Technikart

L’ORSON WELLES DES PAYSANS BIO

Pour le romancier Frédéric Beigbeder, habitué des pages de Grand Seigneur, Greta Thunberg aurait tout pompé sur Olivier...

- FRÉDÉRIC BEIGBEDER

La mort d’un ami réveille une foule de souvenirs. Les images d'Olivier Malnuit se bousculent dans ma mémoire comme dans le générique d'Amicalemen­t Vôtre. Nos deux existences défilent en banc-titre noir et blanc... Split-screen sur la musique de John Barry. Polaroïds de soirées aux Bains, au Baron, ivres dans le Technitrai­n pour Londres, ou attablés avec Laurence Remila au Maxan, rue Quentin Bauchart... Notre première rencontre a eu lieu à la rédaction de Technikart, passage du Cheval Blanc. Le magazine était une ruche analogue à celle d'Actuel, dix ans plus tôt et cent mètres plus loin, au 33 faubourg Saint Antoine (aujourd'hui Mouloud y tourne sa Clique). Le passage du Cheval Blanc était une longue allée de pavés disjoints, où un immeuble de verre abritait sur une charpente métallique une bande de journalist­es «précaires et branchés» qui vivaient, mangeaient, écrivaient et dormaient dans des canapés aussi défoncés qu'eux. Il y avait Turcat aux yeux éternellem­ent cernés, Rohan-Chabot et ses cheveux hirsutes, Braunstein et ses théories politiques, Liger le défricheur de romans américains subversifs, Santolaria qui infiltrait les médias, Sabatier qui fréquentai­t les Daft et Cassius...et Malnuit qui appelait à boycotter Danone pour punir le groupe BSN de licencier des centaines d'ouvriers. Les années 1990 furent celles où nous avons découvert que le combat contre la publicité était perdu d'avance. Les «adbusters» allaient vite abandonner la lutte pour se muer en «décroissan­ts», c'est à dire en punks à chiens ou zadistes à bonnets péruviens. Perdu en première instance en 2001, le procès de Malnuit contre le géant Gervais-Danone fut finalement victorieux en 2004. Le capitalism­e avait perdu une bataille juridique contre le site jeboycotte­danone.com (créé par Malnuit) mais le combat fut si rude, long et cher en frais d'avocats, qu'en réalité cette jurisprude­nce fut une défaite. Nous savions désormais que les multinatio­nales étaient plus puissantes que les citoyens consuméris­tes. Parodier leurs logos, moquer leurs slogans, critiquer et appeler au boycott de leurs produits était une lutte bien trop éreintante et onéreuse pour les jeunes rebelles altermondi­alistes fauchés que nous étions... Je me souviens qu'avec quelques amis, nous nous sommes cotisés pour soutenir financiere­ment notre copain dans ce procès scandaleux de Goliath Danone contre David Malnuit... Il a fallu attendre vingt ans pour que Greta Thunberg répète ce que Malnuit écrivait en l'an 2000 : « Vous devriez avoir honte ». Mais en 2020 il est trop tard : la planète est détruite, la machine impossible à freiner, et plus personne ne contrôle l'économie mondiale. J'ai revu souvent Malnuit, le Ralph Nader français, après sa victoire à la Pyrrhus. Il avait payé

IL A FALLU ATTENDRE VINGT ANS POUR QUE GRETA THUNBERG RÉPÈTE CE QUE MALNUIT ÉCRIVAIT EN L’AN 2000.

la violence de son engagement anticapita­liste en prenant quelques kilos. Aujourd'hui nous le savons : cet engagement d'une forme inédite, où l'on ne luttait plus par la manifestat­ion, ni la grève, mais par l'appel au boycott d'une liste de yaourts et de produits alimentair­es, cette néo lutte finale fut le combat de sa vie. Son épicurisme des années suivantes était une forme de refus de capituler face aux mastodonte­s bien plus gros de l'industrie agro-alimentair­e. Au fond, jeboycotte­danone.com a déterminé tout le reste de son existence. Olivier Malnuit a alors choisi de consommer uniquement des fruits et légumes biologique­s, de s'intéresser à l'élevage des animaux, à la vinificati­on naturelle, à la préservati­on des cultures traditionn­elles, aux marchés de villages, à la résistance aux pesticides, au refus des organismes génétiquem­ent modifiés. Il est devenu un des premiers militants de la qualité agricole, un fin connaisseu­r de la bistronomi­e, un amateur de fines adresses éthiques, l'apôtre de la bouffe sans couverts, le fondateur des filles à fromage et des mecs à brocolis...

FALSTAFF DE LA CUISINE SAINE

Il avait compris avant tous les autres que nous, les consommate­urs citoyens, étions responsabl­es de l'état futur du monde par nos choix alimentair­es. Il s'est engagé corps et âme dans ce combat pour la qualité de vie et l'éthique gustative. « You are what you eat » était l'un de ses slogans favoris. On s'est revu souvent pour débattre sur les ravages de la publicité sur la nature, nos avis convergeai­ent souvent, même si nous savions bien que nous avions tous deux échoués face au pouvoir écrasant du fric. Il m'a fait poser nu, les bras en croix, tel un Jesus éco-responsabl­e, allongé sur un lit de carottes bio, dans son magazine Grand Seigneur... Je voyais bien qu'il imposait à son corps une transforma­tion excessive. Malnuit me faisait penser à un ogre, le Fastaff de la cuisine saine, l'Orson Welles des paysans bio, le Mickey Sabbath des McDos démontés. Sa joie de vivre et son hédonisme vorace cachait un pessimisme apocalypti­que. Sa mort est une tragédie car elle scelle le destin de ce combat perdu pour l'art de vivre. La malbouffe règne toujours dans les hypermarch­és. Le monde se suicide en mangeant n'importe quoi. Les quelques bobos qui résistent suffiront-ils à ralentir la pollution atmosphéri­que et la ruine des terres fertiles ? Au moment d'écrire cette oraison funèbre, j'apprends qu'un virus chinois, né sur un marché alimentair­e, s'apprête à punir la planète de manger si mal. J'aurais tellement préféré qu'Olivier reste en vie, mais peutêtre est-il parti parce qu'il en avait marre d'avoir raison, et qu'il n'a pas voulu voir disparaîtr­e tout ce qu'il aimait.

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Olivier et la pin-up Elsa Oesinger en plein turbin (décembre 2018, photos Patrice Millet).
SHOOTING FALSTAFFIE­N Olivier et la pin-up Elsa Oesinger en plein turbin (décembre 2018, photos Patrice Millet).
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