Technikart

SEBASTIEN TELLIER : « FAIRE LE MÉNAGE ME REND ZEN »

- ENTRETIEN LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCA­ULD & LAURENCE RÉMILA PHOTOS ANAËL BOULAY STYLISME AMANDINE DE LA RICHARDIÈR­E MUHA ANTOINE L’HEBRELLEC DA ALEXANDRE LASNIER

JEAN-LOUIS GERGORIN PAR BERTRAND BURGALAT

Le plus grand chanteur pop français revient avec un album inspiré par sa nouvelle vie d’homme d’intérieur. Entre synthés et lingettes, aspirateur et vocodeur, il se confie. Où il est question de l’influence de Neil Young, de sa parenté avec Kanye West, de ses origines populaires et des bienfaits des feux de cheminée.

Ça crève les yeux dans Sébastien

Tellier : Many Lives, l’excellent documentai­re de François Valenza à paraître : même quand il vivotait inconnu dans un minuscule appartemen­t enfumé, Sébastien était

Tellier. À la fois timide et excessif, sensible et truculent, il n’avait pas encore sorti L’Incroyable vérité et avait pourtant déjà l’aura d’une vieille gloire de la chanson… À la fois Yves Saint Laurent (pour son raffinemen­t) et Gérard Depardieu (pour son côté Gaulois hors normes), Tellier a fait du chemin. En 2004, à 29 ans, il frappait un grand coup avec « La Ritournell­e » – après avoir composé un tel classique, il aurait pu prendre sa retraite pépère. Quatre ans plus tard, nouveau chef-d’oeuvre avec Sexuality. Dans la foulée, il arrivait dans une voiturette de golf sur le plateau de l’Eurovision. Depuis, cette « porcelaine au pays des éléphants » (dixit Jean-Michel Jarre) n’a cessé d’alterner merveilles et bizarrerie­s, étant souvent aimé ou détesté pour de mauvaises raisons – on se souvient de son passage cuisant chez Ruquier en 2012, où il avait été cloué au pilori par une Audrey Pulvar à côté de ses pompes. Que Tellier enregistre un disque brésilien, compose un album pour Dita von Teese ou devienne égérie pour Chanel, il s’en trouve toujours pour l’accuser de sombrer dans le kitsch – un comble dans un pays qui traite Delerm ou Vianney comme des joyaux de la couronne. N’en déplaise aux philistins, Tellier n’est pas un artiste jetable : cela fait vingt ans qu’il traverse les modes et construit son oeuvre. Son nouvel album, Domesticat­ed, ode synth-pop aux tâches ménagères, aurait pu s’intituler Mémoires d’un barbu rangé. À rebours de la déglingue à la Gainsbourg, il cherche dorénavant la lumière dans le panier à linge. Repasser des chemises n’empêche pas de lever le coude. Toujours aussi drôle (et lucide), il nous a accordé un entretien arrosé au Ruinart. Le champagne, Tellier : une certaine idée de la France résiste encore et toujours, dans la conversati­on qui suit.

La dernière fois qu’on avait discuté, en 2017, tu nous avais annoncé cet album pour 2018. Il s’est passé quoi ?

: C'est très compliqué la musique, ça prend beaucoup plus de temps que prévu. Et puis bien sûr, j'aime faire des disques pour moi, mais j'adore aussi composer des musiques de films, donc j'en ai faites. Il y a eu en plus l'album de Dita von Teese, et j'ai aussi fait la musique d'une série américaine, A Girl Is A Gun, avec Denise Richards – j'étais vraiment très content parce que je l'aimais beaucoup, elle, quand j'étais ado…

Quand tu étais ado ? Il faudrait vérifier quel âge a Denise Richards, mais ça ne lui ferait peut-être pas plaisir…

Non ! Bon, en tout cas, j'ai été très occupé et ça a filé très vite, je n'ai pas vu le temps passer.

Ton concept, cette fois-ci, c’est la vie domestique. Le mariage, les enfants, c’est inspirant ?

De prime abord, non, bien sûr. C'est même un trou noir dans la création : tu n'as plus le temps de penser ; et créer, c'est surtout penser. Je n'ai pas voulu me laisser aspirer par ce trou noir, j'ai donc essayé de transforme­r tout ça en espèce de joie de vivre. Comme si j'étais sur un petit trampoline à m'amuser quand même. Avoir cet angle sur ma propre vie, ça m'a vachement aidé à la vivre. Considérer que les tâches domestique­s c'est cool, ça m'a fait du bien. Au début, j'avais l'impression d'avoir à gravir des montagnes, des falaises… Je me disais : comment je vais m'en sortir ? J'étais vraiment dans le doute… Jusqu'à ce que je trouve ce twist : en faire un plaisir. Après, c'est sûr que quand on a des enfants, on voyage moins. Donc ce n'est pas : j'ai vu une oeuvre formidable à Rio de Janeiro, je vais en parler, blabla… On part de ce qui nous entoure, de la famille, de tout ce qu'on connaît par coeur en tant que parents, les couches, les biberons, les produits ménagers, les lingettes… J'ai trouvé mon inspiratio­n là-dedans.

Tu as des exemples de bons disques pop inspirés par la vie domestique ? Ram de Paul McCartney ?

Il est pas mal, celui-là ! Bien sûr, on préfère quand l'artiste est sauvage, quand il y a encore la colère en lui… Ce n'est pas génial, l'oeuvre d'un mec tout raplapla. Moi, j'étais tellement un excité que c'est une chance de pouvoir redescendr­e un tout petit peu. Pour plein de gens, ce que je fais, c'est complèteme­nt incohérent, ils ne comprennen­t pas – ils ont l'impression que je suis là à me mettre des bananes dans les oreilles. Me calmer était nécessaire. Mais je ne suis pas sur une pente qui descend : elle monte.

On peut penser aussi au Gérard Manset époque Long,

long chemin : il dit avoir été heureux dans sa vie de famille, et craignait de faire un album de bonheur conjugal…

C'est clairement une problémati­que à laquelle j'ai été confronté. Dès que j'ai eu des enfants, j'y ai beaucoup pensé, ça m'a donné de la matière pour créer Domesticat­ed.

Plus que jamais, j'ai fait un album qui m'aide à vivre. Je ne me suis pas enfermé dans un truc dur. Je n'avais pas à me demander comment j'allais me reposition­ner en tant qu'artiste, c'était un tremplin parfait. Ce n'est

pas facile de se réinventer tout le temps. Quand j'avais 30 ans, pas d'enfants, je passais des journées entières dans le salon, je me regardais dans la glace… Là, il y a de la nouveauté tous les jours. Ce n'est jamais le même besoin, jamais le même bobo. Et puis on redécouvre Paris. Là-bas, il y a un mec qui est bien pour la coupe de cheveux ; dans un autre quartier, des fringues pour gosses ; là encore, un super bon pédiatre… Il y a enfin les sensations plus profondes, perpétuer la vie et tout le tintouin, la deepness du truc, énorme… Mais ça, ce n'est pas la sujet de l'album.

Le son synthés-vocoder rappelle le Trans de Neil Young, une référence ?

C'est fabuleux ! Cet album a été un déclencheu­r pour que j'enregistre Domesticat­ed tel que je l'ai fait. J'ai mis la voix au centre, en la trafiquant pour nuancer la mélodie. Sur Trans,

Neil Young le faisait avec un clavier qui guidait les notes de sa voix. Moi, j'ai enregistré la voix en premier, avant la musique, puis je l'ai retravaill­ée pour en faire un bijou. J'étais tombé une fois sur cet album assez rare, que peu de gens ont envie d'écouter. Si Neil Young l'avait fait, j'allais le faire aussi ! Il fait de la musique avec son coeur, ce n'est pas du bullshit, je ne sais pas quoi… Trans m'a vachement touché, ça m'a emmené. Bien plus que la voix vocodée de Zapp. C'est funky, c'est cool, on s'éclate, mais bon… Trans, c'est plus profond. Ça a été une forte influence, même si je n'ai pas cherché à faire pareil.

À sa sortie en 1982, le disque avait été très mal accueilli.

Oui, il était passé à la trappe alors que c'est un chef-d'oeuvre.

Dans le communiqué de presse qu’on a reçu, tu expliques que seuls les dictateurs peuvent échapper aux tâches domestique­s. Tu crois qu’une pop star comme Prince s’y collait ?

Franchemen­t, je n'ai pas d'infos ! Son studio avait l'air bien clean, quand même. J'adore les potins, mais pas ceux des rockeurs : j'aime tout ce qui est bas, vil. Aller fouiller la vie intime des mecs que j'admire, je ne le fais pas. Prince, Bowie, je ne sais pas du tout qui faisait quoi en termes de ménage… Ce qui est vrai, ce qu'on pressent des mecs, c'est qu'ils ne devaient pas le faire beaucoup.

Faire la vaisselle, lancer des lessives, c’est bon pour la santé mentale ?

Quand on veut vraiment s'envoler, il ne faut pas être complèteme­nt zinzin, il faut quand même rester un tout petit peu lucide. Comment éviter qu'un rêve tourne au cauchemar ? Parmi les moments que je préfère dans la vie, il y a ceux où je vais m'endormir, mais où je contrôle encore un peu ma pensée qui divague. Quand tu ne contrôles plus, ça devient triste ; et moi, je n'ai pas envie de tristesse. On est d'une génération où on ne peut plus faire comme Gainsbourg qui se flingue à mort ou Brian Wilson qui devient fou. L'expériment­ation a été tentée par eux, ça a foiré, maintenant il faut retrouver d'autres chemins, une manière d'être une rock star qui ne soit pas un truc d'acharnés. Je n'aime pas ce côté agressif et irrespectu­eux des grandes stars des années 70… Leur domination du public, ça n'a plus de sens du tout. Je veux trouver une autre forme d'expression, plus poétique.

Les Phoenix ou les Strokes ont des vies de famille équilibrée­s…

Carrément. Pour faire un groupe aujourd'hui, il faut en vouloir. On ne peut pas se contenter de rester sur un canapé. C'est un boulot phénoménal, 16 heures de travail par jour ! Ces mecs-là, les Phoenix ou les Strokes, ils ne passent pas leurs après-midis à se piquer dans la cuisine. Ils ont de l'énergie, ils ont des rendez-vous, ils prennent des mecs au téléphone… Ils ont aussi les couilles d'être pères. Ce n'est plus le même type de personne qu'avant. Un toxico, plus personne ne l'admire, même s'il sort une belle mélodie…

Dans ton communiqué, tu dis aussi que « la musique adoucit radicaleme­nt les moeurs ».

Attention, c'est peut-être une phrase de la meuf qui a écrit la bio ! Ce qui est vrai, c'est que je ne passe plus mes nuits à prendre des acides et à faire des allers-retours de la tour Eiffel à l'Arc de triomphe. Comment dire ça… Ça va beaucoup mieux. Je n'ai plus besoin de me massacrer la tête pour que ça aille. C'est une autre dimension. Je surfe une autre vague qui est bien plus agréable, plus épaisse, plus douce… Avant, c'étaient des vagues scélérates, qui te prennent de côté. J'ai toujours été bringuebal­é par la vie, par mes émotions, je m'en prenais plein la gueule par moi-même. Là, je n'ai plus de crises. C'est plus soft, jouissif.

Si on te dit que Domesticat­ed a un côté lounge, c’est une insulte ?

Ah ah, ouais ! Longtemps, pour moi, c'était un énorme problème : un restau lounge, un bar lounge, tous les suiveurs, quelle cata… Mais maintenant, ça fait vingt ans. Et vingt ans après, j'aime tout ce que je détestais. J'aime le recyclage – c'est aussi ce qui me plaît dans la mode. En musique, j'adore faire des choses que je détestais avant. Le lounge, la musique d'hôtel, les vagues réminiscen­ces des premiers trucs d'Ibiza, les mecs qui dansent avec la langue qui pend : ça me faisait vomir. Maintenant, j'aime ça ! Le discours artistique est archi policé alors que la haine, le rejet, c'est fondateur en musique. C'est souvent en étant contre qu'on construit son propre chemin. Etre fan de Lennon et vouloir faire pareil, ça n'a pas de sens. Tu te fous des petites lunettes rondes, tu as juste l'air con…

Aujourd’hui, tu t’acceptes en tant qu’homme mais l’artiste aimerait être un robot ?

Non, je ne suis pas obsédé par le délire robotique… Ce qui m'intéresse dans la voix trafiquée, c'est le rapport à ce qu'on pourrait appeler le nouveau « classique ». Où je me situe ? Dans les années 80, porter un Levi's 501 c'était un « classique », pourtant c'était assez récent. La voix transformé­e, l'Auto-Tune, c'est ça la norme maintenant. Dans les années 60, on mettait de la réverb à burnes – les yéyés, c'étaient des kilomètres de réverb… En 2020, on fait de la zic en mettant de l'effet sur la voix, mais pour les mec de 12 ans c'est normal, basique, ils ne se disent pas : « Oh le con ! » Quand il y a un nouveau truc qui s'installe et que ça devient une sorte de « classique », j'aime bien monter dessus et y faire le fou.

Pour le mixage, tu as embauché Nikola Feve, connu pour son boulot avec des rappeurs, dont PNL. Pourquoi lui ?

Ce n'est pas un Ricain, c'est un Français qui fait du rap. Il a une vision du rap assez sérieuse, genre le détenteur du savoir. J'avais adoré les premières chansons de PNL – « Le Monde ou rien », c'est dément. Je kiffais bien, mater les clips et tout, je planais à fond… Je me suis dit : ce mec là, il est parfait, il fait un son rap mais très français. Je ne sais pas s'il existe quelqu'un d'autre comme lui. Il n'a pas produit Domesticat­ed, il n'a fait que le mix et le mastering, mais en étant hyper créatif, il n'a pas hésité à s'éclater.

Tu as aussi fait appel à des beatmakers…

Les beatmakers sont les producteur­s d'aujourd'hui. J'en ai eu plusieurs sur Domesticat­ed,

notamment Jam City, un Anglais fantastiqu­e. Il ne fait pas que du beat, il joue aussi de la guitare hyper bien. Les Anglais, ils sont dans une phase où ils ont complèteme­nt digéré le hip-hop et le R'n'B – ils font du R'n'B avec les guitares de The Cure. Tout ce qui a été

« VINGT ANS APRÈS, J’AIME TOUT CE QUE JE DÉTESTAIS. »

étiqueté hip-hop, ça s'est construit, ça s'est solidifié. On a tous vu sur Netflix le truc sur l'histoire du hip-hop : c'est né dans les années 70, ça a 50 ans, je peux écouter un morceau avec un rythme hip-hop sans que ça soit du hip-hop. Pour ce disque, j'ai aussi travaillé avec mes amis de Mind Gamers et Varnish La Piscine, un Suisse. Moi, j'étais dans un studio à Paris, CBE, je recevais les bandes, enfin les fichiers audio, j'écoutais et je retravaill­ais. Ce qui m'importait le plus, c'était la voix. Ce qui était fun, c'était de mettre un peu de tout dans mon sac à main, mais de me concentrer sur

la mélodie.

CBE, c’était le studio de Bernard Estardy, où a été enregistré beaucoup de variété française. Ta musique, c’est de la variété telle qu’elle devrait être dans un monde idéal ?

Exactement ! C'est là que je place le curseur : mon rêve de variété. Je propose cette vision : et si c'était ça, la variété ? J'ai toujours fait ça, même sur L’Incroyable vérité. Ça me sert à créer. Être juste undergroun­d, ou vouloir être undergroun­d, ce n'est pas cool. Moi, j'aime bien être un peu tout, undergroun­d, variété, avoir un pied dans le hip-hop, faire des petits clins d'oeil à Guns N' Roses… J'essaie de peindre un tableau où il y a tout.

Qu’a-t-il de si magique, le studio CBE ?

Il y a vraiment une vibe spéciale… Il a été créé dans les années 60, rien n'a bougé, c'est vieillot, il y a du orange partout et j'adore la moquette orange, ça me parle, ça me rappelle Casimir. Il y a un Steinway et un ARP 2600, le meilleur synthé du monde, mais aussi un piano qu'ils font exprès de laisser désaccordé, c'est un vrai bonheur d'en jouer… Là-bas, je suis comme à la maison : quand j'ai une idée, hop, j'y vais et je la réalise. J'en parle au présent, mais c'est fini : je change toujours de studio après un album. Là, j'ai déjà quitté les lieux, j'ai récupéré mon matos, il faut maintenant que je me réinvente, que je reparte ailleurs.

Quand tu allais au studio CBE, tu en avais les clefs, tu t’y rendais à toute heure ?

Faire de la zic à 3 heures du matin, non. Je ne suis pas dans ce trip. Je ne cherche pas le mystère de la nuit, pas comme Christophe. J'aime les entre-deux, je n'aime pas louper le matin très tôt, j'aime me lever avant le soleil. La nuit, bon… Le monde de la nuit… Ça n'existe plus, tout ça. Que pensent tes enfants de Domesticat­ed ?

Ils ne l'ont pas écouté, je ne vais pas les emmerder avec ça…

Ta musique plaît aux enfants pourtant (s’ensuivent des révélation­s sur la vie de famille de La Rochefouca­uld et du Rémila que nous épargneron­s aux lecteurs, ndlr) !

Au fur et à mesure des années, on comprend ce qui est bien et ce qui est mal. J'ai mis des années et des années à piger que ce que j'aimais vraiment, c'est un truc d'adultes qui puisse plaire aux enfants – ça oblige à exagérer, et j'ai toujours adoré les choses abusées, exagérées, mal finir une chanson, mal la mixer, etc. Entendons-nous : j'exagère, mais dans le bon sens, pas comme dans le gros n'importe quoi de l'art contempora­in – « Ouais, attends, je vais lui bourrer la tête de merde ! » Je n'ai pas envie de faire de la musique pour enfants, hein, ce n'est pas du tout le but, mais après vingt ans de carrière j'en arrive à cette conclusion que c'est la coolitude des grands mecs genre Michael Jackson : les spécialist­es adorent et les gosses aussi.

Entre Pharrell « happy » Williams et Kanye West, plus désaxé, de qui te sens-tu le plus proche ?

Je suis bien sûr plus Kanye West, parce qu'il a le côté concept, la messe, le mec est à bloc, il est un peu fou, borderline, je pense que, comme moi, il a dû faire des séjours en hôpital psychiatri­que… Il est un peu trop sauvage pour ce monde, assez inadapté bien que pop star. J'aime beaucoup ce que fait Pharrell, il arrive toujours à insuffler un petit vent de nouveauté, mais je ressemble plus à Kanye West.

L’approche de la cinquantai­ne, ça t’inspire quoi ?

Une seconde : je ne fête que mes 45 ans cette année ! L'avantage, c'est que j'ai toujours fait de la zic de vieux. A l'époque des dancefloor­s, je faisais L’Incroyable vérité, sans rythme, ou Politics. Je ne regrette pas de ne plus être jeune, puisque je n'ai jamais misé sur le côté jeune. Et quand j'étais jeune, je rêvais d'être vieux. Je ne peux que m'améliorer, être plus raffiné… Comme je viens d'une famille hyper populaire, c'est long d'apprendre, de monter les marches… On démarre tout en bas de l'escalier et il faut le gravir avec sur le dos le poids d'une famille populaire… J'ai cette perspectiv­e : une longue montée. Je ne me vois pas décrépir, même si mes poils deviennent blancs.

Tu n’en parlais pas avant, du poids du milieu populaire : c’est une découverte que tu as faite en vieillissa­nt ?

C'est abominable ! L'ascenseur social ne marche pas du tout, on est stigmatisé­s à mort dès le départ, on est loin de nos idéaux d'égalité et de fraternité. Comme ma mère travaillai­t dans l'enseigneme­nt, j'ai toujours été mis dans des écoles privées type Saint-Martin-deFrance, à Pontoise. J'étais le fils d'un milieu populaire dans des écoles de gosses de riches. Je me suis construit comme ça : un pied ici, un pied là. Remettre ses deux pieds sur le même chemin, ça prend du temps. Et apprendre par soi-même les codes du showbiz et de la bourgeoisi­e, ça en prend encore plus. Mon rêve en tant qu'artiste, ce serait de me foutre de tout, mais dans la vraie vie ça ne marche pas, on est humains – les sentiments, les souvenirs, les regrets, on ne peut pas y échapper. J'aurais aimé être détaché de tout, un artiste interstell­aire qui vient de Mars. Mais je n'ai pas réussi et ce n'est plus mon propos.

Si tu te normalises, tu t’imagines revenir un jour à la guitare acoustique ?

Sur mon album L’Aventura, il y avait beaucoup de guitare acoustique, je faisais aussi toutes les basses. Bon, c'était de l'acoustique maîtrisée, qui sonnait plus digitale, je ne voulais pas faire le faux son brésilien, je voulais que ce soit bizarre… Le côté Georges Brassens, Jacques Brel, ça me fait vomir, carré

« J’AURAIS AIMÉ ÊTRE DÉTACHÉ DE TOUT, UN ARTISTE INTERSTELL­AIRE QUI VIENT DE MARS. »

ment. Même Brigitte Fontaine et Areski, ce n'est pas mon truc. Je ne me vois pas, à 65 ans, faire genre je reviens à la guitare acoustique et aux valeurs de base… Jamais de la vie ! Je continue de m'échapper.

Tu t’échappes, mais il y a une continuité, non ?

J'ai mis beaucoup de temps à démarrer parce que je voulais bien peaufiner le tout début : le premier album, c'est de là que tu viens. J'invente des personnage­s, mais j'ai l'impression de continuer ce que je faisais à mes débuts, oui. C'est la même quête : des notes qu'on n'attend pas forcément, des mélodies qui normalemen­t frotteraie­nt mais qui ne frottent pas, c'est le même délire…

À chaque album, tu crées la surprise. Vingt ans après tes débuts, beaucoup de gens ne savent toujours pas sur quel pied danser avec toi…

J'ai l'impression d'être compris par les ados. Les mecs de ma génération et les plus vieux n'ont rien pigé, j'ai la sensation profonde d'avoir été incompris, à part par des passionnés de musique. J'ai été pris beaucoup trop pour un zigoto, mais justement : ce n'est pas parce qu'on fait le zouave qu'on est un zigoto. C'est même l'inverse. Les mecs qui font semblant d'être sérieux, ce sont des artistes merdiques. Alors ils ont besoin de se donner l'image de gens qui savent – « J’ai lu un bouquin dans le tour-bus… » Sauf que ça ne marche pas comme ça. Quand on veut faire un truc original, ça prend du temps. Ma musique, ce n'est ni du rap ni du rock ni de la musique classique ni de l'électro pure, c'est dur à cerner. J'imagine les mecs de la FNAC ne sachant pas où me ranger. Je m'en fous quand je suis en studio, c'est les Champs-Elysées tous les jours, mais c'est pénible quand tu reviens dans la réalité…

J'y pense parfois, à qui je suis dans ce monde, quand je suis à la maison, pas en train de faire de la musique. Et je me dis : c'est dommage. J'essaie de fournir aux gens une façon de s'élever, une forme d'ascenseur, et ils ne le prennent même pas ! Limite ils prennent l'escalier de service et ils descendent… C'est frustrant.

Tu te moques des gens qui lisent dans le tour-bus. Tu y fais quoi, toi ?

Les classiques, Le Parrain, Pagnol et tout, je déteste tout ça. Ça ne m'intéresse pas de lire un bon bouquin et de me dire : ouh là là, j'ai bien réfléchi ! Le mauvais goût est plus inspirant que le pseudo bon goût. Quand j'avais fait

My God Is Blue, des gens me disaient que le bleu est une couleur infecte. Moi, je trouvais ça cool, ça faisait EDF et Avatar – Avatar, le plus mauvais film du monde. C'était un peu casse-gueule… Ça serait trop facile de puiser dans la qualité comme la plupart des mecs – « Oh c’est bon ça, je m’appuie là-dessus pour faire ma merde ! » Je préfère m'appuyer sur des choses que les gens trouvent cheap. Et beaucoup ne comprennen­t pas que c'est plus noble comme démarche…

Certains artistes sont prêts à foutre leur vie en l’air pour avoir quelque chose à raconter. Pas toi ?

J'ai déjà foutu ma vie en l'air ! J'ai pris quoi, 1 500 acides ? 100 000 lignes de coke ? Je n'ai jamais fait de sport, je me suis cramé le cerveau… Je l'ai fait il y a longtemps mon sacrifice, quand j'avais 25-30 ans. Quand j'enregistra­is « La Ritournell­e », les mecs de Air m'avaient prêté leur studio. J'étais rentré à quatre pattes, j'avais défoncé la porte, je ne m'en souvenais pas le lendemain… J'ai passé cinq ans de ma vie dans un appart minable à ne faire que réfléchir, puis je me suis complèteme­nt bousillé… Le sacrifice, j'ai eu ma dose, j'ai arrêté.

Tu vis aujourd’hui à Montmartre. Tu composes au calme, dans ton jardin ?

Non, mais j'aime bien ça, le jardin… Je peux y fumer clope sur clope. Et c'est reposant. Ressentir les saisons, s'ancrer dans le temps long, c'est agréable. Paris, c'est beau quand ce n'est pas comme Paris. J'aime bien le Paris différent, les petites maisons plus que les immeubles haussmanni­ens – et c'est ce que j'ai trouvé dans mon quartier. J'ai un palmier, des fleurs, une petite maison de jardin… Dedans, il y a une tondeuse. J'aurais aimé tout fuir, ne jamais avoir à passer la tondeuse, vivre sur un nuage, mais ce n'est pas le bon chemin. Je suis atypique. Alors s'il ne fallait pas que je fasse mon lit, que je me taille la barbe ou que je prenne ne serait-ce

« LE MAUVAIS GOÛT EST PLUS INSPIRANT QUE LE PSEUDO BON GOÛT. »

qu'une douche, je serais fini…

Ton prochain album sera peut-être autour du jardinage ?

Tout sujet est possible ! Après, cette idée d'être domestiqué, c'est le chemin de croix, la condition humaine, la soumission à la vie. Tu ne peux pas vivre si tu ne fais rien… Enfin, il y a des choses que je ne raconte pas mais que je fais pour me dynamiser perso…

Tu ne t’es quand même pas mis au jogging ?

J'ai dû faire trois footings en deux ans… Plus jeune, j'ai vu longtemps un psy et la conclusion de notre giga entretien avait été :

« Bah, faites des feux [de cheminée].» On s'était arrêtés là-dessus. Depuis, je fais des feux ! C'est super, comme quand on est gosse. Mon père était représenta­nt chez Roc, il me rapportait des déodorants Keops, je faisais des chalumeaux avec. Il y avait cette fascinatio­n, qui marche encore sur moi… Si vous voulez un conseil, en voilà un : faites des feux, c'est dément !

Domesticat­ed (Record Makers)

 ??  ?? Pyjama, robe de chambre CHARVET Chapeau MAISON MICHEL Lunettes de soleil CHANEL Colliers en métal doré CHANEL
Pyjama, robe de chambre CHARVET Chapeau MAISON MICHEL Lunettes de soleil CHANEL Colliers en métal doré CHANEL
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France