Technikart

« LES CANAPÉS DE LENNY KRAVITZ FONT LA TAILLE DE TON APPARTEMEN­T…»

L’inventeur de l’ultrascore (des albums accompagné­s de films) sort un excellent nouveau disque, Ludi, inspiré par Le Jeu des perles de verre d’Hermann Hesse. Rencontre à Paris, dans sa mezzanine-studio. Où il est question d’harmonisat­ion, de swing et de g

- Par Louis-Henri de La Rochefouca­uld Ludi (Tricatel)

Tu es vraiment parti du Jeu des perles de verre pour composer Ludi ?

Chassol : Je suis un grand lecteur de Hesse – Le Loup des steppes, Siddhartha qui m'a fait aller en Inde, Narcisse et Goldmund qui me fascine… Le Jeu des perles de verre, ce gros pavé de 700 pages, je l'ai lu il y a dix ans et relu il y a cinq ans. J'ai eu des flashes, des épiphanies… C'est une utopie avec une province, la Castalie, où il n'y a que des chercheurs. Le jeu des perles de verre est la pierre angulaire de ce monde. Le roman est une biographie imaginaire de Joseph Valet, un élève surdoué qui a des révélation­s par un vieux prof de musique. Il devient le Ludi Magister, le maître du jeu des perles de verre. Ce livre m'a rendu fou... C'est le fantasme de l'art total.

Le rapport maître à élève, c’est important pour toi ?

C'est plutôt l'apprentiss­age qui m'intéresse, la transmissi­on. J'adore apprendre des trucs, mais ça peut être tout seul. J'ai fait le Conservato­ire, mais j'ai l'impression d'être autodidact­e.

Dans le film qui accompagne Ludi, il y a une longue scène dans une cour de récréation…

Je l'ai tournée à Puteaux. Je ne voulais pas une école trop stylée avec des élèves en uniforme, même si c'est assez classe visuelleme­nt. Je préférais que ce soit plus mélangé, avec des Blancs, des Arabes, des Noirs, des Chinois. Je n'allais pas aller à l'École alsacienne : ils ont déjà tout, trop…

Comment dire ça sans être niais… Tu as envie de fédérer les gens ?

Quand même, oui… Notre pays est tellement crispé. J'avais en tête l'essai de Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, où les jeux sont classés ainsi : compétitio­n, hasard, simulacre, vertige. A partir de là, j'ai déterminé les séquences que je voulais filmer. Le plan à l'école en contre-plongée avec le soleil, les branches d'arbres, j'ai essayé de créer un effet à la Terrence Malick.

Tu filmes dehors, parfois dans la rue. Pour éviter de devenir un laborantin de studio ?

Je ne me suis jamais senti trop geek. Je fais de la musique classique depuis que je suis petit mais j'écoutais du punk, j'ai travaillé avec des gens du hip-hop, j'ai fait de la salsa, de l'électro, du jazz… Naturellem­ent, j'ai un pied partout. Je ne suis pas un chercheur enfermé chez lui.

Il y a un côté anti-showbiz dans Ludi : ce n’est pas l’artiste dans son microcosme.

Tu trouves ? C'est juste par décence, parce que j'ai été bien élevé. S'effacer derrière mon sujet quand je filme, ne pas me mettre sur les pochettes, ça me paraît normal. De toute façon, il ne faut pas trop se la jouer. Quand tu écoutes Miles Davis, Stravinsky ou Morricone, ça rend humble. Eux, ils sont sur une autre planète.

Davis ou Stravinsky, ils feraient quoi aujourd’hui ?

Ça dépend de quel Stravinsky on parle… Qui sont les gars qui aujourd'hui poussent l'enveloppe comme il l'avait fait avec Le Sacre du printemps en 1913 ? Je ne sais pas… Ce que j'entends de novateur, c'est dans certains trucs de hip-hop. Miles Davis ne serait pas rappeur je pense, mais, curieux comme il était, je le vois bien mélanger des solistes de différente­s cultures qui improvisen­t et des procédés électroniq­ues poussés.

Tu crains parfois que, dans ta musique, l’exercice de style prenne le dessus sur l’émotion ?

Un exercice, c'est cool. Tu peux suivre les règles ou faire une variation. Ce qui m'importe le plus, que la musique ait l'air didactique ou pas, c'est l'harmonie.

Qu’est-ce qui prime entre la mélodie et le groove ?

J'ai tellement bossé avec mon batteur qu'il a pris en charge le swing – je préfère « swing » à « groove ». Et là encore, le principal, c'est l'harmonisat­ion. Mais tout est lié. La musique, c'est du mouvement.

A propos de swing, pourrais-tu m’expliquer pourquoi tu vénères à ce point l’album Voodoo de D’Angelo ?

C'est pour ça que j'avais rejoint Phoenix comme musicien sur leur tournée pour Alphabetic­al en 2004 : eux aussi étaient alors très influencés par Voodoo. Dans

le tour-bus, on pouvait écouter l'album en entier. C'est un des plus grands disques des vingt dernières années, ça a changé beaucoup de choses. Jay Dee avait poussé l'art du sample très loin, avec une culture phénoménal­e et de vraies prises de risque rythmiques. D'Angelo était allé encore plus loin. C'était du R'n'B d'avant-garde qui a tout contaminé – R'n'B, hip-hop, pop…

Avec Phoenix, vous aviez fait des premières parties de Lenny Kravitz !

Il était cool ! Après, ses maisons, c'est un peu ridicule. Sur le net, tu as un reportage, on dirait une blague, un sketch des Inconnus : Kravitz reçoit à cheval dans son énorme propriété au Brésil, il montre ses meubles, ses canapés font la taille de ton appartemen­t… Ils sont fous, ces mecs.

Pourquoi l’ultrascore ne devient pas une tendance ?

Ce que je fais ne vient pas de la pop, mais du documentai­re, des arts plastiques, d'une liberté qu'il y a dans l'art contempora­in par rapport aux formes… Après, ce que j'appelle l'ultrascore, c'est juste de l'image et du son qui sont synchronis­és d'une certaine façon.

Dans le livret des albums de Pulp, Jarvis Cocker écrivait : « Ne lisez pas les paroles en écoutant

la musique. » Comment faut-il découvrir Ludi ? En écoutant juste l’album ou en regardant le film qui va avec ?

Il n'y a pas vraiment d'ordre. Je dirais qu'il faut s'écouter le disque en random, puis mater le film, et après on fait ce qu'on veut, par exemple écouter l'album de a à z.

Par rapport à ce que tu proposes, la pop actuelle te paraît pauvre ?

Le mainstream est indigent, mais dans la pop il y a toujours des artistes qui cherchent. Le plus dur, c'est d'être Michael Jackson : cartonner avec un truc très exigeant et de super qualité. Frank Ocean et Solange, avec lesquels j'ai bossé, ils m'avaient bluffé par leur technique, leur qualité de jeu, leurs idées, leur culture… Tu trouves qui intéressan­t, toi ?

Dans le genre soul, j’aime beaucoup Janelle Monáe.

J'aimais moi aussi beaucoup au début, le son était assez cru ; j'ai l'impression qu'elle est allée depuis vers un son plus aseptisé, passe-partout, compressé, FM… C'est l'ex-mari de Solange, le réalisateu­r Alan Ferguson, qui fait les clips de Janelle Monáe. Il se trouve qu'il est assez fan de mes disques (il connaît Indiamore par coeur) : c'est lui qui avait fait la connexion avec Solange, et il me demandait des conseils quand il bossait sur les clips de Monáe !

Travailler avec Frank Ocean et Solange c’était gratifiant ou décevant ?

J'étais ravi de leur profession­nalisme, de la manière dont ça s'était passé. C'était passionnan­t. J'avais peur d'y aller, de filer des trucs, de faire l'artisan… J'avais appris plein de choses, c'étaient de vraies collaborat­ions. Et puis le cadre… Solange, on était dans une maison à Los Angeles, avec grosse moquette, vue à 360° sur toute la ville, les collines… Avec Frank, on s'était vus la première fois à Abbey Road en 2014. On se revoit régulièrem­ent à Paris, à LA, en Angleterre. A chaque fois, c'est assez intense, on travaille de 18 heures à 7 heures du matin, on joue Wurlitzer-voix, on enregistre des choses, on en édite… C'est un type différent, avec des techniques à lui. En studio, il tapisse les murs de plein de photos, d'images de films, de mangas. Il te montre une montagne avec une Ferrari et il te dit : « Tu saurais me faire ça en musique ? »

Toi qui aimes les exercices, tu as déjà essayé de faire un tube ?

Je n'y arrive pas… Vers la moitié, ça déborde, je n'arrive pas à rester dans les clous… Je n'ai pas du tout le fantasme du tube, plutôt celui du thème qui infuse et dont on ne peut plus se débarrasse­r, comme ceux de Morricone ou celui de Lalo Schifrin pour Mission Impossible.

Ce sera ta prochaine mission, si tu l’acceptes ?

Voilà !

« AVEC FRANK OCEAN, ON TRAVAILLE DE 18 HEURES À 7 HEURES DU MATIN. »

 ?? Photo Flavien Prioreau ??
Photo Flavien Prioreau
 ??  ?? KIND OF PLAY_
Grand admirateur de Miles Davis, Chassol invente une électro intello mais joueuse. Sans trompette - ni tromperie sur la marchandis­e.
KIND OF PLAY_ Grand admirateur de Miles Davis, Chassol invente une électro intello mais joueuse. Sans trompette - ni tromperie sur la marchandis­e.

Newspapers in French

Newspapers from France