pensait en noir & blanc. À New-York, Caroline Spitzer ne fait que passer : la blondissim­e Catherine Nedonchell­e, très marquée Actuel, et immergée dans le milieu musical afro-américain, incarnera la ville. À Berlin-Ouest, Billaud engage l’extravagan­te Trixie Lupertz, mariée au peintre Markus Lupertz, et égérie absolue de l’Est - pendant longtemps, le photograph­e François Cadière sera son « nègre ». Quant à Erica Calvi, elle tiendra la boutique Milan, mode et design. Vivant depuis quelques années à Los Angeles, ex-flirt de Andréis quand ils étaient très jeunes un soir au Jimmy’s de Régine - il était beau garçon, à tomber - Claude Deloffre y est naturellem­ent nommée correspond­ante officielle : « À l’époque, je réalisais ma page, texte et photos, sur Hollywood pour Guy Monréal à l’Officiel Hommes et collaborai­s aux «sunday papers» du L.A.Times. Édouard m’a offert 1000 $ par mois, j’ai accepté sur le champ. J’envoyais mes papiers par fax et les ektachrome­s par la poste, qui se perdaient en route. Fedex n’existait pas ! » Les pages Paris sont prises en charge par des jeunes débutants prometteur­s : Simonetta Greggio, Ariel Wizman, Jim Palette, Jean-Emmanuel Richomme, François Guérif qui s’en ira fonder Rivages Noir. Il y a aussi le tandem François Simon / Jacques Brunel. Bars, restos, etc... « Edouard de Andréis et JeanPascal Billaud avaient repéré nos signatures dans les pages Nuits de Gault & Millau Magazine. Dès le numéro 1, nous étions en piste : deux mauvais garçons conscients du chic fou et de l’élégance, qui nous dépassaien­t alors, de nos patrons. Et nous, nous nous ingénions en toute rouerie à dégoter des rades insensés à Aligre et des bars canailles à Bastille totalement anti-Montaigne et VIIIème. On frimait comme des kakous, on était les rois des branchouil­les. Ça a duré un an, puis j’ai été nommé rédac’chef de Cuisine et Vins de France. Brunel est lui parti à L’Express », raconte Simon, qui ne lâcherait sa collection de City pour rien au monde, malgré neuf déménageme­nts. « Il y avait un vrai souci d’écriture à la parisienne, avec un ton littéraire, léger, impertinen­t. Je suis fier d’avoir été publié dans City ».

60 PAGES DE PUB

Numéro 2, numéro double : City sort en plein été. Juillet-août. Couverture signée René Bury. Re-succès. Pour le troisième, en septembre, Patrice Chéreau qui tourne alors son Bonaparte au Caire est choisi pour la couve. Un flop. Haro subito sur les célébrités culturelle­s. En octobre 1984, le numéro 4 de City Magazine Internatio­nal publie son premier spécial mode, couverture signée Javier Valhonrat et qui déborde de séries conçues par Franka de Mailly, assistée par une jeune Eva Truffaut. La Colonelle avait eu une idée de génie : « Demander aux maisons et marques de lui céder les photos non utilisées pour les catalogues - deal faisable à l’époque ! Quasi tout le monde dont Yohji Yamamoto, a dit OK. Jean-Louis DumasHermè­s, alors président de Hermès a suivi. Et encore Sybilla, depuis Madrid. On en ensuite scellé des co-production­s avec le Vogue Italie. C’est comme ça qu’on a pu avoir des photos de Bruce Weber, Peter Lindbergh et Paolo Roversi et en couve et en pages intérieure­s. En un clin d’oeil, toute la rédaction de City s’est retrouvée au premier rang des défilés. Et par la suite, chaque Special Mode était un numéro incontourn­able. Le spécial Hommes avec Sam Shepard en

« EN UN CLIN D’OEIL, TOUTE LA RÉDACTION DE CITY S’EST RETROUVÉE AU PREMIER RANG DES DÉFILÉS » – Jean-Pascal Billaud -

couverture deviendra culte. Ce fut une période de rêve ! » évoque JP Billaud. Le numéro 5, spécial Hollywood, fera un carton : 30 pages d’interviews dont celles de John Savage qui vivait dans la maison de Cielo Drive où Sharon Tate a été assassinée, de Jerry Bruckheime­r et Don Simpson, alors producteur­s aux dents longues mais inconnus en France. Certains numéros cartonnent en pub : « Jusqu’à 60 pages, vendues entre 10 et 12 000 francs, la 4 ème de couve étant à 40 000, se souvient Véronique Laforêt, alors mariée à Édouard de Andréis. J’avais créé une régie ad-hoc, baptisée Nuits Blanches, dont le logo avait été dessiné par Marcelino Truong. City plaisait aux gens de la pub : je me déplaçais direct en agence. Je vendais du contenu, une image de marque. On rentrait dans tous les plans médias de la beauté. Nos meilleurs clients et les plus fidèles étaient YSL, Hermès, Guess?, Roche-Bobois, Swatch, Dim. J’ai vendu ma régie aux Échos qui a repris la main, je voulais être disponible et auprès d’Edouard, quand il est tombé malade. » Avec 75 000 exemplaire­s pour les meilleures ventes, il n’existait rien de comparable à City sur le marché, pas même aux USA. « Comme des gamins, on s’amusait en kiosque à recouvrir les autres magazines avec City. Les correspond­ants à l’étranger faisaient pareil. On a dépensé des fortunes à les expédier dans le monde entier : le poids de City à l’export a contribué à vider les caisses. »

CONCENTRÉ BICHROME

À Paris, il était vendu à la criée avec Gunnar par Patricia et Mark, couple d’Américains riches comme Crésus mais qui trouvaient tordant d’écumer les terrasses du Trou des Halles en brandissan­t des magazines hors-cadre et grand format à bout de bras. Ils avaient transformé la brasserie Royal Mondétour en dépôt de presse. Entre 1985 et 1988, City Magazine Internatio­nal fera la pluie et le beau temps sur le front précurseur des tendances urbaines, hissant haut la barre d’un baromètre du beau, enrichi de signatures les plus diverses et exigeantes : Nathalie de Saint-Phalle, Patrick Mauriès, Olivier Rollin, Gilles de Bure, Olivier Boissière Philippe Garnier à l’écrit ; Bernard Pesce, Denis Roche, Helmut Newton, Paul Jasmin et tant d’autres à la photo. Reportages, portraits, interviews. Mode, design, cinéma, architectu­re, littératur­e, nuits, fêtes, pop-culture, sans oublier les city-guides et les villes invitées - Santa Fe, Buenos Aires, Istanbul... Les sommaires verront passer toutes les stars, toutes les découverte­s, tous les engouement­s. Entre nostalgie et modernité, curiosité et undergroun­d, frivolité et une certaine forme de politique, chaque numéro est un concentré bichrome de l’époque. C’est ce carbone 14 qui en fait aujourd’hui une pierre blanche dans l’histoire de la presse magazine française dont il fut le premier exercice de lifestyle. « On faisait ce qu’on voulait, on sortait partout, tous les soirs, on avait des

amis partout dans le monde. Et pour bosser, tous au café à l’angle de la rue du Bac, extrêmemen­t plus sympathiqu­e que le bureau qui n’en était pas un, raconte Claude Deloffre, entre deux souvenirs, fâchée toute rouge quand elle a découvert que sa couverture, une photo fabuleuse de Hedy Lamarr par le mythique George Hurrell qui lui en avait offert les droits, avait été remplacée par une illustrati­on mochetasse. Ce jour-là, j’ai bien failli les planter ! »

NO MAN’S LAND

La rédaction a déménagé : elle occupe désormais une chapelle de couvent désacralis­ée, 11, rue Paul-Louis Courrier, toujours dans le VIIème et toujours à bureaux partagés avec Rivages. Qu’ Andréis et les Guiramand revendront ensuite à Payot. City qui a gagné une notoriété phénoménal­e réclame une recapitali­sation. Tante et marraine de Jacqueline Guiramand, Jacqueline Beytout, propriétai­re et PDG des Echos, financera City jusqu’à sa vente en 1989. « Quelle jolie façon de perdre de l’argent » dira un jour un homme d’affaires à Jaco Guiramand qui préfère jeter un voile sur cette aventure. D’autant qu’Edouard de Andréis est atteint d’un cancer. Il décèdera en 1992, laissant family & friends inconsolab­les. Un à un, les fondateurs et piliers du magazine avaient choisi de quitter le navire. Jean-Pascal Billaud et Claude Deloffre, en 1989, lui pour rallier le groupe Marie-Claire, elle, rentrée à Paris pour collaborer étroitemen­t avec Thierry Mugler. Les correspond­ants à l’étranger demeurent en place alors que la rédaction re-déménage pour la rue Sainte-Anne. City Magazine Internatio­nal a en effet été vendu. Fortune faite dans la vente publicitai­re et les forêts du Gabon, Patrick Duruy, aujourd’hui décédé, s’est associé à Boris Troyan, ex-directeur de Maison Française que les sortants de City ont méchamment surnommé « Le choix de Sophie », car marié à Sophie Depret, l’ex-épouse du créateur textile Manuel Canovas. Trois ans durant, City, déjà trébuchant, va péricliter entre mauvaises idées passage à la couleur pour complaire aux annonceurs - et bonnes idées comme la relance du City Guide sous forme de livre. « Il s’agissait de la compilatio­n annuelle de toutes les adresses, ville par ville, publiées dans chaque numéro. Un vrai copier-coller, découpé au cutter et fixé au scotch sur une maquette en bolobolo, l’ensemble vérifié par téléphone par les correspond­ants et auteurs des cités concernées. Le tout édité sous forme de livre par un imprimeur de troisième zone perdu dans le no man’s land qu’était alors la rue Raymond Losserand. Quand on ouvrait le bouquin, les pages se décollaien­t et tombaient toutes seules », se souvient l’auteur de ces lignes, alors responsabl­e de ces éditions et qui a quitté City pour intégrer la rédactione­n-chef adjointe de l’édition française du magazine masculin italien Max. Où il assistera deux ans plus tard à une drôle de tractation. Entre temps, City avait capitulé. Le titre liquidé. On racontait que le journalist­e Gilles de Bure, grand spécialist­e de l’architectu­re, l’avait racheté pour 1 franc symbolique. D’autres sources évoquaient un troc - le titre contre tes piges impayées et qui le resteront - Bref, City ne valait plus un kopeck. Toujours est-il qu’un beau jour de 1992, Gilles de Bure s’en viendra demander à Luciano Bosio de relancer City en l’adossant à Max. Patron des éditions Fabbri qui éditaient Max sous licence, Bosio ne donnera pas suite, mais fin 1992, l’édition allemande de Max, basée à Hambourg, lançait son Max City Guide, copie conforme mais en couleurs,

« C’ÉTAIT LA VISION D’UN MONDE IDÉAL VU PAR MON PÈRE »

– Raphaël de Andréis -

du City Guide de City Magazine Internatio­nal. Ceci dit, l’expression « city guide » appartient à personne, libre de droit.

Travailler pour City fut une époque bénie. Mais cette époque est révolue. Tous ceux et celles qui le firent et qui en furent s’accordent là-dessus. Vivant toujours à Marseille, Jacqueline Guiramand ne souhaite pas épiloguer. JeanPascal Billaud en reste la mémoire vive et émouvante. Il travaille et voyage toujours dans le monde entier. Claude Deloffre rit encore de ses rencontres hollywoodi­ennes avec Peter Falk – il croyait toujours qu’à Paris on en était resté à Juliette Gréco ! – ou avec Bette Davis, habillée par Patrick Kelly et qui était tombée folle amoureuse du photograph­e Greg Gorman, jusqu’à minauder devant lui comme une gamine. Franka de Mailly est hélas décédée. Yorgos Nikas et Chelita Secunda aussi. Gilles de Bure est mort en 2013. Pour ses trois enfants, sa propriété du titre City reste une affaire floue. Toujours est-il que le 27 novembre 2018, City Magazine Internatio­nal était relancé par Victoria Cadiou-Diehl, avec la bénédictio­n de Raphaël de Andréis et les encouragem­ents de Jean-Pascal Billaud, évidemment contactés et sollicités par la jeune femme, 28 ans, dont la mère, Patricia Cadiou, fut en 1986 la créatrice de l’agence de mannequins masculins Bananas – City était bon client pour ses séances de mode –, qui a déposé le titre à l’INPI et décroché un mécénat auprès de Chanel. Elle a aussi contacté ceux qui, outre Gilles de Bure, furent les ultimes propriétai­res du titre mais qui en ont depuis un bail perdu les droits : Bernard-Henri Levy et Georges-Marc Benamou. Le premier s’est montré ravi que City renaisse, le second a tenté d’en profiter, vite écarté. Ressorti sous forme de magazine dont seuls le logo et la couve en noir & blanc se réfèrent au City des années 1980, City Magazine Internatio­nal a été développé sous forme d’appli et de club digital. Aujourd’hui PDG de Havas France après avoir présidé l’agence BETC puis Canal+ pôle édition, Raphaël de Andréis confesse ne pas avoir eu envie à l’époque de sauver City.« C’était la vision d’un monde idéal vu par mon père et il l’avait formidable­ment sublimée. J’aspirais à ne pas mettre mes pas dans les siens et voulais ma vie profession­nelle différente. Ceci dit, quand j’étais très jeune, j’avais une petite carte de visite à son nom sur laquelle il avait écrit «Pouvezvous avoir la gentilless­e de laisser entrer mon fils et ses amis?». Jamais eu de plus fabuleux sésame ! » Sinon, les véritables héritiers de City et de ses city-guides annuels sont les City Guides Louis Vuitton, lancés en 1998 sans jamais omettre de se revendique­r de leur aîné et pour cause : une grande partie de ses fondateurs et collaborat­eurs, venus de City, participen­t encore aujourd’hui à leur réalisatio­n. Sic transit gloria guida…

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HOLLYWOOD MIS À NU_ Julia Roberts à ses débuts, déjà star. Le style en question et rien d’autre, ou les audaces d’une couverture-essai. Le corps et l’esprit en pleins caractères, toujours en noir et blanc.

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