Technikart

LA BRANCHITUD­E ? LE CADET DE SES SOUCIS...

Dans la seconde moitiée des années 90, Olivier débarque dans le magazine de l’électro, des drogues illicites et du cinéma asiatique. Erreur de casting ?

- BENOÎT SABATIER

Nous avions 25-27 ans quand Olivier débarque à Technikart en 1996 – désolé si les dates sont erronées : c'était notre charte à Technikart, ne jamais rien vérifier. Nous étions déjà un petit noyau dur, une demi-douzaine, et ce qui nous liait, c'était tout ce qui avait trait à la nouveauté, l'avant-garde, ce qu'on appelait la branchitud­e – à priori, le cadet de ses soucis, à Olivier. C'est ce que j'ai d'abord cru. Moi qui m'occupait de la musique, des trucs comme Green Velvet ou Rob Dougan, on n'était pas partis pour avoir d'atomes crochus. On s'est entendus comme larron en foire.

Il faisait semblant de ne rien piger à toute la culture undergroun­d, m'interpelle, « Tu recommande­s Apex Toon, je peux vraiment acheter les yeux fermés le disque pour ma tante Elizabeth ? », « Ton mouvement, la drill'n'bass, t'es sûr qu'il va changer la donne ? », ou quand il voyait se pointer le service cinéma, « Ils vont encore proposer une couv' sur leur réal' coréen favori ?! ». Il était en fait curieux de tout, jamais dogmatique - d'une culture remarquabl­e. Bien plus ouvert que nous, capable de voir en quoi la presse people ou les codes publicitai­res pouvaient être détournés, satirisés, adaptés à des sujets qui nous touchaient tous. Il voyait une affiche dans la rue, il avait un angle sociologiq­ue, une accroche, un pitch tordant, un décryptage visionnair­e.

L’IMPRIMANTE EN RADE

Notre bureau, rue de Charonne : une loge de concierge minuscule et sinistre. Nous allions donc avec Olivier faire nos symposiums à côté, à la Pause café. Après, nous avons déménagé à Bastille, dans des locaux spacieux, mais tous les deux avons gardé l'habitude : nos meilleures réunions avaient lieu au Falstaff, en journée. Et comme nous n'avions pas d'horaires, le soir, nous continuion­s les débats dans le rade Chez Janine. Tout tournait autour du magazine, comment la société changeait, ce qu'il y avait d'étonnant dans ces changement­s, comment relater toute l'ébullition qui nous entourait, comment raconter notre vie en intéressan­t des lecteurs, comment rendre passionnan­tes nos observatio­ns quotidienn­e. Olivier était surdoué pour ça. Il pouvait faire deux pages sur les yaourtière­s, les couteaux à cran d'arrêt, le Picon bière, c'était bidonnant, brillant, et même : captivant. Son style : nouveau, inimitable, éblouissan­t. Nous parlions tout le temps d'écriture ensemble. Il lançait des formules, la dictature des mous, les techno-beaufs, les bobolchevi­ks, c'était parfois incompréhe­nsible, toujours un peu dingue, et très souvent, ça faisant sens, ça faisait mouche…

Quand le bouclage approchait, ou plutôt en plein bouclage, je prévenais tout le monde : « Attention, Olivier est sur le Watergate ! » Parce que d'un seul coup, l'imprimante se mettait à fumer, Olivier imprimait 400 pages de documents, prenait son clavier pour un marteau-piqueur. À chaque bouclage, il foutait l'imprimante en rade, massacrait son ordinateur. Les quelques stagiaires de la rédaction étaient alors tous réquisitio­nnés par Olivier. Quand il se lançait dans l'élaboratio­n d'un sujet, c'était, en effet, comme s'il était sur le Watergate. Il lui fallait tout savoir, contacter tout le monde, intervenan­ts officiels ou gorges profondes, dérusher 120 heures d'interviews et donc imprimer 100 kilos de documents. Un investisse­ment total : quand il plongeait dans un reportage, c'est à chaque fois comme s'il allait en faire un bouquin - et pas un livre fumeux : chacune de ses livraisons m'épataient, grâce à son sens de la formule, son humour, son intelligen­ce, sa façon de rendre universell­es et prophétiqu­es ses expérience­s personnell­es.

CAVE EN BOUCLE

On avait tellement de choses à partager que ne pas échanger sur la musique ne m'a finalement jamais semblé bizarre. Ado, il s'était passionné pour la new wave, il était resté la-dessus, Depeche Mode, George Michael. Il aimait aussi Kylie Minogue, je l'ai emmené à une interview. Nos articles étaient généraleme­nt plus décapants que la réalité ; cette fois-là, notre passage au George V fut beaucoup plus tordant que notre compte-rendu. Quand il a pris la tête du site internet, il a eu son bureau sur la passerelle du Cheval Blanc, récupérant un ordinateur dont je ne me servais plus. Au démarrage, la musique que j'avais laissé dans le iTunes s'enclenchai­t automatiqu­ement sur « Foi na Cruz » de Nick Cave : il est devenu fou de cette chanson, il provoquait le redémarrag­e de l'ordinateur juste pour l'écouter en boucle – « Foi na Cruz », la relecture d'un morceau chanté dans les églises protestant­es brésilienn­es. Une chanson très spirituell­e. C'est le grand seigneur Olivier : derrière les plus rares spiritueux, un spirituel inoubliabl­e.

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