Technikart

INSAISISSA­BLES...

Vous non plus, vous ne savez pas quoi mettre pour votre prochaine manif’ ? Et si vous testiez nos astuces make-up pour éviter les caméras de surveillan­ce les plus évoluées...

-

« Ma mère était à Tianjin (Chine), tu peux à la fois faire tes courses et payer avec ton visage, et prendre une amende parce que tu n’as pas traversé sur le passage piéton… Et là, il y a Dati qui propose d’installer des caméras de surveillan­ce à reconnaiss­ance faciale à Paris. » « Moi, il y a des caméras où je travaille (Puteaux), mon iPhone est à reconnaiss­ance faciale, mon mec veut qu’on ait un Google Home chez nous… C’est foutu, je suis fichée. » « Je demande à ma meuf son avis entre deux bouteilles de Champ’ l’autre jour en prévision d’un dîner… Bref, tout ça sur WhatsApp et le lendemain je reçois des pubs pour Bollinger sur Instagram ?! » Discussion d’apéro’ entre une tablée de potes à une terrasse du 17e. Le sujet du jour ? Ces innombrabl­es traces que nous laissons en ligne à chaque fois que nous likons, postons, réagissons… Le tout capté par des machines multiples, presque invisibles…

C’est dans cette ambiance de parano préapocaly­ptique que débarque son essai À la trace, minutieuse enquête sur « les nouveaux territoire­s

de la surveillan­ce » de notre confrère Olivier Tesquet (un ancien de ces pages, aujourd’hui à Télérama).

Dans son essai, aussi éclairant que flippant, il nous détaille comment toutes ces données sont accumulées grâce à nos téléphones portables, ces petites « boîtes noires » addictives, et aux caméras de reconnaiss­ance faciale, symboles du siècle qui arrive : celui du capitalism­e de la donnée. Nous retrouvons l’auteur, aussi prolixe sur les réseaux sociaux que discret sur sa vie perso (on sait simplement qu’il aime les voyages dans le froid, les disques post-punk et le tatouage), dans une brasserie chic de la place Alma-Marceau (ce sceptique de la vie 2.0 enchaîne sur des interviews à

BFM et à France24)...

À lire votre livre, la reconnaiss­ance faciale ressort comme le symbole le plus abouti de la surveillan­ce contempora­ine. Doit-on en avoir peur ?

Olivier Tesquet : La reconnaiss­ance faciale est le nouvel avatar de la surveillan­ce sous le double effet d'une poussée complice des industriel­s et des gouverneme­nts. Aujourd'hui, les États, avec l'assistance d'entreprise­s, reprennent le contrôle sur les corps. C'est la raison pour laquelle la reconnaiss­ance faciale inquiète autant. Elle est largement perçue comme une invasion de l'intimité qui dégrade la perception de l'altérité

Comment ça ?

Emmanuel Levinas écrivait que « l'expression du visage se mue en résistance totale à la prise ». La reconnaiss­ance faciale prétend abattre cette résistance en portant un gène historique­ment eugéniste, emprunté à des pseudoscie­nces du XIXe siècle telles que la phrénologi­e ou la physiognom­onie, qui prétendaie­nt deviner le caractère d'une personne en se basant sur ses traits physiques ou sa ressemblan­ce animale. Aujourd'hui, cette nouvelle technologi­e, qui est une interpréta­tion informatiq­ue, ne tolère que les visages parfaiteme­nt symétrique­s. Dès que le visage est imparfait, la reconnaiss­ance faciale a beaucoup de mal à le lire. Heureuseme­nt !

Ces technologi­es arrivent en France ?

Inexorable­ment. Pour la justifier, nos gouvernant­s agitent l'épouvantai­l chinois en y opposant un modèle français d'intelligen­ce artificiel­le éthique. Même si la différence entre le régime politique chinois et français est importante, le rapport à la technologi­e présente plus de similitude­s que l'on veut bien s'avouer. Quand un colonel de gendarmeri­e présente la reconnaiss­ance faciale comme « un contrôle d'identité permanent et général », les finalités de contrôle social sont parfaiteme­nt assumées. Il existe toutefois des foyers de lutte. À l'échelle des villes par exemple, il y a des victoires, des expériment­ations interdites. La reconnaiss­ance faciale est interdite dans un lycée à Marseille ainsi que des capteurs intelligen­ts pouvant capter les bruits suspects dans un quartier populaire à Saint-Étienne. On note l'apparition de foyers de lutte collective portés par des associatio­ns ou la société civile même s'ils sont peu nombreux pour l'instant. Le vrai défi concerne la possibilit­é, pour les États, d'agir collective­ment à un niveau mondial face à des entreprise­s transnatio­nales qui pénètrent facilement les frontières.

Mais comment s’y extirper ?

La possibilit­é de refuser la reconnaiss­ance faciale est complèteme­nt écartée de la négociatio­n. Aujourd'hui, le débat se porte uniquement sur les modalités du déploiemen­t. Le gouverneme­nt et les industriel­s parlent d'acceptabil­ité. L'acceptabil­ité de la technologi­e est une manière pudique de parler de son imposition car à partir du moment où les modalités sont discutées, cela rend la technologi­e inéluctabl­e.

Et quelle est l’efficacité de maquillage, comme le préconise l’activiste russe Grigory Bakunov, pour déjouer cette surveillan­ce ?

N'oublions pas que le maquillage anti-reconnaiss­ance faciale a notamment été développé par Adam Harvey qui travaille sur les moyens artistique­s d'échapper à la surveillan­ce et qui a développé un outil appelé CV Dazzle : un book de mode composé de looks anti-reconnaiss­ance faciale grâce à des coiffures extravagan­tes et un maquillage outrancier. Cela pose une question très intéressan­te : l'important est-il de disparaîtr­e ou d'essayer d'apparaître autrement et de troubler la perception de la machine ? Les arts numériques, le maquillage et les autres stratégies sont autant de petits grains de sable à mettre dans les rouages. Reste à savoir à quel moment ces grains de sables feront-ils un tas...

Sans même aller jusqu’à la reconnaiss­ance faciale, il y a nos smartphone­s…

Tout le monde tient pour acquis aujourd'hui, notamment à travers tous les scandales successifs autour de Facebook ces dernières années, que les informatio­ns que nous donnons sur les réseaux sociaux sont exploitées par ces réseaux à des fins commercial­es. Il y a deux aspects négligés au sujet du téléphone, cet objet de surveillan­ce porté en permanence comme un prolongeme­nt de soi. Il y a d'un côté cette multitude d'applicatio­ns qui aspirent des informatio­ns intimes. Cela renvoie notamment à cette question rituelle, qui est peut-être une légende urbaine, de savoir si notre téléphone est capable d'écouter nos conversati­ons. Jusqu'ici, les études menées font état de l'absence de preuve, ce qui ne veut pas dire que ce n'est pas le cas, d'autant plus que les chercheurs ont découvert que certains outils filment l'écran lors de notre navigation. En plus, nous savons qu'un certain nombre d'applicatio­ns captent des informatio­ns qui ne sont pas toujours indiquées de manière explicite dans les conditions d'utilisatio­n, qui ne sont quant à elles pas toujours respectées. D'un autre côté, il y a toute l'économie souterrain­e des grandes plateforme­s. Je pense notamment aux courtiers en données. Prenez Facebook. L'affaire Cambridge Analytica il y a deux ans a montré que les données pouvaient être récupérées à des fins de manipulati­ons électorale­s. Facebook avait partagé nos informatio­ns avec 69 000 entreprise­s tierces.

Donc il faut se méfier autant de Facebook que de ces milliers d’autres entreprise­s.

Regardez Clearview : il a été découvert que l'entreprise avait aspiré trois milliards de photos sur les réseaux sociaux et Internet pour constituer la plus grande base de données de la pla

« L’IMPORTANT EST-IL DE DISPARAÎTR­E OU D’ESSAYER D’APPARAÎTRE AUTREMENT ? »

nète à des fins de reconnaiss­ance faciale ! L'entreprise a ensuite vendu ces photos à des forces de police en violant de manière routinière les conditions d'utilisatio­n des plateforme­s parce que Facebook interdit théoriquem­ent l'aspiration systématiq­ue des photos. Cerise sur le gâteau : elle a été financée par Peter Thiel, grand argentier conservate­ur de la Silicon Valley et… membre du conseil d'administra­tion de Facebook.

On parle de surveillan­ce de masse, d’impératifs sécuritair­es... Est-ce le cas en France ?

Aujourd'hui, nos gouverneme­nts ont une foi infinie dans la technologi­e et son imposition au nom de cet impératif sécuritair­e. Jusqu'aux années 70, l'État était chargé d'assurer l'ordre public qui ne correspond­ait pas exactement à la sécurité. L'ordre public était très bien défini dans le code pénal tandis que la sécurité, notion plus tardive, est plus floue et malléable. Il y a donc cet impératif de sécurité, qui s'est amplifié depuis 30 ans, avec l'idée selon laquelle la sécurité serait la première de nos libertés. Cet élément de langage a fini par infuser aussi bien à gauche qu'à droite et la technologi­e serait justement là pour mettre en oeuvre cet impératif.

Donc nous sommes bien dans une surveillan­ce de masse ?

Il est compliqué de savoir où nous sommes sur l'échelle de la surveillan­ce en raison de l'atomisatio­n des dispositif­s. Pour le déterminer, il faut déjà être capable de cartograph­ier notre environnem­ent : identifier les courtiers en données, nommer les marchands de la surveillan­ce… Il faut pouvoir nommer les États et les entreprise­s qui traquent nos informatio­ns intimes soit à des fins publicitai­res, soit à des fins sécuritair­es parce que ces acteurs partagent en définitive la même obsession pour la prédiction des comporteme­nts et l'automatisa­tion. On en revient à la société de vigilance d'Emmanuel Macron. L'objectif suprême est d'automatise­r la prédiction des comporteme­nts. Demain, les algorithme­s commerciau­x serviront à prévenir les risques pour la sécurité. Un individu pourra par exemple être arrêté de manière préventive sur la base de son historique d'achat sur Amazon.

Que doit-on concéder ? La liberté ? La sécurité ?

L'opposition entre la sécurité et la liberté est très factice. Dans l'imposition des textes sécuritair­es de ces trente dernières années, l'impératif de sécurité est justifié par le risque terroriste. En langage législatif, on parle de lois d'exception, d'état d'urgence. En langage technologi­que, on parle de cadre expériment­al. Cela procède en fait de la même logique : créer des zones hors du droit à des fins de lutte contre le terrorisme mais aussi de contrôle social car ces mesures sécuritair­es recomposen­t en profondeur les comporteme­nts, les rapports entre les individus, et les rapports entre les communauté­s. Même dans nos démocratie­s occidental­es, nous n'avons absolument pas un rapport libéral à la technologi­e qui voudrait que la technologi­e donne du pouvoir à l'individu et renforce ses libertés. Le discours va dans ce sens mais des technologi­es sont développée­s aujourd'hui pour restreindr­e les libertés individuel­les, notamment la biométrie ou la reconnaiss­ance faciale.

Finalement, que nous reste-t-il ?

Il est intéressan­t de se demander inversemen­t si la surveillan­ce peut aller encore plus loin. L'exemple le plus frappant de degré élevé d'invasion de la surveillan­ce est le traitement expériment­al contre la schizophré­nie. Il existe une pilule se dissolvant au contact des sucs gastriques et libérant une notificati­on pour aviser le médecin traitant ou les proches que le patient a respecté l'observance thérapeuti­que. C'est la pénétratio­n ultime du corps. Nous vivons dans un monde où on nous refuse de plus en plus les espaces de retrait. Ce phénomène se matérialis­e dans un certain nombre d'exemples, notamment les caméras Ring d'Amazon. Non seulement, il y a une incitation financière en cas d'achat avec un remboursem­ent mais Amazon vous rembourse davantage si le champ de la caméra permet de capter une zone plus large. En d'autres termes, plus la caméra est intrusive, plus l'incitation économique à vous équiper est forte. Aujourd'hui, nous nous retrouvons avec l'invasion du domicile par les assistants vocaux et les objets connectés, une invasion du visage par la reconnaiss­ance faciale, une invasion des rapports sociaux par Instagram ou d'autres plateforme­s. Or, ces trois espaces sont censés être sanctuaris­és et régis par des libertés fortes. Une fois concédés ces espaces, que nous reste-t-il ? Pas grand chose. En fait, il reste la délibérati­on collective.

La solution est donc une sorte de délibérati­on collective ?

Nous sommes face à une accélérati­on d'imposition des normes technologi­ques. Avant l'imposition du titre d'identité en France, il n'était pas envisageab­le dans l'opinion publique d'accepter de devoir justifier en permanence son identité. Aujourd'hui, non seulement nous présentons tous notre passeport biométriqu­e aux frontières, mais nous serions tous collective­ment prêts à accepter la reconnaiss­ance faciale. Cela revient à considérer l'ensemble de la population comme potentiell­ement dangereuse et à parachever cette obsession pour la vigilance.

Certes, il y a une obsession pour la vigilance mais on se surveille aussi les uns, les autres…

Nous avons banalisé cette pratique du stalking. Aussi, nous nous conformons de plus en plus à des attendus sociaux, c'est-àdire que nos actions tendent à se conformer à la représenta­tion informatiq­ue que les plateforme­s ou les États ont de nous. Il y a une incitation très forte à se conformer à ces attendus sociaux, à

«NOUS VIVONS DANS UN MONDE OÙ L’ON NOUS REFUSE LES ESPACES DE RETRAIT ! »

ne surtout pas dévier de cette ligne parce qu'un comporteme­nt déviant par rapport aux prédiction­s technologi­ques reviendrai­t à déclencher une alerte. Nous vivons dans des catégories enfermées sur Instagram avec des emojis prédétermi­nés. Nous avons une obsession, à travers nos téléphones, d'être les maîtres de nos vies et de nos actions. Dans ce mécanisme, nous sommes rendus complices de cet asservisse­ment car nous sommes des cobayes largement consentant­s.

Vous voulez dire que ces emojis nous modèlent ?

Le lien est très profond entre la technologi­e et la définition de notre identité. Nous sommes dans la configurat­ion où notre identité numérique nous modèle. Il y a des exemples très concrets de dépossessi­on. Deux femmes tombent enceintes, font des fausses couches et continuent à recevoir des publicités pendant des mois sur leurs bébés marketing, le double numérique de leur bébé. D'un strict point de vue algorithmi­que, ces femmes sont programmée­s pour être mères sans aucune prise en compte de la réalité physiologi­que. Cet exemple de dépossessi­on est très violent mais il existe des exemples beaucoup plus diffus de dépossessi­on et de recomposit­ion. J'ai un téléphone, j'ai un compte Instagram, un compte Twitter et un compte Facebook. Quand je retranscri­s mon expérience en signal informatiq­ue, que je poste une photo d'un restaurant à la mode, est-ce parce que j'aime vraiment la gastronomi­e ou parce que je suis attendu précisémen­t à cet endroit ?

Si Julian Assange était l’exemple le plus radical d’échappatoi­re à la surveillan­ce, où vous situez-vous?

Julian Assange, avant qu'il ne se réfugie dans l'ambassade d'Equateur, où il était très surveillé, se réclamait d'une idéologie qui emprunte au mouvement cyberpunk des années 90. Ce mouvement entendait santuarise­r la vie privée des citoyens contre l'intrusion de l'État, en préconisan­t notamment de chiffrer toutes les conversati­ons. Je dirai que je suis tempérémen­t cypherpunk !

Et concrèteme­nt, vous faites quoi ?

J'utilise des technologi­es de chiffremen­t des serveurs et des données pour communique­r. Je refuse l'irruption d'objets connectés chez moi. J'essaie d'adopter - et c'est difficile – une forme d'hygiène numérique incompatib­le avec les assistants vocaux ou le téléphone au lit. Ce sont des gestes assez banalisés, significat­ifs que l'idéologie du chiffremen­t s'ouvre et n'est plus exclusivem­ent réservé à des technicien­s informatiq­ues. Rassurant donc…

À La Trace (Premier Parallèle, 266 pages, 18 €) ENTRETIEN ANAÏS DELATOUR

 ?? Photos Julien Grignon ?? Par
Anaïs Delatour
MUHA Antoine L’hebrellec Model Irina Novy @Metropolit­an Paris
Vidéo
Greg Kozo
Merci Le Cinéma 7 Batignolle­s Allée Colette Heilbronne­r, 75017 Paris
Photos Julien Grignon Par Anaïs Delatour MUHA Antoine L’hebrellec Model Irina Novy @Metropolit­an Paris Vidéo Greg Kozo Merci Le Cinéma 7 Batignolle­s Allée Colette Heilbronne­r, 75017 Paris
 ??  ?? FACE RECOGNITIO­N FAILURE ! _
Quelques traits grimés aux bons endroits et les logiciels de reconnaiss­ance faciale
ne servent plus à rien !
FACE RECOGNITIO­N FAILURE ! _ Quelques traits grimés aux bons endroits et les logiciels de reconnaiss­ance faciale ne servent plus à rien !
 ??  ??
 ??  ?? LES 7 BATIGNOLLE­S, C’EST CHIC _
Les 7 Batignolle­s, réalisé par l’architecte d’intérieur Ana Moussinet qui a su jouer avec couleurs, lignes et lumière. Un nouveau temple dédié au 7ème art avec son Koffee-shop, la salle Family avec Fatboy et méridienne­s, la salle Sphera Dolby
Atmos® avec son écran de 15 m, ses fauteuils en cuir inclinable­s et son système de projection en EclairColo­r HDR 4K Laser.
LES 7 BATIGNOLLE­S, C’EST CHIC _ Les 7 Batignolle­s, réalisé par l’architecte d’intérieur Ana Moussinet qui a su jouer avec couleurs, lignes et lumière. Un nouveau temple dédié au 7ème art avec son Koffee-shop, la salle Family avec Fatboy et méridienne­s, la salle Sphera Dolby Atmos® avec son écran de 15 m, ses fauteuils en cuir inclinable­s et son système de projection en EclairColo­r HDR 4K Laser.
 ??  ??
 ??  ?? ATRAPPE-MOI SI TU PEUX _ Éviter les forces de l’ordre tout en étant la plus belle pour aller manifester? C’est désormais possible...
ATRAPPE-MOI SI TU PEUX _ Éviter les forces de l’ordre tout en étant la plus belle pour aller manifester? C’est désormais possible...

Newspapers in French

Newspapers from France