LES THÉORIES MALNUIT !
Comment laisser partir notre camarade sans tenter d’élaborer une de ces théories dont il raffolait tant ? Le réd-chef livres des années Bastille s’y est collé.
les tendances improbables et les théories à la con. André Bercoff a dit un jour « Technikart est un journal formidable, il invente une génération chaque mois. » Et si ça a été le cas, c'est en grande partie grâce à Olivier. Combien de conversations nous avons eue pour prendre trois infos, deux idées, une micro-tendance repérer ailleurs et les plier dans un dossier. Pour inventer une génération qui durerait un mois, un an, ou jusqu'à aujourd'hui…
La conversation commençait à l'heure du déjeuner au Falstaff (restaurant de la place de Bastille dont le nom est déjà tout un programme), se poursuivait en fin d'après-midi quand les pigistes passaient récupérer leurs courriers et consulter leurs mails (la plupart n'avaient pas internet chez eux). Puis jusqu'à tard à la Pause Café, aux Portes ou dans un bar de la rue de la Roquette dont j'ai oublié le nom et où il était plus qu'un habitué, une sorte de patron bis (Chez Janine, 14 rue de la Roquette, fermé depuis, ndlr).
Et c'est donc moi qui me dévoue pour proposer une théorie qui rende moins absurde sa disparition. Une théorie un peu à la con dont il m'aurait sans doute dit qu'elle était pas mal, mais qu'elle méritait d'être affinée, mieux anglée… Bref, une théorie qu'il n'est plus là pour améliorer.
Olivier habitait la presse, il habitait Technikart, souvent au sens propre, puisqu'il avait un temps squatté le bureau nuit et jour. La décision d'Olivier de vivre ensuite dans de lointaines banlieues, renvoyait sans doute à l'idée inconsciente qu'il pourrait régulièrement dormir au bureau et ainsi faire durer ses journées de journaliste deux ou trois fois plus longtemps que les nôtres. Et je n'ai presque pas le souvenir de conversations avec lui qui porte sur ses vacances, ses loisirs ou quoi que ce soit d'un peu intime et qui n'ai pas un rapport avec son métier.
Il habitait la presse d'un point de vue plus ontologique, je ne suis pas certain que pour lui le monde existait. Enfin si, mais moins que la presse, moins que les journaux, moins que Technikart. Le monde n'existait que pour en faire des papiers, des dossiers, des journaux qui lui tenaient lieu de réel. Et s'il a été un des premiers à s'intéresser à internet, ce n'est pas tout à fait par hasard, car c'était le moyen de faire vivre et survivre cette presse qu'il aimait, celle qui dégueule ses scoops 24 heures sur 24 heures, qui fournit des infos vérifiées et des fake news, des théories du complot et des enquêtes fouillées.
Il aimait Voici et The New Yorker, Infos du Monde (où il avait des copains) et Le Monde Diplomatique, Causeur et sans doute Lundi Matin. Chaque média était pour lui un regard sur le monde qu'il pouvait parodier avec une facilité déconcertante. Déclamant à haute voix des éditos de nos confrères qu'il inventait au fur et à mesure. Il avait toujours sous le bras une pile de journaux, et avec son Fédora et son imper il évoquait plus un journaliste américain des années 30 qu'un branché du XXème siècle finissant en baskets à bulles et sweat-shirt comme nous autres. Olivier révérait le style et l'angle, nos outils pour apprivoiser le monde, le comprendre, le ranger… Il ne rêvait pas d'un monde où tout le monde est journaliste et où, du coup, toutes les paroles se valent. Il est mort avant qu'une certaine idée de la presse disparaisse. Pour lui un monde sans personne pour le raconter n'avait aucun sens et il nous laisse seul face à ce cauchemar mal pensé, mal édité, illisible…
« LE MONDE N’EXISTAIT QUE POUR EN FAIRE DES PAPIERS… »
Je n’ai pas connu le Malnuit journaliste, rédacteur en chef et vomiteur de projets fous. Notre première rencontre eut lieu quand on travaillait tous les deux au Drugstore Publicis en horaire nocturne. J'étais au rayon disques, moi l'apprenti musicien qui rêvait de devenir écrivain, et lui était en bas, dans l'entrepôt, le « Tartare » comme il disait. On devait avoir vingt-deux ou vingt-trois ans. Mais déjà se profilait le rédacteur en puissance.
Pour moi, Olivier, en tout premier lieu, c'était une voix, celle de l'interphone de communication que j'utilisais pour lui demander des produits. Comme on s'emmerderait comme des rats, on usait aussi l'appareil pour parler de littérature, d'art et des filles qui nous faisaient soupirer. J'avais la consigne de l'appeler quand je voyais quelque chose d'intéressant pour qu'il monte voir le panorama. Gainsbourg montant une scène au bar, BHL qui n'arrêtait pas de saouler le vendeur de la librairie pour savoir combien de livres il avait vendu, Prince qui passait par là, etc… Il adorait aussi voir le strass de la jetset des topmodels qui se promenait dans les rayons. Déjà il prenait des notes…À force de le faire monter du Tartare je finis par l'appeler Orphée. Je le vannais à mort en lui demandant s'il avait enfin trouvé son Euridice.
ÉDUCATION DIONYSIAQUE
Un soir il me dit comme si de rien “On va boire un coup”. À l'époque j'étais dans l'alcool fort, genre vodka, tequila et je ne buvais pas de vin, rien. On dégustait tous les deux un steak tartare dans un de ces troquets de nuit qu'il adorait quand il me regarda très sérieux et me dis: “J'vais t'éduquer moi dans la vinasse, c'est pas posible que tu sois né en France, merde !”.
Ce fut le début d'une tradition entre nous, celle de la « No-Grimace party ». Il fallait boire des ballons de vins en s'aidant de baguette, Roquefort et autre fromages puissants, qui, pour lui, avaient des vertus anti-pelle, épreuve ultime de l'amour de la belle, et bien évidemment ne pas faire de grimace. Il vivait dans une chambre de bonne du 7ème, chambre de quinze mètres carrés máximum dont
les murs étaient recouverts de livres empilés en colonnes bordéliques.
C'est là qu'a eut lieu mon éducation dionysiaque. Il commença par m'initier avec un blanc moelleux super soft. Après quelques mois, il m'adoubait au bourgogne. On discutait toute la nuit de nos écrits et de nos lectures, vu qu'il profitait de la solitude de l'entrepôt pour écrire des textes furieux qui exprimaient force, sensibilité et le sang de blessures profondes. Quand je repense à ce temps perdu, je ferme les yeux… pour mieux partir… Imaginez un troubadour errant, avec ce rire qui ressemble à la plus sauvage et cristalline des cascades, qui vous déclame sans sourciller la première page du Parfum de Süskind en même temps qu'il fait des commentaires hilarants sur les couilles de l'écrivain d'avoir pour personnage principal un type qui s'appelle... Grenouille. Imaginez voir cette scène pendant que la saveur fruitée du Pinot noir vous caresse la gorge, pendant que vous sentez la farine de la baguette à l'ancienne se coller aux doigts. Moi je lui rétorquais qu'il fallait en avoir, des couilles, pour faire un commentaire sur ce bouquin en me tendant une tartine de Maroual. Qu'est-ce qu'on se marrait. Il voulait être journaliste et me disait qu'écrivain, c'était trop incertain, puis fallait être pragmatique, qui peut se permettre de passer deux ans à écrire un bouquin sans rien faire d'autre ? On discutait sans fin sur la recherche de l'éphémère versus celle de la beauté qui perdure malgré tout.
Même sans le sou, c'était un Seigneur, on claquait la paye dans les troquets, les cafés, la bouffe et les bouquins, les vrais, ceux qui vieillissent avec toi.
POÉSIE DE PARIGOT
Je me souviens de son vingt-troisième anniversaire où, après avoir fait un gueuleton dans un resto à base de boeuf bourguignon et de mousse au chocolat, on partit déambuler et nos pas nous laissaient en face de la pyramide du Louvre illuminée. On avait acheté des kebabs avant et, entre deux bouchées, il me dit « Un jour je brillerai comme ce triangle à la con, j'espère aussi gêner la vue comme lui ! ».
Prophétique mon vieux pote, casse-couille de classe mondiale, iconoclaste, cultivé, barbare et raffiné, como un Satrape, entre Delacroix et Gavroche.
Tu vas me manquer Olivier, toi tu as poursuivi ton rêve, tu as vécu ce que tu as voulu jusqu'au bout... La vie nous a séparé, car mûrir, au bout du compte, c'est s'éloigner de ce qui nous consume. Mais les images de ta poésie de parigot perdurent et je les revis comme si c'était hier. Toi, t'as toujours dit que tu préférais te brûler les ailes à rentrer dans le rang. Mission accomplie.
En écrivant ce petit texte, il me vient à l'esprit ce que disait Baudelaire de Victor Hugo : « L'excessif et l'immense sont son domaine naturel… »
Salut Frérot, j'espère que là-haut, y'a d'la bonne bouffe, du bon vin et une énorme bibliothèque.
« UN SOIR IL ME DIT COMME SI DE RIEN “ON VA BOIRE UN COUP”. »