NICOLAS SAADA ET LE CINÉMA DU MILIEU
Cinéaste rare à la filmo’ impeccable (Espions en 2009, Taj Mahal en 2015, Thanksgiving sur Arte en 2019), Nicolas Saada sort un livre d’entretiens avec réals, producteurs et compositeurs du « studio system » hollywoodien. Interview « masterclass ».
Votre dernier film, Taj Mahal, mettait en scène une fille de 18 ans coincée dans un hôtel de Bombay en pleine attaque terroriste. C’est dur de financer un film avec un sujet aussi « anxiogène » en France ?
Nicolas Saada : Taj Mahal est né d’un constat que j’étais en train de faire vers 2012… J’entendais souvent revenir à l’époque cette expression : « Ça va péter ». Ma fille devait avoir 12 ans et je la regardais grandir dans ce monde-là, ce monde en train d’imploser de partout. Et parallèlement à ça, on m’avait raconté l’histoire vraie d’une adolescente qui s’était retrouvée coincée dans un hôtel à Mumbai pendant l’attaque terroriste de 2008. C’était donc pour moi une manière de parler des deux choses en même temps : d’une génération qui voit le monde autour d’elle exploser et de ce terrorisme sans visage qui menace de frapper à tout moment. À l’époque quand j’ai commencé à travailler sur le projet, les gens me disaient : « Pourquoi faire ce film ? En France, on n’est pas du tout concerné par le terrorisme, on n’a pas participé à l’invasion en Irak... », etc.
C’était un discours de producteurs ?
Pas uniquement. J’ai en tout cas senti une nécessité de tourner ce film, de choisir ce sujet, sans envisager une seule seconde qu’il serait au centre de l’actualité. Je l’ai tourné fin 2014, j’ai commencé le montage au moment des attentats de Charlie, et il est sorti après ceux du Bataclan. Donc, d’une certaine manière, le film était malheureusement presque trop synchrone, mais je ne regrette rien.
Dans votre livre d’entretiens*, Gus Van Sant, que vous avez interviewé au moment de son remake plan par plan de
Psychose, rappelle combien il est important de créer des oeuvres exigeantes au coeur d’un système commercial.
On doit faire des films exigeants qui parlent au plus grand nombre, à l’intérieur du système, et le mieux possible. Le cinéma était une réponse à une frustration d’adolescent. Je voulais faire les Beaux-Arts et j’ai abandonné ce projet parce que je n’avais pas le talent. J’étais déjà cinéphile, et le cinéma, même si on peut le considérer comme un art mineur (par rapport à la musique ou à la peinture), avait cette capacité de me faire vivre des expériences extraordinaires. Je ne vais pas au cinéma « passer du temps » : j’ai besoin de vivre un film comme une expérience. Spectateur, c’est quelque chose que je ressentais autant avec La Chose de Carpenter qu’avec Persona de Bergman ou 2001 de Kubrick. Même si ces expériences de spectateur n’étaient pas du même registre, elles étaient du même ordre. Aujourd’hui, on peut encore vivre des expériences au cinéma. La plus récente pour moi, c’est Sunset, le film de Laszlo Nemes.
Vous rappelez dans le livre que le cinéma est le lieu des « solitudes partagées ». Que vous inspire la baisse de fréquentation dans les salles ?
Le rapport aux images est devenu très étrange : on en a un usage continu sur tous les supports possibles. Ma fille passe de façon discontinue de la salle à son téléphone puis à un écran. On doit désormais s’adresser à des spectateurs qui sont plus volatiles et impatients. Mais ça ne signifie pas qu’ils sont moins exigeants : je suis même convaincu du contraire. Les modes de diffusion des films ont changé mais la façon de voir un film reste la même. C’est entre vous et l’écran.
Mais quand on produit des films, il y a l’épreuve de la sortie, qui devient de plus en plus dure, surtout pour le genre de cinéma que vous réalisez : des films « du milieu » avec des budget de 3 à 7 millions d’euros.
Pour concilier un cinéma personnel tout en touchant un public plus large, on doit essayer de jouer avec le système. À un moment donné, c’est Scorsese qui en parle, il faut passer nos exigences à l’intérieur de genres, de récits, de propositions de cinéma qui peuvent paraître à priori ouvertes et grands publics. En contrebande.
Ce qui ressort de votre livre, c’est que les Américains ont quand même réussi leur Studio System, et la France, jamais. Pourquoi selon vous ?
On a eu un système de studio au début des années 90 avec Ciby 2000, la société de production créée par Francis Bouygues. Ils ont financé Almodovar et Lynch, fait parfois des
« QUAND JE VOIS ROMA, JE SUIS PRÊT À VENDRE MON ÂME AU DIABLE. »
choix moins heureux. À la même époque, je travaillais pour Pierre Chevalier, à ARTE, à l’Unité Fictions. On développait des téléfilms qui avaient des budgets très serrés. On a suivi Arnaud Desplechin, Cédric Kahn, Klapisch, Olivier Assayas, Claire Denis… Les films sortaient souvent en salles après leur diffusion sur la chaîne. Pierre Chevalier est mort début mars. Il a été très important pour le cinéma français. Il définissait sa démarche comme un « artisanat furieux ». Je lui ai dédié le livre. Ces années-là anticipent tout ce qui se passe autour de la chronologie des médias et le rôle des plateformes. On a besoin d’un endroit où on pourrait produire simultanément ce que faisaient Ciby 2000 et Pierre Chevalier. Un outil pour des films très ambitieux et des « petits films ». Mais en France, le système n’a jamais été centralisé comme à une époque aux Etats-Unis : c’est aussi une bonne chose.
Les Américains le font mieux ?
Le système américain des studios a été conçu par des gens extrêmement cultivés et exigeants ; même quand ils étaient obsédés par le succès. Louis B. Mayer, un grand producteur hollywoodien, a dit : « Je ne produirai jamais des films que j’aurai honte de montrer à mes enfants ». Je ne suis pas certain que ce soit vraiment le cas de tout le monde ! On a eu un système de studios en France sous l’Occupation, c’est un paradoxe mais c’est vrai. Ensuite, il y a eu la qualité française, puis la Nouvelle Vague qui reste pour moi, par son influence dans le monde, ce que le cinéma français a fait de plus important depuis cinquante ans.
Aujourd’hui encore ?
Le plus grand succès du cinéma français en
1956, c’est Le Chanteur de Mexico, avec Bourvil et Luis Mariano. La même année sortait
Un condamné à mort s’est échappé de Robert
Bresson, un des pères de la Nouvelle Vague.
Alfonso Cuaron cite Bresson à propos de
Gravity, et pas Le Chanteur de Mexico…
Ça aide à relativiser. Il y a un corpus de films qui a constitué historiquement le cinéma américain, et ceux qui sont arrivés après l’explosion des studios ont essayé de garder le même degré d’exigence artistique et technique.
J’ai l’impression en conséquence que le cinéma commercial à l’étranger a souvent été supérieur à ce qu’on fait en France.
Pas toujours.
Non, mais souvent ! Quand je vois un mauvais film américain, et
Dieu sait qu’il y en a, je remarque le soin apporté au cadre, à la lumière, au travail sonore, au mixage. Artistiquement et techniquement, l’exigence générale est souvent plus forte
qu’ici ; comme dans les films coréens ou chinois. À l’étranger, il y a une plus grande curiosité pour le cinéma qu’en France, pourtant pays de la cinéphilie. Je suis toujours surpris, quand je croise des cinéastes américains. J’ai rencontré il y a quelques années Edward Zwick, le réalisateur du Dernier Samouraï et de Jack Reacher 2. La première chose qu’il m’a dit c’est : « Alors il paraît qu’à La Cinémathèque Française, on attend un nouveau directeur parce que Dominique Païni s’en va…» Il terminait un film avec Tom Cruise à 100 millions de dollars mais le sort de La Cinémathèque Française le préoccupait tout autant !
Il existe encore quelques réalisateurs de films commerciaux avec un minimum de cinéphilie…
J’ai le sentiment que le rapport à notre histoire du cinéma, et au cinéma en général, s’est beaucoup dégradé depuis une vingtaine d’années. Ce qui explique peut-être cette espèce de césure, de clivage qu’il y a entre un cinéma d’auteur extrêmement radical et un cinéma populaire de moins en moins exigeant, avec des exceptions assez rares comme Le sens de la fête ou Le Grand Bain. Dans le cinéma commercial, essayons au moins de mettre autant de « cinéma » que de « commercial ».
Parce que les Américains sont davantage motivés par le « return on investment » ?
Dans mon livre, il y a un entretien avec Joel Silver, le producteur de L’Arme Fatale et Piège de Cristal. Il a un discours assez exemplaire qu’on peut résumer ainsi : « Je dois faire rentrer des gens dans les salles avec des sujets faciles à vendre sur l’affiche : un type coincé dans un immeuble avec des terroristes ; deux flics font équipe mais l’ un est fou à lier, et l’ autre père de famille. A l’ intérieur de ces promesses destinées à attirer le plus grand nombre de spectateurs, je dois me donner une exigence de tous les instants ». Joel Silver, quand il parle de cinéma, cite Rouben Mamoulian, François Truffaut, La Nouvelle Vague, La Politique des Auteurs, et se fixe comme discipline personnelle l’exigence qu’il a du cinéma. Quand on regarde Die Hard ou L’Arme Fatale au premier degré, les films sont extrêmement plaisants ; mais ils sont très riches en idées visuelles, rythmiques, musicales, sonores. Silver dit : « J’adore la fabrication du cinéma ». Quand on entre dans cet esprit de la fabrique des films, on sort du jeu un peu cynique et calculateur du marché.
On a l’impression que les recettes pour gagner de l’argent au cinéma ont complètement changé en dix ans. Il y avait une interview très éclairante de Edouard Baer dans GQ, où il dit: « Aujourd’hui, même un film avec Dujardin peut faire 20 000 entrées ». Qu’en pensez-vous ?
J’ai énormément confiance en la génération de ma fille. Ils ont une très grande conscience sociale, et une vision presque philosophique du monde et de l’environnement. Je pense qu’on a tort de toujours envisager le public comme des électeurs. C’est le problème un peu général de l’industrie du spectacle. On pense que la célébrité et l’absence de sens favorisent le bénéfice ou le succès commercial. Je pense que ce n’est pas toujours vrai, et qu’au cas par cas, il y a beaucoup d’exemples qui contredisent cette idée. Si Une Séparation, film Iranien sans star fait 1 million d’entrées en France, c’est que le public est prêt à voir autre chose.
Je ne comprends pas le cynisme de ceux qui se félicitent de voir leurs enfants réussir à l’école et à l’université mais préfèrent se dire que le « grand public » n’a aucune exigence sur ce qu’on lui propose sur un écran de cinéma.
Il veut du fond, quoi.
Il veut du fond, il veut de l’histoire, il veut du style. La question du style par exemple, elle est pour moi très importante car elle séduit le spectateur. Il aime voir des beaux films, il a besoin de voir des belles choses au cinéma.
Aujourd’hui, quand on est réalisateur, il y a la tentation de la plateforme – mais si vous travaillez pour elles, vous leur accordez tous vos droits...
Certains ont un discours extrêmement pessimiste et pensent que l’arrivée des plateformes signifiera à très moyen terme la fin de la propriété intellectuelle telle qu’on la connaît en Europe. C’est dangereux.
C’est un pacte Faustien ?
C’est sûr qu’avec les plateformes, on est proche de l’accord « faustien ». Mais quand je vois Roma, je suis prêt à vendre mon âme au diable. Si un jour je dois choisir entre ceux qui rendent Roma possible et me battre pour obtenir un budget trois fois inférieur à celui d’une énième comédie formatée pour une grande chaîne, le choix est fait. Quand je dis vendre mon âme au diable, je le dis d’autant plus que Roma est le film qu’il est parce que justement, Cuaron l’a tourné quasiment en fonds
« DANS LE CINÉMA COMMERCIAL, ESSAYONS DE METTRE AUTANT DE “CINÉMA” QUE DE “COMMERCIAL”. »
propres. Et c’est une fois terminé, quasiment fini, qu’il le vend à Netflix. Netflix lui permet de respirer économiquement. Mais le film est déjà créé par lui, c’est ça qui nuance le discours. Il y a de nouvelles plateformes qui arrivent : Apple, Hulu, Disney… on verra bien.
Même si je comprends complètement ceux qui veulent défendre l’expérience du cinéma en salle et sa fabrication artisanale, il faut que ce discours de défense des films devienne dominant et concret pour être entendu. Les films ont besoin de temps pour exister en salles mais on ne leur en donne plus du tout, tout en exigeant qu’ils ne trouvent pas de financement sur les plateformes et qu’il respecte la chronologie des media. C’est un discours complètement contradictoire je trouve.
Vos deux longs-métrages ont eu droit à des critiques louangeuses mais n’ont pas été sélectionnés par les grands festivals de cinéma. Vous regrettez ?
Les festivals sont devenus très importants, et Cannes, comme Berlin ou Venise, a fait connaître d’immenses cinéastes au monde entier, de Kiarostami à Mungiu. Mais pour autant, je ne pense pas que les films naissent pour être en compétition les uns contre les autres. Il y a donc un certain cinéma d’auteur qui est entré dans une bulle spéculative, comme l’art contemporain dans les années 90. Les festivals sont l’incarnation de cette bulle pour le cinéma français : quand on aspire à devenir un auteur sur le marché international du film d’art et d’essai, il faut « en être ». C’est une dépendance qui peut devenir un peu toxique.
En 2015, Taj Mahal a été sélectionné au festival de Telluride, créé par Tom Luddy : Il n’y a pas de prix, pas de compétition. Tous les cinéastes sont logés à la même enseigne : ils se rencontrent, se parlent de cinéma. C’est un festival unique au monde. Il y règne un sentiment de communion entre cinéastes. Les oeuvres ne naissent pas pour se retrouver en concurrence. Elles naissent pour exister. Quand on va dans un musée, on ne va pas se demander en sortant si Raphaël est plus grand que Matisse. Aucune expérience n’est la même, et on prend plaisir à les vivre sans avoir besoin de les confronter. Il y a à la fois une force et un danger dans toute organisation compétitive. Le cinéma n’est pas un sport, je ne fais pas des films pour être meilleur qu’un autre. Je déteste l’idée de me comparer à untel ou untel. Quand je suis à deux doigts de sombrer dans cette tentation, je me dis toujours : « Pourquoi tu as voulu faire du cinéma ? D’où est venue ton envie première ? ». Alors je revois Psychose d’Hitchcock, un Kurosawa, un Bergman ou La Peau Douce de Truffaut. C’est eux qui m’ont donné la flamme, c’est cet amour du cinéma qui doit continuer d’être l’unique moteur…